«Trans//Border», Nathalie Magnan forever
Publié le 20 mars 2018 par Ewen Chardronnet
Du 16 au 18 mars, le Mucem consacrait trois journées aux «enseignements de Nathalie Magnan», cinéaste et activiste des médias, des cultures LGBT et queer, du cyberféminisme et du postcolonialisme, décédée en 2016.
Marseille, envoyé (très) spécial
Ce n’est déjà pas facile d’écrire un reportage de presse sur un événement auquel on a participé en tant qu’intervenant. Ça l’est encore moins lorsque cet événement est dédié aux enseignements d’une personne dont on a été ami et qui nous a quittés. J’assumerai donc de vous raconter ces quelques jours de Trans//Border à Marseille au travers d’un prisme forcément subjectif.
Après la série d’ateliers au Zinc de la Friche Belle de Mai jusqu’au 15 mars, l’événement a démarré vendredi matin au Mucem. J’avais l’honneur de participer à la première conférence sur les archives de Nathalie Magnan et leur intégration à la BNF. J’avais en effet proposé l’an dernier à Reine Prat, sa compagne, Marie Lechner et Isabelle Carlier, coorganisatrices de l’edit-a-thon Wikipédia qui lui était dédié en septembre et du futur Trans//Border, de créer une datavisualisation de ses archives en ligne.
En utilisant l’outil LibViz développé l’an dernier en coopération avec Ping de Nantes et la Labomedia d’Orléans (on vous en parlait ici), cette datavisualisation permet de naviguer dans les multiples sujets que Nathalie Magnan a abordés, de retrouver les organisations et personnes qu’elle a croisées. LibViz est un traitement en D3.js d’une librairie de méta-données collectées au moyen de l’outil open source Zotero. Constituer une base de données à partir de références en ligne parfois vieilles de vingt ans nécessitait une bonne vue d’ensemble sur le travail de Nathalie Magnan, j’ai cependant découvert au fil de l’intégration des données de nombreux aspects de ses recherches, actions et relations que je ne connaissais pas, ou mal.
Ainsi, certains travaux de Nathalie Magnan, antérieurs à l’Internet, comme ses articles dans Gai Pied Hebdo auquel elle collabora en 1992 quand celui-ci changeait de formule et ouvrait ses colonnes à la culture lesbienne, ne figuraient pas sur le World Wide Web. Il fallut donc les scanner, puis les mettre en ligne sur un site d’archivage, avant de les indexer dans Zotero. Pour introduire la table ronde sur les archives, des doctorantes et doctorants de l’université de Rennes ont d’ailleurs évoqué avec une grande sensibilité comment les articles qu’elle écrivit pour Gai Pied jouèrent un rôle majeur pour la diffusion en France des pensées féministes et queer nord-américaines à cette époque.
Nathalie Magnan était, comme on dit, « en avance » en ce début des années 1990, elle qui venait de passer dix ans aux Etats-Unis. Moi qui étais encore adolescent alors, j’ai écouté vendredi avec une certaine émotion (partagée) les témoignages touchants de Catherine Lord et Catherine Gonnard. Ma première rencontre « in real life » de personnes dont j’avais en amont « zotérisé » et exploré le travail en ligne. C’est par un diaporama que le public entrait dans la vraie vie de Nathalie Magnan.
Cinéaste engagée
Au travers de ce travail d’archives, j’ai (enfin) vu certains films de Nathalie Magnan qui n’étaient tout simplement pas sur Internet avant le travail de Reine Prat et de l’équipe organisatrice de Trans//Border. Lorsqu’on est diplômé de journalisme au milieu des années 1990, que l’on n’est pas vraiment satisfait de l’état des lieux de la sphère médiatique, que l’Internet émergent apparaît comme une promesse, tomber sur le travail d’une activiste des télés alternatives et une théoricienne des médias comme Nathalie Magnan est une vraie bouffée d’oxygène. On se dit qu’il est possible de faire des choses, avec un peu d’obstination. Qualité dont elle était pourvue !
Nathalie Magnan a notamment participé à la réalisation de nombreux essais télévisés au sein de collectifs américains comme Paper Tiger Television ou Deep Dish TV, puis pour L’Œil du cyclone, l’émission hallucinée de Canal+. On peut par exemple retenir sa collaboration en tant que scénariste en 1995 sur Gringo in Mananaland de Dee Dee Halleck, un documentaire explorant l’image caricaturale véhiculée sur les Cubains et Américains du Sud par le cinéma hollywoodien ou la télévision américaine en général.
«Gringo in Mananaland», Dee Dee Halleck et Nathalie Magnan, 1995 (en anglais, sous-titré en espagnol):
Ou encore cet essai télévisuel sur la rumeur réalisé en 1996 pour L’Œil du Cyclone et qui préfigure déjà l’ère des « fake news » (27′).
L’œil du cyclone, «Y’a pas de fumée sans feu, et en plus c’est vrai», réal. Nathalie Magnan (juin 1996):
Cyberféminisme et médias tactiques
Une autre dimension passionnante fut le mouvement cyberféministe des années 1990. J’ai plongé via la dataviz dans les ramifications de l’important Premier congrès international cyberféministe organisé à la Documenta X de Kassel en Allemagne en 1997, et dans les travaux pionniers de VNS Matrix, Sadie Plant, Cornelia Sollfrank, Shu Lea Cheang (dont l’absence à Trans//Border a été regrettée) ou encore de Kathy Rae Huffman avec qui Nathalie Magnan avait coorganisé l’événement de la liste cyberféministe Faces à Paris en 2000.
Une autre dimension défendue par Nathalie Magnan fut l’émergence à partir de 1996 du mouvement des « médias tactiques », soit la diffusion activiste d’informations, rendue possible par l’usage des premiers caméscopes, des télévisions publiques et des débuts de l’Internet et du Web. Geert Lovink, l’un des inventeurs du terme qui intervenait samedi matin à Trans//Border, distingue cependant les médias tactiques des médias alternatifs des générations précédentes. Ce « terme au sens délibérément vague est un outil pour créer “des zones de consensus temporaire” sur la base d’alliances inattendues et temporaires de hackers, d’artistes, de critiques, de journalistes et d’activistes. »
C’est à cette époque que j’ai découvert avec enthousiasme les médias tactiques et me suis engagé dans l’exploration de ce réseau international au travers notamment de World-Information.Org. C’est grâce au livre Connexions : art, réseaux, média, qu’elle avait codirigé avec Annick Bureaud en 2002, que j’ai fini par rencontrer Nathalie Magnan, qui animait alors la liste francophone du réseau Nettime et coorganisait les rendez-vous Zelig d’activistes des médias autonomes. Bon nombre d’entre eux étaient d’ailleurs présents samedi au Mucem, à l’invitation de Peggy Pierrot et Philippe Rivière, pour témoigner de ces temps révolus d’avant les réseaux sociaux et stimuler de nouvelles vocations d’hacktivistes à l’époque des scandales d’opérations psychologiques menées à grande échelle à partir de la captation des données sur Facebook ou ailleurs.
Transmettre, inlassablement
Parmi les participants de Trans//Border, tous s’accordaient pour témoigner que Nathalie Magnan nous a appris beaucoup, passionnée de transmission qu’elle était. Transmettre en enseignant : elle exerça pendant près de vingt années dans les écoles d’art de Paris, Dijon et Bourges. Transmettre en étudiant : aux Etats-Unis, dans les années 1980 dans l’état de New York puis à l’université de Santa Cruz en Californie où elle fera des rencontres déterminantes, Teresa de Lauretis au département des Women Studies de l’université de Santa Cruz, l’initiatrice de l’expression « théorie queer », puis Donna Haraway au département History of Consciousness, dont elle deviendra l’assistante. Elle réalise en 1987 pour Paper Tiger Television le documentaire vidéo expérimental devenu célèbre, Donna Haraway Reads ‘The National Geographic’ on Primates.
«Donna Haraway Reads ‘The National Geographic’ on Primates», Nathalie Magnan, Paper Tiger TV, 1987 (en anglais):
Elle n’a jamais cessé d’œuvrer à la diffusion de la parole de ces intellectuelles américaines en France, traduisant notamment le Manifeste cyborg et d’autres essais de Donna Haraway avec Laurence Allard et Delphine Gardey.
Dans la dernière décennie de sa vie, la transmission sera plus que jamais le cœur du travail de Nathalie Magnan, une personne qui n’était pas du genre à ramener son curriculum en avant, consacrant toute son énergie à son rôle d’activiste et de passeuse, à l’esprit collectif.
Sailing for geeks
Une dimension collective qu’on retrouve en particulier dans le goût pour la navigation à la voile de cette Marseillaise. Elle nous poussera d’ailleurs à lâcher les ordinateurs dans ces années d’intense cyberactivisme sur le Web et de guerre contre le terrorisme du début du millénaire, pour Sailing for Geeks. D’abord en 2004 en Finlande, à l’occasion du symposium international des arts électroniques ISEA, qu’elle initia avec Valentin Lacambre, le pionnier du web indépendant en France, fondateur de altern.org et de gandi.net. Alors témoin de cette première expérience baltique, j’avais proposé à Nathalie Magnan de mener une navigation en 2005 pour la seconde édition du festival Fadaiat: freedom of movement, freedom of knowledge à Tarifa en Espagne et Tanger au Maroc, événement organisé par de multiples collectifs espagnols (dont Indymedia Estrecho) et marocains (comme Pateras de la vida à Larache) en réponse aux premières crises des traversées de migrants sur embarcations de fortune.
«Sailing for Geeks 2», Nathalie Magnan, 2005 (montage Ewen Chardronnet et Isabelle Carlier, 2018):
Dans les nombreuses discussions pour préparer ce projet, l’idée émergea de mener une navigation test à bord d’un voilier qui serait en communication radio et radar avec la station sémaphore de fortune que voulait installer l’équipe slovène de Projekt Atol et Makrolab dans le château de Tarifa où se tenait le festival. L’idée était de mener pendant une semaine une préfiguration d’un projet d’observatoire technologique permanent du détroit animé par des acteurs indépendants de la société civile. Le projet était porté par les architectes du collectif Hackitectura autour de l’avenir d’un bâtiment abandonné sur la côte. Pablo de Soto de Hackitectura, Jacques Servin des Yes Men, Nicola Triscott de Arts Catalyst, moi-même et bien d’autres ont témoigné ce week-end au Mucem de ce moment particulier.
Le projet d’observatoire permanent n’a pas abouti, mais cette navigation entre Gibraltar, Ceuta, Tarifa et Tanger en compagnie de Nathalie Magnan restera. La journée sur la frontière technologique de la Méditerranée organisée par Trans//Border et Isabelle Arvers de l’Anti-Atlas des Frontières au Mucem vendredi a relancé ces volontés d’agir. Les intervenants de SOS Méditerranée, Watch the Med ou de Time’s Up, Seed Journey et des Yes Men ont encouragé à ne pas se décourager ! Qui sait, peut-être un Sailing for Geeks 3 et un observatoire côtier et citoyen des migrations seront-ils organisés dans le futur.
En symbiose avec Nathalie
Trans//Border n’a pas oublié de souligner l’orientation écologique prise ces dernières années par les multiples connexions amicales de Nathalie Magnan. Le Mucem proposait ainsi la projection de Goodbye Gauley Mountain d’Annie Sprinkle et Beth Stephens, un film issu du mouvement écosexuel que Paul B. Preciado, Erik Noulette et Isabelle Carlier ont introduit devant une salle comble.
Dimanche enfin, en conclusion de ce rendez-vous « femmage » (contre-point à l’hommage) selon les termes de la philosophe Vinciane Despret, se sont tenues des discussions « very symbiotic » autour de nos relations aux morts, des derniers écrits de Donna Haraway sur le Chthulucène, de l’écoféminisme, de la théorie endosymbiotique de l’évolution de Lynn Margulis et du perspectivisme amazonien. Belle manière de conclure que cette table ronde coordonnée par l’artiste Chloé Desmoineaux, une « bébé Magnan » comme elle se qualifiait elle-même – elle a été son étudiante à Bourges.
Le site internet de Nathalie Magnan édité pour «Trans//Border»