A la Machinerie d’Amiens, l’art est dans le fablab (et réciproquement)
Publié le 5 décembre 2017 par Annick Rivoire
Pour fêter son installation, après deux déménagements, dans 800m2 rue de la Vallée, la Machinerie invite les étudiants de la faculté d’art d’Amiens à investir sa toute nouvelle salle d’expo.
Amiens, envoyée spéciale
L’an passé, on avait fait le voyage pour présenter aux étudiants de la faculté d’art d’Amiens le mouvement maker (et Makery), au côté de deux fabmanagers de la Machinerie, le fablab picard. Un an plus tard, le 23 novembre, ces mêmes étudiants et quelques autres ont joliment inauguré l’espace d’exposition des nouveaux locaux du fablab amiénois, au 1 bis rue de la Vallée, à deux pas de la gare. Bouclant la boucle d’une confrontation de pratiques et d’échange de savoirs, comme un rendu à César de ce qu’est la philosophie maker.
L’un des enseignants de l’UFR arts le disait en introduction au vernissage de l’exposition Le lendemain de la machine : « C’est très intéressant que des institutions comme les universités et le conservatoire soient partie prenante de ces initiatives des tiers-lieux. » Et Benjamin Lemay, fabmanager, de renchérir : « Un atelier de fabrication numérique s’appuie sur les compétences et l’échange des savoirs avec pour contrepartie que les projets soient documentés en open source. Toute la matière que vous avez produite nous intéresse. »
Ils étaient une centaine à se presser dans la salle d’exposition repeinte en blanc pour l’occasion, à tester les installations de réalité virtuelle (« oulah ça fait trop mal à la tête, ça bouge, c’est la première fois que je mets un casque de VR, c’est pas pour moi ! »), à se faire tatouer virtuellement ou isoler phoniquement, à pénétrer sous la maison de polystyrène pour découvrir le monde d’Ada Lovelace en hologramme, à reconnaître dans leurs boîtes de Pétri des composants électroniques sublimés en bijoux ou « cloîtrés dans la résine » comme l’écrit Ludivine Pellico-Rousseau, étudiante en histoire de l’art qui a réalisé les textes accompagnant l’exposition. Et à admirer les meubles prototypés au lycée des métiers d’ameublement de Saint-Quentin autour du thème du travail collaboratif.
Une expo POC
Aux rencontres ArtFab, dont la première édition se nomme Le lendemain de la machine, l’exposition se présente en forme de preuve de concept (POC). En découvrant la scénographie très réussie, avec ses éléments de polystyrène qui recouvrent les câbles, ses jeux de lumière et de mise en situation où l’on écoute, regarde, est regardé… et la qualité des œuvres présentées, rien n’indique qu’il s’agit d’une exposition d’étudiants. Une POC au sens du prototypage à l’œuvre dans les fablabs, puisqu’elle réussit à mélanger les propositions artistiques et de design, la manière de « faire » dans les tiers-lieux, l’apprentissage de la création ou de la scénographie en faculté d’art ou du design de meubles.
La quarantaine d’étudiants (en arts plastiques, en histoire de l’art, au lycée des métiers d’ameublement de Saint-Quentin) ont réalisé des projets, conçu la scénographie, rédigé les cartels et les notices. Holographie, réalité virtuelle, création sonore et acoustique, impression 3D et mobilier modulable et montable (dont trois projets seront utilisés pour l’espace de coworking de la Machinerie)… les propositions baignent dans la technologie sans pour autant la fétichiser. A la croisée des pratiques et des techniques, Le lendemain de la machine est une entrée en matière réjouissante pour la nouvelle saison du fablab amiénois. Benjamin, en présentant l’espace au vernissage, montre d’ailleurs la frise collaborative à l’entrée de l’espace, qui « formalise la bêtaversion de notre projet associatif, puisque ce sont les gens qui fréquentent le lieu quotidiennement qui viennent l’enrichir ».
Deux déménagements plus tard
Depuis sa création en 2012, dans une pièce de 18m2 au 30 rue Saint Leu (prêtée par l’entreprise de fabrication numérique et jeune entreprise innovante Etoele), le fablab a déménagé deux fois, pour toujours s’agrandir. Depuis cet été, il occupe 800m2 d’une ancienne usine en cartographie (une énorme machine à reproduction indéboulonnable subsiste encore et a été transformée en coin cosy à l’étage). D’une cinquantaine de makers passionnés d’impression 3D et de robotique à ses débuts, il est passé aujourd’hui à 254 adhérents (15€ l’année), compte 8 salariés (dont un contrat en alternance) et 2 contrats civiques, propose un espace pro avec son fabmanager dédié, un espace de coworking, un incubateur et une formation labellisée Grande école du numérique.
Une success-story remarquable dans une ville, Amiens, qui a plutôt fait parler d’elle pour ses conflits interminables témoins de la désindustrialisation (les Conti, Whirlpool…). Certes, Amiens est la ville d’Emmanuel Macron qui y a fondé En marche pendant la campagne présidentielle, mais c’est aussi celle de François Ruffin, l’insoumis auteur du documentaire Merci patron, une ville où le taux de chômage s’établissait à 20,9% en 2014 selon l’Insee.
Terrain difficile et gestion équilibrée
C’est sur ce terrain social plutôt difficile que s’est ancrée la réussite de la Machinerie. Pour Yann Paulmier, qui s’occupe de la gestion administrative et financière (et qu’on a pu lire sur Makery), elle s’explique par la construction pas à pas de la communauté et du projet de fablab d’inclusion sociale. La Machinerie a été à ses débuts propulsée par l’entreprise Etoele, qui a toujours ses bureaux dans les nouveaux locaux et prend en charge les grosses commandes adressées au tiers-lieu. Une gestion équilibrée des ressources prémunit le lab des retournements politiques qu’ont pu connaître d’autres tiers-lieux : le budget annuel tourne autour de 300.000€, répartis à 60% en subventions publiques, « Etat, région et PIA (programme d’investissements d’avenir), mais pas de la ville », explique Yann Paulmier, et 40% « en prestations ».
Les prestations, ce sont d’abord la location des bureaux de l’espace de coworking qui accueille une vingtaine de « designers, architectes, développeurs » (et pourra à terme aller jusqu’à 30 personnes) et la coopérative d’activité et d’emploi Grands Ensemble, puis l’espace pro à l’étage du fablab. Et, depuis un mois, la première formation Artisan numérique, entrepreneur maker, labellisée Grande école du numérique, qui accueille 15 participants pour trois mois de formation au tiers-lieu suivis de trois mois de stage pratique dans des entreprises de l’économie sociale et solidaire. Ici, une majorité sont des personnes en reconversion, « de 21 à 39 ans, dont 4 filles », ajoute Yann Paulmier.
Et enfin, parce que la diversité des activités est aussi une des clés du succès, le lab propose un incubateur, dont la deuxième session, autour de projets d’innovation sociale et de fabrication numérique, est en cours de sélection : « On a reçu 19 candidatures à la date limite du 20 octobre, et on en choisira 6 pour une incubation de trois mois », poursuit Yann Paulmier.
Un beau désordre
« Ce qui a réuni ce collectif, c’est l’ambition d’expérimenter de nouvelles activités, de nouveaux modèles économiques, respectueux de l’humain et de son environnement, et dont le contenu profite au plus grand nombre », est-il écrit dans les statuts de l’association. Ce qu’on perçoit en s’y rendant est en parfaite adéquation avec ces belles intentions. D’ailleurs, Simon Charpentier, le fabmanager récemment embauché pour s’occuper de l’espace pro, en est la preuve incarnée. Sa table modulable prototypée pour son diplôme d’art pour une artiste céramiste, qu’il expose à la Machinerie, une « mosaïque intentionnelle » qu’il a conçue lors de nombreuses visites au fablab, est basée sur une citation d’Herman Melville qui sied comme un gant à la Machinerie et qu’on vous livre en guise de conclusion : « Il est des entreprises dans lesquelles la vraie méthode est un désordre intentionnel. » A la Machinerie, le désordre est fécond.
«ArtFab, le lendemain de la machine», décrochage le 8 décembre en simultané avec l’inauguration officielle des nouveaux locaux de la Machinerie