Longtemps bannies des villes espagnoles, les abeilles réapparaissent à Barcelone dans l’exposition «Beehave», présentée à la Fondation Joan Miró et en différents lieux de la capitale catalane.
Barcelone, correspondance
C’est un fait méconnu que l’apiculture est encore interdite dans la totalité des villes espagnoles. La loi de 1975 sur le travail agricole a rangé l’apiculture dans la catégorie élevage. Dans un effort du régime, encore franquiste à cette date, pour « moderniser » l’Espagne, la même loi avait interdit les vaquerias, ces crèmeries de centre-ville proposant du lait frais directement tiré du pis de la vache. En 2002, un décret royal a durci la règle, stipulant que toute ruche devait être située à au moins 400 mètres hors de la ville. Cette loi est encore en vigueur de nos jours. L’apiculture urbaine, courante dans un grand nombre de villes occidentales (Paris, Berlin, Londres, New York…), est presque impossible à pratiquer en Espagne.
Pour Beehave, une exposition qui réunit des œuvres d’artistes, des projets de scientifiques et de laboratoires de recherche sur les abeilles, la commissaire Martina Millà a dû remplir une paperasserie considérable avant de pouvoir installer une ruche sur le toit de la Fondation Joan Miró à Barcelone. Elle évoque « la prise de conscience croissante que les abeilles, ces pollinisatrices extraordinaires, aussi méconnues que redoutées, souffrent d’une crise de survie sévère ». L’exposition déborde du musée avec une série d’interventions urbaines qui reflètent cette exclusion officielle des abeilles et de l’apiculture des villes.
J’ai moi aussi vécu une expérience intéressante avec les abeilles en tant que commissaire d’expo, qui fait curieusement écho au Brexit. En 1990, je présentais l’artiste américain Mark Thompson et Immersion, une vidéo réputée des années 1970 dans laquelle il marche lentement, la tête littéralement recouverte d’un essaim d’abeilles. Mon travail de commissaire dévoué consistait à transporter dans ma voiture, depuis l’Allemagne jusqu’au Royaume-Uni, sa ruche complète, avec cire et abeilles mortes (espérais-je), pour des expositions à Londres, Newcastle et Glasgow. Le Royaume-Uni venait tout juste d’intégrer (enfin !) le marché commun, un vrai soulagement pour tous ceux d’entre nous qui travaillaient dans les arts, et qui à chaque traversée de la Manche étaient obligés de remplir d’interminables formulaires et autres garanties financières d’import-export pour du matériel et autres étranges œuvres d’art. Même si les formulaires n’étaient plus nécessaires, j’ai quand même pris la file rouge, persuadé que j’allais être arrêté à la douane pour transport d’une énorme construction de miel dégoulinant qui rentrait à peine à l’arrière de ma voiture. « Qu’est-ce que c’est ? » m’a demandé le douanier. Moi : « C’est une ruche mais aussi une installation artistique. Voulez-vous l’inspecter ? » Le douanier : « Dégagez ce truc d’ici ! Je ne veux pas me faire piquer. »
La peur des abeilles est d’autant plus intéressante comme première réaction que, d’après les apiculteurs, les essaims perçoivent les émotions des humains proches d’eux. Mark Thompson, qui a consacré sa vie artistique aux abeilles et à l’apiculture, évoque son œuvre séminale dans cette interview au musée d’art de San Francisco (SFMOMA) et raconte à Howard Fried de New Observations : « En tant que sculpteur, Immersion était pour moi une façon d’explorer visuellement les qualités spatiales uniques des abeilles en vol, ce champ d’énergie et cet espace de particules fondamental qui se forment lorsque des milliers d’abeilles s’entremêlent dans le ciel. Les moments les plus choquants du film interviennent quand ma tête est immergée dans cet espace de particules et que l’essaim de quelque 40.000 abeilles recouvre lentement mes contours, en obscurcissant mon visage en 50mn. Puis le film se termine par une nature morte. »
Mark Thompson en conversation avec le critique David Pagel (2009, en anglais):
L’artiste française Luce Moreau, dont Makery vous parlait ici, s’inscrit dans les pas de Mark Thompson, sculptant elle aussi avec les abeilles, et construisant des palaces de cire dans une réflexion sur les utopies sociales.
A Barcelone, l’exposition mélange habilement points de vue artistiques et scientifiques. Par exemple, Anne Marie Maes du laboratoire bruxellois Urban Bee Lab a développé une série de ruches « intelligentes » à travers la ville : « Avec des ingénieurs et scientifiques, on a créé des dispositifs expérimentaux autour de ruches durables augmentées de capteurs et d’algorithmes qui traitent ces données sensorielles pour analyser l’état de la colonie, la qualité du pollen et de la propolis, ainsi que le comportement des abeilles. » Ces « ruches intelligentes » sont reliées progressivement à un réseau européen, et les données sont disponibles ici.
L’œuvre d’Alex Muñoz et Xavi Manzanares, sur le toit, est connectée au site de surveillance abeillère Eixams. Pour suivre en direct le vol et les datas des abeilles.
Le collectif Melliferopolis (Christina Stadlbauer et Ulla Taipale), dans Hommage to Pomona, fait remarquer qu’environ les trois quarts de la production des fruits et légumes comestibles sont en danger, en raison de l’extinction des insectes pollinisateurs. « Les pollinisateurs en disparition nous forcent, nous humains, à féconder à la main les dernières cultures agricoles en fleurs. Les amandes fleurissent, il faut qu’elles soient fécondées, c’est précieux ! De nos mains gantées nous brandissons des pinceaux pour suivre les rituels anciens des insectes, en nous rappelant le goût délicieux des cerises fraîches… »
Ulla Taipale prolonge ce travail au-delà de la galerie avec A Walk on the Other Side dans le cimetière de Poblenou. Selon la mythologie classique, les abeilles ont le pouvoir de voyager entre les royaumes des vivants et des morts. Une application mobile permet aux participants de suivre leur itinéraire et d’écouter des extraits d’écrits de différentes périodes qui contiennent des références à ces insectes.
Plusieurs de ces projets sont visibles dans la ville en tant qu’interventions. Par exemple, la vidéo Miel loca (miel fou) de Joan Bennàssar montre les hallucinations d’un apiculteur mexicain après l’ingestion de miel toxique.
«Miel loca» (miel fou), Joan Bennàssar:
« Au Mexique, les abeilles produisent du miel vénéneux à cause de son contenu élevé en produits chimiques agricoles. Dans ces hallucinations kaléidoscopiques, on voit la transformation des matériaux plastique utilisés dans l’architecture expérimentale des années 1950 jusqu’à la fantasmagorie de la chimie agricole d’aujourd’hui. »
En visitant ces différentes interventions dans une ville où l’apiculture est interdite, on se rappelle les écrits du penseur italien du XIIIème siècle Brunetto Latini : « Malgré le fait que chaque abeille s’efforce de faire de son mieux selon ses capacités, il n’y a ni jalousie ni haine entre elles… Elles piquent très fort avec leur dard, mais ne font de mal à personne, sinon pour se venger ou de crainte qu’on leur vole leur miel. »
Voir la liste complète de tous les événements et installations de «Beehave», jusqu’au 17 juin à Barcelone