Le «Letatlin» reprend son vol
Publié le 20 février 2018 par Ewen Chardronnet
Oubliée, retrouvée, restaurée, la machine à voler de Tatline reprend sa place dans l’art à Moscou. Miha Turšič, qui l’a identifiée dans un musée militaire russe, raconte sa renaissance.
Galerie Tretiakov, le plus grand musée de Moscou, début décembre 2017, quelques semaines après le centenaire de la révolution bolchévique. Le musée du parc Gorki, qui possède une des collections les plus importantes du monde, annonce un événement exceptionnel dans l’histoire de l’art, mais aussi du rêve de vol humain : la machine volante Letatlin de Vladimir Tatline fait son apparition dans les salles réservées à l’art du XXème siècle.
L’ornithoptère conçu par Tatline dans les années 1929-1932 avait disparu des radars. Depuis vingt ans, il était plus ou moins à l’abandon dans un hangar du musée central des Forces aériennes de la Fédération de Russie de Monino, à proximité de la Cité des étoiles, le centre d’entraînement des cosmonautes Youri-Gagarine à une cinquantaine de kilomètres de Moscou. C’est l’équipe du KSEVT, le Centre de culture spatiale de Slovénie (dont on vous a déjà parlé) qui, un jour d’avril 2014, lors d’une visite protocolaire au musée de Monino, est tombée par hasard sur la machine dans un état précaire et a lancé l’alerte. Tel un phœnix renaissant de ses cendres, la machine restaurée plane aujourd’hui dans la collection de la galerie Tretiakov.
Une machine poétique
Le mot Letatlin est formé du verbe letat (voler), associé au nom de son créateur, Tatline. Dans les années stalinistes, Tatline, un des artistes majeurs du mouvement constructiviste des années révolutionnaires soviétiques qui avait été jusqu’à imaginer une tour de 400m de haut comme monument à la Troisième Internationale, s’échappait dans un rêve ultime : voler. Il concevait son ornithoptère comme une machine organique inspirée des oiseaux et affirmait la nécessité de penser l’avenir du vol humain selon des critères biomécaniques et organiques.
Peu rationnel, ne volant pas vraiment, évoquant plus Icare et Léonard de Vinci que l’aviation de son temps, le Letatlin était un projet que son auteur présentait sérieusement comme un objet de consommation domestique pour l’homme soviétique nouvellement forgé, qui donnerait aux masses l’accès à un équipement de vol abordable et rendrait les déplacements aériens aussi courants que les balades à vélo. Subtilement mystificateur, Tatline déclarait que voler consistait simplement à revenir à une expérience humaine ancestrale que l’évolution lui avait fait perdre et qu’il entendait restituer à l’homme moderne. Machine poétique, le Letatlin venait à l’aube des grandes purges du stalinisme rappeler le rêve métaphysique de voler et la dimension onirique des désirs de l’époque, mais également ses échecs et le besoin de s’en évader.
Tatline construisit trois versions de son appareil. C’est le Letatlin n°3 qui a été retrouvé. Il aurait atterri à Molino en 1996 après avoir été endommagé au retour de sa présentation dans une exposition à Athènes et avait été laissé là, abandonné dans le contexte des années compliquées d’après la chute de l’URSS. Si son arrivée vingt ans plus tard à la galerie Tretiakov représente un événement dans la Russie artistique contemporaine, c’est que les avant-gardes artistiques, le rêve de vol et les succès du programme spatial russe comptent parmi les fiertés du post-soviétisme national.
Miha Turšič, directeur du KSEVT jusqu’en 2016, membre du collectif Postgravityart et aujourd’hui chargé de développement de la Waag Society à Amsterdam, a repéré le Letatlin dans les couloirs du musée de Monino en avril 2014. Interview.
Comment avez-vous retrouvé le «Letatlin»?
Nous travaillons depuis une vingtaine d’années avec le centre d’entraînement des cosmonautes. Il faut comprendre que le musée de Monino est un musée militaire et qu’il n’est pas si facile de le visiter. Le département des affaires étrangères de la Cité des étoiles voulait nous y amener depuis longtemps pour nous montrer le plus gros avion, le plus grand hélicoptère, l’avion le plus rapide, et bien d’autres machines volantes légendaires. Un jour de février 2014, ils nous ont emmené dans la partie historique où l’on peut voir les machines volantes des pionniers, les Russes s’étant engagés très tôt dans l’aéronautique.
Pendant que le groupe discutait, j’ai pris de l’avance, me perdant un peu dans les allées du musée, et soudain je me suis trouvé nez à nez avec une machine qui ressemblait à un avion mais qui n’en était pas un. J’étais familier du Letatlin, dans la mesure où nous avions, pour quelques-uns de nos projets, extrait des éléments de son design aux aspects organiques. Et là, je l’avais en face de moi ! Ce fut une énorme surprise. Nous avons immédiatement demandé s’ils savaient ce qu’ils avaient là, l’une des œuvres les plus iconiques de l’art du XXème siècle. Ils nous ont dit : “Oui, il s’agit d’un vieil artiste russe qui construisait des sortes d’engins à voler à la manière de Léonard de Vinci.” Ils ne se rendaient pas compte de l’importance de l’œuvre qu’ils avaient là. Ils la considéraient tout au plus comme une machine à voler expérimentale qui n’avait jamais volé. Ils venaient de la sortir un an plus tôt des entrepôts du musée, où elle traînait en pièces détachées dans un coin, dégradée, vraiment abîmée, et ils l’avaient réassemblée pour la suspendre dans cette section de leur musée.
Sans aucune mention de son auteur?
Si, il y avait la mention de Tatline, mais sans aucun contexte. Ils savaient seulement qu’il en avait construit deux ou trois, qu’il avait effectué un test de vol qui n’avait pas marché. Ils ne savaient rien de la pertinence de l’objet, le montraient comme quelque chose d’intéressant correspondant aux premières années de l’aviation, sans connaissance de sa valeur artistique. Nous avons été assez rapidement gagnés par le stress de voir une telle œuvre d’art dans cet état et avons commencé à réfléchir à quoi faire pour y remédier. Il paraissait évident qu’une rénovation était nécessaire et nous nous sommes demandés comment faire pour que le Letatlin soit transféré dans un contexte artistique.
Comment avez-vous fait pour qu’il soit restauré?
Lors de notre visite suivante, la même année, nous avons effectué plusieurs démarches pour trouver le moyen de le rénover, que ce soit en Russie ou hors de Russie. Nous avons même imaginé le ramener en Slovénie ou en Croatie. Je me souviens aussi avoir fait la visite avec un expert de l’aviation de l’Académie des sciences de Russie, de manière à ce qu’il comprenne à quel genre d’objet nous avions affaire. L’histoire a fait son chemin et le musée de Monino et la galerie Tretiakov ont finalement trouvé un accord pour sa rénovation. Nous nous sommes rendus à Moscou fin décembre 2017 pour rencontrer la conservatrice du musée et avons eu la satisfaction de le voir exposé dans la collection de l’art du XXème siècle. Le Letatlin a enfin trouvé le lieu parfait pour sa présentation au public.
Pourquoi est-il si important selon vous?
Dans l’esprit, il est peut-être ce qui est le plus proche de notre projet de satellite artistique en développement avec Postgravityart. La compréhension de la position de l’humain dans le contexte technologique spatial est aujourd’hui cruciale. Letatlin, avec ses formes organiques, est aussi important pour la cosmonautique que pour l’art des avant-gardes. Avec cette machine, Tatline questionnait aussi la biomécanique humaine et la manière dont nous fonctionnons dans notre environnement. Il soulève la question : qu’est-ce que cela signifie d’être humain ?
Miha Turšič coordonne le workshop spatial «Out of the Cradle» à la Waag Society le 27 février