Gamerz 13 libère l’homme de (et avec) la machine
Publié le 7 novembre 2017 par Annick Rivoire
Le festival Gamerz convoque la magie et l’âme des machines pour déjouer le techno-consumérisme. A Aix-en-Provence jusqu’au 12 novembre.
Aix-en-Provence, envoyée spéciale (texte et photos)
La lune était pleine pour la soirée d’ouverture du 13ème Gamerz à Aix-en-Provence vendredi 3 novembre. « Même pas fait exprès », rigole Quentin Destieu, artiste et programmateur d’un des festivals les plus aventureux en matière d’art et de « nouvelles » technologies (et dont Makery est partenaire). Deux signes (pleine lune + chiffre 13) qui collent parfaitement à la thématique de cette année, « techno-ésotérisme et animisme digital ». Plutôt qu’une manifestation d’un new age suranné à l’ère du numérique galopant, il faut plutôt lire cet intitulé comme une tentative de se réapproprier les machines, de « refuser la domination des visions techno-libérales qui nous entourent », explique Quentin.
Le matin même, avant l’ouverture du festival et son vernissage à la fondation Vasarely suivi de performances en soirée à l’école des beaux-arts d’Aix, des militants d’Attac s’en étaient pris à l’Apple Store local (géant, Aix-en-Provence étant un peu le Neuilly de Marseille…) à l’occasion de la sortie du dernier iPhone, en déversant 230kg de pommes et en taguant des #iPhoneRevolt et autres « Apple, paye tes impôts » en vitrine. Autre signe favorable au « festival international des arts multimédia » et son parcours pensé « comme un espace de liberté et de réflexion » face à la machine.
Côté exposition, d’abord, puisque « la machine elle-même produit une écriture. Pour s’en libérer, il faut descendre dans les couches cachées des logiciels », explique Quentin Destieu. Point de mystique, mais des manières de reprendre la main, dialoguer, déjouer, rejouer avec les machines.
Machine à chimères
Ça commence gentiment, avec une de ces machines chimériques qui produit des images imaginaires, conçue par un photographe amateur d’images récupérées sur des disques durs qu’il collectionne. Driss Aroussi, grâce à la structure en lab de Gamerz (qui a organisé cette année des résidences en vallée du Lot), présente sur un châssis des années 1930 un cadre photo numérique de photos reconfigurées à l’aide d’un « vieux » scanner des années 1990. Du format au contenu de l’image, ce que l’on voit n’est plus « numérique » mais figure cette « pensée magique » que Freud (convoqué par Quentin Destieu dans son édito), voyait comme le « vestige résiduel d’une forme de pensée primitive ». La Visionneuse de Driss Aroussi produit des images magiques.
«Computer la terre»
Ça continue avec la merveilleuse installation de Martin Howse, l’artiste britannique installé à Berlin qui cherche depuis quelques années déjà à « computer la terre », explique-t-il en souriant dans son inénarrable franglais. Une table couverte d’humus et mycélium, de fils, de connecteurs, d’un laser, plus quelques « trucs chimiques » (sel d’argent ou fer), pour figurer un réseau, tester une auto-organisation de la terre comme un circuit électronique qui réagirait en fonction de la température, du climat, des ondes électromagnétiques… Le « laser vibre et à chaque réaction chimique produit des sortes de 0 et de 1 », explique Martin Howse. Comme une allégorie d’un ordinateur terrestre, ou une façon de renverser la vision machinique en observant la terre comme une machine… Fragile et en cours, l’installation Sketches towards an Earth Computer intrigue et poétise notre relation à l’environnement.
Hanter la machine, comme la pièce entière dédiée à l’usine des dunes conçue par Emilien Leroy : des caisses à outils posées à même le sol font résonner des marteaux, des casques à souder éclairés grésillent… C’est l’ère industrielle qui est ici à la fois exhumée et revisitée. L’usine des dunes (titre de l’œuvre et nom de l’usine revisitée par l’artiste), à Dunkerque, après avoir fêté son centenaire en avril 2013, a fermé son aciérie en septembre 2017. Elle trouve là son fantôme réincarné. Les ouvriers, la vie machinique ont disparu, mais le rythme et l’ordonnancement de ces vestiges par Emilien Leroy, originaire du nord et qui s’est fait une spécialité de donner une deuxième vie aux ruines industrielles, sont là pour l’éternité.
Ada Lovelace, reine des calices
Le dessous des machines, comme on le disait des cartes, c’est aussi la formidable recherche Hexen 2.0 menée par l’artiste britannique Suzanne Treister, qui dévoile dans les plus grandes institutions ses cartes de tarot dessinées et ses cartes psychomentales ou « diagrammes alchimiques » produisant une histoire des techniques revisitée. Où elle entrecroise SF, recherches scientifiques des débuts de la cybernétique, programmes de propagande scientifique communiste ou américain issus de la Seconde Guerre mondiale et personnages clés de l’histoire des sciences. L’écrivain de SF Aldous Huxley y côtoie le philosophe Martin Heidegger, l’inventeur Nikola Tesla les conférences Macy (qui réunirent aux Etats-Unis dans les années 1940 neurologues, mathématiciens, anthropologues ou économistes pour mettre au point une science générale du fonctionnement de l’esprit, précurseur de la cybernétique et des sciences cognitives). Dans le jeu de tarot, Stewart Brand est « le pendu », Ada Lovelace « reine des calices » et « la société du contrôle »… « le diable ».
Ce rapport dominé-dominant, de l’homme à la technologie, est aussi à l’œuvre dans le projet au long cours de Luce Moreau, l’artiste qui parlait à l’oreille des abeilles ou qui en tout cas, a entamé un dialogue humain-animal en les faisant butiner sur des constructions architecturales utopistes humanistes (on vous en parlait ici) : avec le temps, les abeilles ont investi et transformé la reproduction de la station orbitale en forme de roue dessinée par le pionnier de l’aéronautique Herman Potočnik au début du XXème siècle. Luce Moreau présente ainsi en vis-à-vis des photos des maquettes les alvéoles complexes aménagées par les abeilles.
En contrepoint, nous voilà « instrumentalisés » par l’installation-jeu du collectif One Life Remains, Jeux invertis, qui propose un gameplay totalement hypnotique, où le joueur clique sans comprendre ce qu’il contrôle et s’il n’est pas tout simplement contrôlé par le pixel.
Démo de «Jeux invertis», One Life Remains, Gamerz 2017:
A l’office du tourisme, étrange lieu d’exposition conféré à Gamerz d’année en année – il faut dire que les organisateurs se démènent pour trouver de nouveaux lieux, et, malgré le soutien de la mairie d’Aix, ont toujours du mal à financer le festival, cette année encore plus avec la fin des contrats aidés, qui signifie pour la petite équipe de passer de 5 à 3 permanents –, à l’office du tourisme donc, l’installation du fraîchement diplômé Thomas Molles est au final plutôt justement placée dans ce temple du tourisme, avec son ensemble faussement architectural de circuits imprimés recouverts de poussière d’argile, Vestiges 2.0 ; 202 after B.O. Comme si nous étions téléportés dans un futur post-black out et visitions un vestige antique de techno-société. Au mur, Techno-Culte: 127 after B.O., où l’on observe sous vitrine les chasubles et autres totems de civilisations disparues, en l’occurrence des moulages de manettes et disques durs, des fragments d’électronique déchue.
L’attaque des paquets de données
Côté scène, le festival Gamerz, qui propose aussi des conférences (qu’on n’a pas vues) et des workshops (en cours, et hautement recommandables vu la qualité des intervenants comme la Belge Lucille Calmel, ce mardi 7 novembre), n’a pas dérogé à la règle techno-bruitiste décalée DiY qui fait sa marque de fabrique.
Benjamin Cadon de Labomedia Orléans (que les lecteurs assidus de Makery commencent à bien connaître) a ouvert le bal vendredi 3 novembre avec une performance hackant, à base d’objets fabriqués à la main et à l’Arduino, les ondes électromagnétiques environnantes de Detektor (outil de sonification des ondes électromagnétiques concocté par… Martin Howse). Une attaque en règle des paquets de données encapsulés dans leurs protocoles que l’artiste hacker s’est employé à faire résonner en déployant d’un côté le code, de l’autre les écrans de captation. Résultat : 40.855 paquets de données capturés, 41.786 reçus par filtre, et 926 paquets déposés par le noyau.
On n’a pas tout compris, mais la visualisation et la sonification de toutes ces datas était tout aussi réjouissante que la performance allumée de Feromil (Emilien Leroy en version musicien sidérurgique), qui a fait chanter son détecteur de métaux à la façon d’un thérémine des temps post-modernes, tel un Jimi Hendrix au masque à gaz… De quoi enchanter nos/vos quelques neurones que le techno-libéralisme rampant n’a pas encore colonisés !
En savoir plus sur Gamerz 13, du 3 au 12 novembre, à Aix-en-Provence