Alors comme ça, on veut quitter Facebook?
Publié le 27 mars 2018 par Elsa Ferreira
L’affaire Cambridge Analytica fait vaciller le réseau social. Quelle stratégie adopter après ces révélations: supprimer son compte, exiger ses datas, passer au libre?
On savait qu’il y avait du rififi chez Facebook. Mais alors là, c’est le pompon. Depuis que The Guardian, The Observer et le New York Times ont révélé les pratiques plus que douteuses de l’entreprise Cambridge Analytica, la tentation de supprimer Facebook semble être plus grande que jamais dans la communauté aux 2,13 milliards d’amis.
Un mea culpa en page de pub
Reprenons. Le 17 mars, le quotidien britannique The Guardian publie une série d’articles, « les dossiers Cambridge Analytica ». Il révèle, lanceur d’alerte à l’appui, que Cambridge Analytica, l’entreprise qui a travaillé sur la campagne présidentielle de Donald Trump aux Etats-Unis, a récolté les données Facebook de plus de 50 millions de profils. Le tout via une application présentée comme un quizz, qui siphonnait les données de ses utilisateurs et de leurs amis à leur insu.
Deux jours plus tard, la chaîne britannique Channel 4 révèle avoir enregistré un cadre de Cambridge Analytica qui affirme avoir eu recours au chantage et aux coups montés pour faire basculer les élections américaines. Le 24 mars, un autre lanceur d’alerte affirme que l’entreprise a travaillé sur la campagne pour le Brexit et aurait eu un « rôle crucial » sur le référendum. Il devient évident que Facebook a laissé l’accès à nos données à des milliers de développeurs sans garder aucun contrôle, ni même un œil, sur ce qu’ils en faisaient après. Bref. Terminé le « rien à cacher », le monde entier réalise que nos données les plus privées sont dans la nature et utilisées à plutôt mauvais escient. Pas seulement pour nous vendre des pots de yaourt mais pour changer le cours d’une élection démocratique…
Chez Facebook, que ces révélations éclaboussent économiquement, Mark Zuckerberg est obligé de sortir de son habituelle très grande discrétion. Sur Facebook d’abord. Puis sur CNN. En achetant une page de pub dans les principaux journaux anglais et américains pour y imprimer ses excuses enfin. « Nous avons la responsabilité de protéger vos informations. Si nous ne pouvons pas, nous ne les méritons pas », confesse l’entrepreneur aux plus de 40 milliards de dollars de chiffre d’affaires.
Pas sûr que cela suffise. Le mouvement #DeleteFacebook se propage avec des soutiens de haute volée (Elon Musk a supprimé les pages Facebook de SpaceX et Tesla) et parfois inattendus (Brian Acton, fondateur de WhatsApp, propriété de Facebook depuis 2014). Dans les faits, difficile de savoir combien de personnes ont franchi le pas. « Je ne crois pas avoir observé un nombre significatif de passages à l’acte mais, vous savez, ce n’est pas bon », a reconnu « Zuck » dans le New York Times.
Le mal est fait… L’attention du plus grand public se porte soudain sur ces alternatives aux Gafam et à un Web centralisé, propriétaire et basé sur l’aspiration (et la revente) massive de données. Ça tombe bien, les idées sont là qui n’attendaient que vous/nous pour devenir de nouveaux usages de masse ! Tentative de donner un sens à tout ce bazar.
Worth reading back over Facebook’s promises 8 years ago, specifically these.
Of course they were lying. Their business model demands they violate these promises. If you keep using Facebook now, you’ll have no one to blame but yourself. #deletefacebook https://t.co/AT2GRgH4CR pic.twitter.com/hD437gNYsh
— Kevin Smith (@_KevinSmith) March 25, 2018
« Evidemment que Facebook nous a menti », explique sur Twitter un développeur américain, qui exhume une tribune de Marc Zuckerberg dans le Washington Post en 2010, promettant : « nous ne donnons pas l’accès à vos informations privées aux publicitaires » et « nous ne vendons et ne vendrons jamais vos informations à qui que ce soit ».
1 – Réaliser l’étendue des dégâts (ou la pointe de l’iceberg)
Dans une rupture, la première étape, c’est la prise de conscience (ou quelque chose comme ça, selon les magazines féminins). Depuis le scandale Cambridge Analytica, on voit fleurir les appels à télécharger nos données, histoire de voir. Attention, ça prend de la place.
L’affaire est plutôt simple. Il vous suffit d’aller sur Facebook, d’aller dans les paramètres généraux du compte. Puis télécharger une copie en bas à gauche.
On reçoit ensuite des fichiers, dont quelques Mo pour conserver l’intégralité de ses échanges sur Messenger. La page « publicité » vaut aussi le coup d’œil, qui présente les publicités qu’on a consultées et les annonceurs qui ont nos coordonnées. La partie « historique personnel », accessible juste au-dessus de « paramètres » retrace toutes nos interactions, likes, commentaires, pokes depuis notre inscription sur Facebook.
A première vue pourtant, ce n’est pas tant que ça. Il faut dire qu’à Makery, on a l’habitude de se faire des frayeurs – comme avec la moulinette d’Albertine Meunier, qui permet d’extraire notre historique de recherche sur le moteur Google. Vous pouvez aussi essayer sur Google Map : l’effet de sidération est garanti.
Ce « pas tant que ça » est d’ailleurs un vrai problème, remarque Olivier Auber, artiste et chercheur français spécialiste des réseaux sociaux. Impossible de récupérer via Facebook les liens contenus dans vos posts, les liens sauvegardés, ni même les discussions en commentaires. « C’est une découverte qui m’a vraiment perturbé, explique le chercheur qui a quitté le réseau de 2007 à 2011 et explique sa démarche sur son blog. Entre chercheurs, nous avons pris l’habitude de discuter sur Facebook. C’est une partie essentielle de notre activité. » Si vous faites votre documentation sur Facebook, en quittant le réseau, vous perdez donc votre travail, conclut le chercheur.
D’autant que Facebook a probablement bien plus que ce qu’il veut bien nous donner. En 2010, un étudiant en droit a demandé à recevoir ses données. Facebook a été « assez idiot » pour répondre positivement et envoyer un PDF de 1.200 pages.
Il s'agit des donnes brutes, pas celles extrapolées. Ils sont en mesure de déduire énormément de choses dont nous-mêmes ne pouvons pas nous souvenir.
— Infos-Réseaux.com (@InfosReseaux) March 26, 2018
2 – Faire payer Facebook (ou le contraire?)
Puisque nos données ont de la valeur, Facebook va cracher au bassinet. Et si l’administratif vous donne de l’urticaire, pas de panique, Oliver Auber a préparé la facture, ne reste plus qu’à remplir. 350.000$, a calculé le chercheur qui passe en moyenne deux heures par jour sur Facebook depuis sept ans, dont plus de la moitié pour raison professionnelle.
Pour Auber, #Balancetafacture est une façon d’attirer l’attention sur le Digital Labor, une notion qu’ont notamment popularisée Antonio Casilli et Dominique Cardon avec leur livre Qu’est-ce que le digital labor ? et qui vise toutes les microtâches effectuées sur Internet gratuitement (comme entrer des captchas qui servent à la numérisation des livres par Google) ou pour de très faibles rémunérations (comme Amazon Mechanical Turk).
Olivier Auber ne pense pas pour autant qu’on doive vraiment faire payer ses données aux Gafam. L’idée a d’ailleurs été au centre d’un farouche débat en début d’année après qu’un collectif, dont l’ancienne dirigeante du Medef ou l’écrivain Alexandre Jardin, ont appelé à monétiser nos données. Mais les vendre, c’est déjà accepter qu’elles servent à des objectifs marchands. « Facebook n’est pas légitime pour gérer la conversation et la mémoire collective. C’est donc une fausse solution de leur vendre nos données », estime le chercheur.
Est-ce à nous de mettre la main à la poche ? C’est la solution caricaturale adoptée par Louis Barclay. En septembre 2017, cet entrepreneur lançait Nudge, une application qui permet de « dé-suivre » l’intégralité des pages et personnes sur Facebook et d’obtenir un « feed » vide (puisque plus de contenus = plus de publicité). Pour se faire pardonner, il envoyait une lettre à Mark Zuckerberg avec 20$ de dédommagement.
3 – Analyser ses données
Après les révélations sur Cambridge Analytica, Dylan McKay a lui aussi téléchargé ses données. Et découvert : « Il y a l’historique entier de mes appels avec la mère de mon compagnon. ».
Downloaded my facebook data as a ZIP file
Somehow it has my entire call history with my partner's mum pic.twitter.com/CIRUguf4vD
— Dylan McKay (@dylanmckaynz) March 21, 2018
La pratique, répandue, était connue : pour faire des recommandations d’amis, Facebook utilise nos contacts téléphoniques. (Sans doute pire, Facebook a utilisé pendant un moment la localisation de votre téléphone pour ces fameuses recommandations…)
Pour vérifier si vos métadonnées ont été conservées par Facebook, rendez-vous sur l’onglet « contact » de votre dossier téléchargé un peu plus haut. Si vous souhaitez faire parler ces données, Dylan McKay a écrit un script pour révéler les statistiques contenues : nombre d’appels, date et durée… Vous êtes prévenus.
3bis – et reprendre (un peu) de contrôle
Vous pouvez annuler le partage de contacts avec Facebook. Pour cela, visiter la page des invitations et contacts importés.
Vous pouvez aussi empêcher vos données d’être transférées via l’interface de programmation (API) de Facebook, et donc aux applications tierces d’y avoir accès. Pour cela, on vous recommande de suivre le guide de l’Electronic Frontier Foundation, l’association de défense des libertés numériques. (Pour les non-anglophones, voici le chemin à suivre : paramètres > applications > applications, site web et modules > désactiver la plateforme.)
A noter tout de même qu’une fois cette opération faite, vous ne pourrez plus vous connecter à ces services via votre page Facebook.
Vous pouvez également éditer les infos accessibles sous l’onglet « Applications que d’autres utilisent ».
4 – Alors comme ça, on veut quitter Facebook?
Vous avez pris la courageuse décision de quitter la page bleue. Grand bien vous fasse. Il vous faudra donc suivre quelques étapes simples (expliquées ici par exemple) et adieu la surveillance généralisée (si seulement…).
Les posters de l’artiste Jeremy Deller dans les rues de Londres ce week-end:
A post shared by Hyperallergic (@hyperallergic) on
Il vous faudra tout de même vous armer de patience et de persévérance. Olivier Auber essaie de sortir du réseau depuis janvier. Il a déjà tenté l’expérience entre 2007 et 2011, puis est revenu sous forme de « cobaye consentant un poil rebelle » pour documenter la bête depuis l’intérieur. Cette fois, il en a assez vu et a décidé de repartir. Non sans expliquer sa démarche à ses nombreux contacts, par messages privés si possible. « Au bout de deux cents environ, cet enfoiré de FB m’a demandé de taper un captcha à chaque message, explique-t-il sur son blog. Maintenant il fait comme si j’étais bloqué pour les DM, même avec les gens avec lesquels j’ai déjà eu des conversations récentes… Je vous le dis mes chers cobayes, vos amis ne vous appartiennent pas… » En tout état de cause, il ne partira pas avant que Facebook lui rende ses données « et qu’elles soient exploitables sur la plateforme de mon choix ».
Le hashtag #DeleteFacebook a attiré des dizaines de milliers de mentions à travers le monde. Ce qui ne veut pas dire que tous ceux qui l’ont utilisé quitteront Facebook… Il y a même des voix pour rappeler que quitter Facebook est un luxe que beaucoup ne peuvent s’offrir.
5 – Un nouvel hôte pour nos clavardages
Cela fait pourtant plusieurs années que des réseaux alternatifs se développent. Il y a un peu plus d’un an, on vous parlait de Dégooglisons Internet, une initiative de l’association libriste Framasoft qui consiste à offrir des alternatives libres aux outils les plus populaires du Web. Les partisans de l’open source préfèrent se retrouver sur le réseau Diaspora et en particulier sur le nœud Framasphère. Les plus prudents (et pointus) suivront la méthode Snowden, dont on vous expliquait comment elle permet de sécuriser ses données.
On citera aussi Mastodon, alternative libre et décentralisée à Twitter, qui enregistre quatre fois plus de nouveaux utilisateurs depuis les révélations de Cambridge Analytica, selon son créateur Eugen Rochko. Le service, créé en avril 2017, compte désormais 1,1 million d’utilisateurs.
Il y a aussi des alternatives plus glam (désolée, chers libristes, l’esthétique normcore n’est pas pour tout le monde), comme Ello, annoncé en 2014 comme un « tueur de Facebook » et qui finalement trouve sa place comme plateforme de partage de projets créatifs. Ou bien Seenthis, plateforme de micro-blogging française au code source ouvert.
6 – Sommes nous prêts pour un nouveau modèle?
Il va y avoir du sport. Si la page bleue est dans la tourmente, tout l’écosystème Facebook pourrait être touché avec en tête Instagram (racheté en 2012 pour environ 1 milliard de dollars) et WhatsApp (racheté en 2014 pour 19 milliards de dollars)…
Facebook n’est pas non plus le seul à avoir mis la main dans le pot de miel de données. Le 22 mars, quatre membres de la Quadrature du Net ont déposé plainte contre leurs opérateurs de téléphonie mobile (Free Mobile, Orange, Bouygues Telecom, SFR). Ils avaient demandé l’accès à leurs données personnelles conservées mais n’ont reçu que des réponses incomplètes, une fin de non-recevoir ou carrément pas de réponse. La conservation des données est une « obligation légale » rappelle volontiers le PDG d’Orange Stéphane Richard.
Orange collecte des données personnelles : "Il y a une grande différence entre des acteurs comme Facebook et nous : nous, les données, on en fait rien !", dit @SRichard de @Orange #E1Matin pic.twitter.com/dqsieDkto2
— Europe 1 (@Europe1) March 22, 2018
Se défendant de faire comme Facebook. Sauf qu’Orange exploite bien les données de ses abonnés via des offres comme Flux Vision, rappelle 01net.
L’Europe pourrait-elle être la réponse ? En mai 2017, un consortium de quatorze partenaires européens, dont Arduino, le CNRS ou la ville d’Amsterdam, avec à sa tête un conseil consultatif prestigieux (l’écrivain Evgeny Morozov, le membre du Chaos Computer Club Andy Müller-Maguhn…), a lancé Decode, un projet européen pour permettre aux citoyens de prendre le contrôle de leur données et de choisir de les garder privées ou de les partager pour le bien public.
En savoir plus : retrouvez tous les articles du «Guardian» sur le sujet ; découvrez ce guide simple pour une navigation (relativement) saine ; et lisez cet article de Motherboard expliquant pourquoi Cambridge Analytica est bien pire qu’une faille