Shojinmeat veut faire pousser de la viande comme on fabrique de la bière
Publié le 21 novembre 2017 par Cherise Fong
Avant d’envisager la cuve industrielle, le premier objectif des Japonais Shojinmeat, c’est de développer la culture de viande dans un incubateur maison. Un mouvement de science citoyenne loin des burgers artificiels et du végétalisme. Enquête.
De notre correspondante à Tokyo (texte et photos)
Les scientifiques l’appellent viande de culture. Les activistes l’appellent viande propre. Les sceptiques l’appellent viande in vitro ou viande de synthèse. Autant d’appellations pour évoquer de la viande conçue à partir de cellules musculaires animales élevées en laboratoire. De la vraie viande obtenue sans tuer d’animaux…
La viande du futur?
Le projet japonais Shojinmeat trouve son origine dans la science-fiction, loin de l’approche commerciale de Memphis Meats, loin de l’activisme des végétaliens américains (type Hampton Creek ou Beyond Meat) et du pragmatisme écologique des scientifiques néerlandais (Cultured Meat à l’université de Maastricht) ou israéliens (SuperMeat et le Modern Agriculture Foundation). L’instigateur du Shojinmeat Project, Yuki Hanyu, est fasciné depuis l’enfance par nombre de mangas et animes qui imaginaient des gens en train de faire pousser leur propre viande sans animaux pour se régaler en toute autonomie.
Contrairement à ce que nous font croire les superlatifs médiatiques, le concept de viande cultivée ne date pas d’hier, ni même de ce siècle. C’est Winston Churchill qui a prédit dès 1931 dans son article « Fifty Years Hence » que « nous échapperons à l’absurdité de cultiver un poulet entier pour manger le blanc ou l’aile, en cultivant ces parties séparément sous un milieu approprié ».
Depuis, des chercheurs expérimentent la culture de cellules de tissus musculaires et ont déposé des brevets aux Etats-Unis. La Nasa cultive sa propre viande comestible pour l’espace. Et les bioartistes continuent à captiver l’imaginaire du public. Le dernier grand coup médiatique pour la vraie viande de culture remonte à 2013, avec le burger prototype « à 250.000€ » créé en laboratoire par Mark Post, un professeur à l’université de Maastricht devenu PDG de sa propre entreprise.
Manger de la souris biohackée
Avec une formation de biochimiste, Yuki Hanyu a lancé le projet Shojinmeat en 2015 avec Dr Ikko, un doctorant en médecine régénérative et en culture d’organes, qui est aussi le cofondateur du Lab-Cafe, un café tiers-lieu qui incube des projets futuristes, où ils se sont rencontrés.
Les deux scientifiques se sont mis à faire des expériences en cultivant des cellules de poulet à partir d’un œuf fécondé acheté au supermarché, puis en remplaçant quelques ingrédients traditionnels (et très chers, comme le sérum de veau fœtal) du milieu de culture avec des ingrédients plus communs, comme la boisson sportive. Ils ont ensuite placé la culture dans un incubateur commercial de la taille d’un four à micro-ondes. Selon la quantité, les cellules se multiplient de façon exponentielle à partir de deux ou trois semaines, dit Yuki. Ainsi, ils ont pu réduire à quelques centaines d’euros les coûts de la culture de viande et rendre le processus accessible à la science citoyenne.
«La biotechnologie coûte très cher. Notre stratégie a toujours été, même avant de commencer les expériences, de trouver un moyen de rendre toute la recherche bon marché. C’est là qu’il s’agit de biohacking et de DiYbio.»
Yuki Hanyu, fondateur du projet Shojinmeat
Ils ont tout documenté sur le blog du projet et présenté leur méthode open source dans une vidéo (en japonais uniquement) où, en moins de deux semaines, ils cultivent, cuisinent et mangent de la viande… de souris. Le biochimiste précise qu’ils avaient acheté les cellules de la banque de cellules JCRB. Et quel goût a le rongeur frit à l’huile d’olive ? « C’était comme au KFC », répond Yuki. Il assure que la méthode de culture cellulaire reste la même, quel que soit l’animal. D’ailleurs, il a tourné une autre vidéo pour raconter la culture cellulaire du foie gras.
Au Japon, le mouvement DiYbio d’agriculture cellulaire à travers le projet Shojinmeat compte aujourd’hui quelques dizaines de personnes, toutes bénévoles, des passionnés dont les motivations individuelles vont de la conscience écologique à la pure curiosité.
Le projet a notamment donné naissance à des personnages illustrés qui apparaissent sur le site web et à un fanzine manga, dont le premier volume détaille la recette pour la viande DiY, tandis que le deuxième volume, sorti cet été, présente Shojinmeat dans le contexte mondial de la viande dite propre.
Cultiver la viande au collège
En août, une lycéenne qui a cultivé de la viande chez elle en empruntant la méthode et le matériel de Shojinmeat a été le sujet d’un reportage de la chaîne nationale de télévision japonaise NHK. Un autre groupe de lycéens a développé une présentation pédagogique pour enseigner à leur tour la méthode à des élèves de collège.
Dans l’espace de coworking MTRL à l’étage au-dessus du Fabcafé de Tokyo, qui contient aussi le petit labo du Bioclub fermé à clé, Yuki me montre l’incubateur utilisé pour cette agriculture cellulaire DiY, perché sur une étagère coincée entre une machine à broderie numérique et une machine à coudre.
A l’intérieur, une boîte étanche teste la résistance à la contamination à une température constante de 37°C et 100% d’humidité. Au fond, un sac maintient la concentration de dioxyde de carbone à 5%.
Des incubateurs, Shojinmeat n’en a que quatre : un à MTRL, un autre au laboratoire, un qu’ils ont prêté à des lycéens qui sont en train de faire pousser des mollusques, et un dernier qui a tout l’air d’être l’incubateur personnel d’un membre de Shojinmeat. Il faut dire que, comme d’autres pour leurs animaux domestiques, cette personne a un faible pour les cellules qu’elle cultive à la maison. Yuki évoque aussi la bioartiste Michi Okada qui vient assez souvent à MTRL avec pour projet de cultiver les cellules de son propre corps.
L’agriculture cellulaire pour tous
L’objectif ultime du projet Shojinmeat, ce n’est pas seulement que chacun puisse cultiver chez soi de quoi manger comme un gourmet, mais de généraliser l’agriculture cellulaire à grande échelle, de façon à nourrir la planète entière de manière durable et humaine, en suivant le shôjin (qui désigne dans le bouddhisme la voie pure), sans violence ni cruauté, que ce soit sur Terre ou sur Mars.
Integriculture, une start-up pour changer d’échelle
Alors que le réseau bénévole de Shojinmeat tourne de façon organique et autonome, Yuki développe Integriculture, la première start-up issue du mouvement japonais. Ainsi, le nouveau PDG à plein temps participe aux conférences sur la culture cellulaire, présente sa technologie open source à coût réduit, communique sur sa jeune entreprise et cherche des investisseurs, n’excluant pas les spécialistes du capital-risque de la Silicon Valley. Surtout depuis que Shojinmeat a gagné le prix Global Impact Challenge de la Singular University Japan en février 2017.
Mais le plus grand défi, insiste Yuki, c’est de reproduire leur technologie d’agriculture cellulaire à grande échelle, bien au-delà de la portée de la start-up. Pour ce faire, il cherche activement à créer des partenariats en collaboration avec des universités ou des entreprises, notamment de suppléments vitaminiques, d’alimentation, de cosmétique…
« A l’avenir, nous imaginons que l’agriculture cellulaire ressemblera à une brasserie de bière, avance Yuki. La culture cellulaire n’est pas conçue pour fonctionner à cette échelle. C’est précisément ce qu’on essaie de faire. Une fois qu’on aura mis au point un milieu de culture bon marché, on va probablement collaborer avec les opérateurs d’une brasserie de bière ou de yaourt, ou dans le cas du Japon, de fermentation, comme le saké. Ces gens ont tout le savoir-faire pour faire marcher une grande usine alimentaire. C’est à ce moment-là qu’on verra une vraie économie d’échelle. »
Si Yuki envisage la production de suppléments vitaminiques cultivés dès 2019, et l’apparition de la viande de culture dans les supermarchés dans une petite quinzaine d’années, il va sans dire que la législation et la société devront également évoluer.
Comme avec toute innovation industrielle et disruptive, il faut un certain temps avant que les lois la reconnaissent, que le système l’intègre, et surtout que le public l’accepte. En ce qui concerne la santé et la sécurité alimentaire de la viande de laboratoire, ce n’est pas par hasard que l’industrie naissante a mis en avant le terme clean meat (viande propre).« Parce que « la “vraie viande” est assez sale », dit Yuki. La viande de culture est beaucoup plus sûre que la viande « naturelle » qui arrive souvent augmentée d’hormones de croissance, explique-t-il. Et dans les abattoirs, la contamination fécale est quasi inévitable.
De la viande propre
La stratégie de Shojinmeat est de commencer par la science citoyenne, de donner priorité à la transparence et à l’éducation autour de cette technologie open source. Selon Yuki, c’est l’ambiance du secret industriel et du monopole qui entoure les organismes génétiquement modifiés qui fait que les gens se méfient encore aujourd’hui des OGM vendus sur le marché. Mais si même les écoliers peuvent faire pousser de la viande à la maison, qu’y aurait-il à craindre ?
Sans parler des questions éthiques liées au traitement des animaux. Yuki mange-t-il toujours de la viande saignante ? « Tout me va du moment que ça a bon goût, dit-il simplement. Les droits des animaux ne font pas vraiment partie de l’agenda social de la quasi-totalité de l’Asie orientale. Par contre, nous avons une forte conscience de la sécurité alimentaire. On apprend dès l’école primaire que le taux d’autosuffisance alimentaire du Japon est aux alentours de 38%. Les Japonais sont par conséquent très sensibilisés à ce problème de la sécurité alimentaire, qui est la force motrice de la viande propre et de l’agriculture cellulaire au Japon. »
Et quand on sait qu’au niveau mondial, selon l’ONU, le bétail bovin produit jusqu’à 15% des émissions de gaz à effet de serre, et que quelque 62 milliards de poulets sont tués chaque année pour nous nourrir, il est évident qu’il faut changer notre façon de produire et de consommer, à commencer par les mentalités. En ce qui concerne la durabilité de l’environnement et le respect des animaux, rien ne vaut le végétalisme. Mais force est de constater que la viande fait (encore) partie de notre culture culinaire.
Plus facile à cuisiner que la fausse viande
« Même aux Etats-Unis, la viande propre n’est pas encore dans les supermarchés : il s’agit de viande cultivée à base de plantes qui essaie d’imiter la vraie viande, dit Yuki. Si c’est seulement l’aspect nutritif qui vous intéresse, cette fausse viande à base de plantes a sa place sur le marché. Le problème avec des produits comme l’Impossible Burger, c’est justement que ce n’est qu’un burger. C’est impossible de le modifier. La versatilité culinaire est le plus gros problème de la viande à base de plantes. Si on essaie de faire du curry avec l’Impossible Burger, il s’émiette en morceaux. Même chose pour le sukiyaki ou le shabu-shabu (des plats japonais, ndlr). Si on essaie de faire du yakitori, il prend feu. On ne peut le manger que sous la forme pour laquelle il a été produit. Dans des pays où la tradition culinaire n’est pas très forte comme aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, ça passe, mais ce n’est peut-être pas la meilleure option pour la France, le Japon ou la Chine… » En revanche, la vraie viande cultivée à partir de cellules animales serait beaucoup plus facile à cuisiner.
Bœuf au lard de poisson…
Autre avantage de l’agriculture cellulaire, qui entend progresser rapidement de la viande hachée au bacon à la tranche succulente de bifteck, c’est la possibilité de cultiver des viandes nouvelles, ce que Yuki appelle, avec un esprit toujours ludique, la « designer meat ».
Sans même faire de l’édition génétique, il évoque par exemple la culture mêlant cellules de porc et de bœuf, pour créer des cellules qui n’existent pas dans la nature. « Actuellement nous travaillons aussi sur ce qu’on appelle la viande verte, qui est la viande bourrée d’algues, continue-t-il. C’est une sorte de superfood. Justement parce qu’on construit la viande à partir de zéro, on peut concevoir n’importe quel type de viande : le bœuf au lard de poisson, la viande DHA oméga-3+, la viande à la figue ou la betterave de Kobe… »
Selon Yuki, des chercheurs à l’université médicale pour femmes de Tokyo (TWMU) sont en train de mettre au point cette technologie, mais on n’a pas encore goûté la viande issue de leurs recherches. En attendant, on peut imaginer une science-fiction très proche où chacun cultiverait chez soi sa propre nourriture sur mesure, juste à côté de ses imprimantes 3D…
Shojinmeat coanimera le workshop Future Gastronomy à MTRL Shibuya le 24 novembre
Le site du Shojinmeat Project