Bela, un Raspberry Pi à quelques millièmes de seconde près
Publié le 6 février 2018 par Elsa Ferreira
Parfois, tout se joue à quelques millièmes de seconde. La preuve avec Bela, un nano-ordinateur qui traite les signaux audio et les capteurs avec une latence ultrabasse. Pour oreilles musicales, mais pas que.
Londres, de notre correspondante
Pour comprendre Bela, il faut le comparer à d’autres systèmes disponibles sur le marché. Raspberry Pi d’abord, qui comme Bela est un nano-ordinateur. A ceci près, explique Giulio Moro, l’un des développeurs de ce projet britannique, que Rasbperry Pi n’a pas de haut-parleurs intégrés ou d’entrées analogiques. On ne peut donc pas, par exemple, y brancher de potentiomètres ou d’autres éléments essentiels pour un instrument DiY comme des micros, à moins d’en passer par des extensions.
Arduino ensuite, qui, lui, permet de brancher toutes sortes de capteurs et outils analogiques. Sauf que lui non plus n’a pas de haut-parleurs intégrés et qu’il faut le relier à un ordinateur pour faire marcher un instrument, rétorque Giulio. Ce qui est « cher, encombrant et enclin aux défaillances ». Dans le cas d’une installation sonore, difficile en effet de laisser son ordinateur tourner dans un coin le temps de l’exposition.
Surtout, ces deux systèmes sont relativement lents. A cause de leur connectivité – les deux ont besoin d’être branchés à des extensions pour faire tourner un instrument de musique – et parce que, contrairement à Bela, la latence du système audio n’est pas la priorité de leurs fabricants.
« Il faut regarder les pires performances. Dans l’ensemble, ça ira mais lorsque l’ordinateur est occupé à faire autre chose, il y aura des glitchs dans l’audio. Nous avons fait en sorte que notre système marche toujours. L’audio est une priorité haute, même si c’est aux dépens d’autres fonctionnalités. C’est ce qu’on appelle le système temps réel. »
Latence et constance
Bela repose sur deux technologies existantes. Côté hardware, BeagleBone Black, un ordinateur intégré open source. Bela vient ainsi se greffer à la plateforme pour lui ajouter les connectiques. Côté software, Xenomai, une extension de système temps réel sur Linux qui permet de définir les priorités de fonctionnement du système – ici, donc, le signal audio.
On aura donc un gain non seulement de rapidité de traitement du signal (0,1 milliseconde), mais aussi de constance. Un élément important dans la perception de la musique, même pour oreilles non averties, explique Giulio Moro. L’étudiant chercheur Robert Jack a étudié les effets de la latence sur la perception de qualité de l’instrument. « Ce qui est intéressant, poursuit le développeur de Bela, c’est que si les sujets ne percevaient pas nécessairement de différence entre une latence de 0 ou 10 millisecondes, les variations agissaient de manière négative sur la perception de l’instrument. Les sujets percevaient un signal avec 10 millisecondes avec des variations, que l’on appelle “instabilités” (gigue, ou jitter en anglais), comme étant aussi mauvais qu’un signal avec 20 millisecondes de latence. »
Kickstarter en quatre heures
Le travail pour mettre au point Bela a commencé en 2014. A l’époque, les étudiants Victor Zappi et Andrew McPherson se lancent dans un projet d’instrument à hacker. « Ils sont partis du circuit bending, raconte Moro. Sauf que c’est compliqué avec un instrument numérique parce que tout est dans la puce. Ils ont donc décidé de déconstruire la partie logicielle, ce qui est dans le “circuit virtuel”, et de la placer sur une planche de prototypage. »
Le résultat est la D-Box, un instrument qui se joue en se hackant, et qui détermine les besoins du mini-ordinateur qui doit le faire fonctionner : il devra avoir des haut-parleurs intégrés, beaucoup d’entrées et de sorties de signaux et être très rapide. Le projet Bela est lancé.
Démo de la D-Box (2014):c
Développé au sein d’Augmented Instruments Laboratory, le laboratoire des instruments augmentés affilié au Centre pour la musique numérique de l’université Queen Mary de Londres, Bela a évolué au fil des projets. L’environnement de développement est ainsi mis au point lorsque l’un des étudiants qui gravitent autour du projet (une dizaine) a besoin de visualiser son signal audio. Le langage Pure Data est ajouté à l’occasion d’une réflexion pour remplacer les accessoires des bruitistes par des sons numériques tout en gardant l’expressivité, explique Moro. « Bela n’a jamais été un projet de recherche ou de doctorat. Ça a toujours été un projet parallèle. »
Jusqu’en 2016, les étudiants utilisaient Bela en interne et organisaient de temps en temps des ateliers pour montrer les appareils qu’ils avaient conçus grâce à la plateforme. Le 29 février 2016, ils ouvrent une campagne Kickstarter pour lancer la production. En quatre heures, ils atteignent leur but – plutôt modeste – de 5.000£ (5.645€). En un mois, ils explosent le compteur avec 54.000£ récoltées (60.970€). « Nous sommes plutôt bien établis dans la communauté des nouveaux instruments, explique modestement Moro. Et c’est un outil utile. » En octobre 2016, ils lancent l’entreprise Augmented Instruments Limited et commencent à commercialiser le produit.
Son binaural et VR
Depuis, la petite entreprise tourne. Augmented Instruments Ltd a vendu 1.000 à 1.500 Bela (à 140£ le starter kit, soit 158€) et s’apprête à lancer un nouveau produit. L’équipe a aussi reçu des bourses, 25.000£ de la part d’Innovate UK (28.226€) et 9.000£ de l’université (10.161€), qui vont permettre de créer des activités pour les enfants et les makers débutants.
Rendre le produit plus accessible mais aussi étendre ses utilisations. Après la musique, c’est la communauté du e-textile qui se lance à l’assaut du nano-ordinateur intégré, sous l’impulsion de Rebecca Stewart. Cette enseignante à l’école d’ingénierie de sciences informatiques de l’université Queen Mary utilise Bela dans des wearables dans le cadre de performances live. « D’habitude, on place des capteurs sur le corps des artistes ou danseurs et le signal doit être envoyé à un ordinateur pour être traduit en audio. Ce qui est intéressant ici, c’est que les haut-parleurs sont placés directement sur le corps, et on n’a pas à se demander de quel artiste le son vient. »
Elle utilise aussi la basse latence qu’offre Bela pour explorer le son binaural, ce procédé qui transmet les sons de manière plus réaliste en retranscrivant les informations de localisation, une expérience qui trouve une application particulière dans la réalité virtuelle notamment. « Bela est assez puissant pour faire fonctionner le son binaural et la très basse latence permet des réponses très rapides. » Son « projet de rêve » ? Sa collaboration en cours avec la compagnie de théâtre immersif ZU-UK pour créer un environnement sonore virtuel dans lequel le visiteur pourra se promener.