Mars à vélo
Publié le 2 novembre 2017 par Rob La Frenais
Comment voyagerons-nous demain? Du train à pédales au tuk-tuk solaire, Rob La Frenais, qui mène le projet Future of Transportation avec l’Institut Srishti de Bangalore, présente quelques pistes artistiques et DiY.
Le critique et curateur indépendant Rob La Frenais mène depuis novembre 2015 le projet de recherche en art et design Future of Transportation, avec l’Institut Srishti de Bangalore, en Inde. En janvier 2017, les projets des artistes Tania Candiani, Suresh Kumar G., Thomas Lasbouygues et Sudipto Dasgupta ont été présentés en marge de la Biennale de Kochi au Kérala. Il nous livre une version courte de la présentation qu’il a faite le 2 novembre à la conférence « Mobile Utopia Pasts, Presents, Futures », à l’université de Lancaster.
L’artiste indien Sudipto Dasgupta, qui fabrique des vélocipèdes à plusieurs roues et des ornithoptères improbables, montre toujours à ses étudiants de Bangalore l’image d’une jeune femme souriante en sari sur un skateboard, agrippée à un rickshaw, écharpe et cheveux au vent.
Cette image subversive par bien des aspects, allant à l’encontre des rôles assignés aux femmes par les traditions et la politique indiennes, symbolise une attitude ludique, libre, insoumise, face à l’un des problèmes les plus urgents que le monde doit affronter : comment construire la transition écologique planétaire sans causer d’embouteillages sans fin ?
Ce besoin se fait particulièrement sentir à Bangalore, en Inde, où des personnes vivant dans la même ville communiquent uniquement par Skype dans la mesure où cela peut prendre jusqu’à cinq heures d’affronter le trafic routier d’une banlieue à l’autre. C’est dans cette cité aux embouteillages catastrophiques que le projet Future of Transportation a émergé.
Dasgupta m’a aussi introduit à ce qu’il appelle l’« Indian Basic », un vélo extraordinairement lourd, presque un cheval de trait, souvent utilisé pour transporter en équilibre précaire de grands pots au lait dans les villages. J’ai conduit l’un de ces vélos dans la banlieue de Yelahanka à Bangalore et c’est un peu comme ça que j’ai appris, du fait de son poids et de sa manœuvrabilité compliquée, comment négocier le trafic indien.
Le vélo reste le produit de fabrication massive en série le plus durable et le plus efficace pour se déplacer sur des distances courtes et moyennes. C’est le symbole que nous avons choisi pour le projet Future of Transportation, qui figure sur la bannière de notre groupe de recherche international sur Facebook qui compte plus de 1.000 personnes et couvre des sujets allants de l’Hyperloop aux personnes qui vont au travail à la nage.
Avant de choisir pour titre « Mars à vélo », qui illustre pour moi l’énigme de l’action subversive appliquée aux infrastructures du transport de masse, j’ai fait une recherche sur Google et constaté qu’il existait des discussions nombreuses sur le VTT comme un moyen efficace d’exploration de la planète rouge. Mon objectif est de montrer que des micro-actions ludiques et subversives menées par des artistes et d’autres activistes du DiY dans le champ du transport peuvent faire évoluer ses macro-infrastructures vers des alternatives durables.
Utopies sur rail
L’autre artefact totémique ayant intéressé les artistes est le train, qu’évoque le sociologue et philosophe Bruno Latour dans son passionnant Aramis ou l’amour des techniques. Latour raconte l’histoire de l’enthousiasme pour ce système de transport rapide personnalisé (PRT), un métro automatique que l’on a failli construire dans les années 1970 au sud de Paris, où des trains auraient remplacé les voitures en banlieue et où des ordinateurs auraient distribué des cohortes de véhicules individuels roulant sur rail. Pour Latour, cette « scientifiction » était une manière d’étudier sociologiquement les multiples « acteurs » de l’histoire, les ingénieurs, la RATP, le gouvernement français, et d’observer leurs interactions. Le fait que ce projet futuriste et éclairé ait été abandonné et enterré dans les annales de l’histoire technologique a conduit des artistes à essayer de construire certains de ces véhicules. Pour Helen Evans du collectif HeHe, « malgré les investissements importants et le recrutement des meilleurs techniciens, le mot d’ordre est que personne « n’aimait » suffisamment le projet pour qu’il réussisse. On n’y croyait pas suffisamment. Nous réactivons ce concept technologique mal aimé en utilisant des technologies similaires… »
Le projet «Train», HeHe, 2003 (en anglais):
HeHe, collectif basé à Paris composé de Helen Evans et Heiko Hansen, combine une approche DiY subversive et malicieuse à une manière de faire de l’art innovante usant de « l’humour pour subvertir les implications et les dimensions cachées des challenges et menaces écologiques ».
Inspiré par le projet Aramis, HeHe a conçu des systèmes ferroviaires personnels spécifiques pour des lieux où ils intervenaient partout dans le monde : Tapis Volant à Istanbul (2005), H-Line à New York (2007), Metronome à Paris (2012), M-Blem sur la première ligne de chemin de fer au monde reliant Liverpool à Manchester (2012) ou Centipede, un nouveau système ferroviaire à pédales pour la vallée du Lot en 2016, dans le cadre de l’exposition et des résidences Exoplanète Lot dont j’étais le cocurateur.
Le projet Centipede, selon Helen Evans et Heiko Hansen, « organise la rencontre d’une vision artistique futuriste et de la regénérescence rurale : ce véhicule autonome à pilotes multiples pourrait constituer un moyen de transport durable circulant à la fois sur la route et le rail ». La vision commune de HeHe et du projet Aramis sape l’obsession actuelle pour les voitures autonomes qui imagine que « les routes se rétréciront et les feux de circulation disparaîtront à mesure que les voitures autonomes, les navettes et les autobus se fondront dans un délicat ballet syncopé d’harmonie technologique », selon un post ironique du groupe Future of Transportation.
HeHe semblait déjà prédire le futur avec leur projet dystopique plus ancien Toy Emissions (2007) dans lequel un SUV miniature émettait une fumée toxique en évitant les roues des voitures et des camions à New York. HeHe, qui conteste l’idée que les véhicules ferroviaires ne soient que des objets lourds issus de la révolution industrielle du XIXème siècle, a également adopté l’approche « DiY versus infrastructure géante » dans son Artists Rail Network en cours de conception, qui promeut une vision alternative du voyage ferroviaire.
Un ministère pour les transports de demain
Une autre approche fictionnelle est celle de l’artiste de Bangalore Suresh Kumar G., du Department of the Future of Transport, un organisme complet, avec siège social, logo et badges d’identification, promouvant le « Sahayaana » ou comment « tisser nos voyages ensemble ». Ce département fictif a mis en place des avant-postes temporaires dans les gares routières et ferroviaires et a collecté, dans un style bureaucratique, l’histoire des parcours quotidiens de voyageurs, qu’il a présenté à la Biennale de Kochi en 2017. Kumar, avant de mener ce projet, avait réalisé une performance clé où il démontait et remontait minutieusement la bicyclette que son père avait utilisée pendant trente ans de sa vie pour aller à son travail d’ingénieur aéronautique.
L’usage de véhicule sur rail comme stratégie d’activisme DiY se retrouve également dans le projet SEFT-1 (Sonda de Exploración Ferroviaria Tripulada) (2006-2011), un véhicule pour route et rail créé par les artistes mexicains Ivan Puig et Andrés Padilla Domene.
Ce véhicule rétrofuturiste dans le plus pur style Retour vers le futur, créé par des bricoleurs passionnés de Mexico City, s’est lancé dans un voyage de 1.500km pour explorer les voies de chemin de fer abandonnées du Mexique, collecter des histoires et découvrir les dégâts causés par la privatisation du jour au lendemain du système ferroviaire mexicain qui mena à l’arrêt brutal des services passagers au nom du profit.
«SEFT-1, exploration de voies ferroviaires abandonnées», 2014, réal. Arts Catalyst (en anglais):
On pourrait penser que l’Inde, qui possède l’un des réseaux ferroviaires passagers les plus développés au monde, utiliserait les trains de banlieue pour limiter la congestion du trafic. Ce n’est pas le cas de Bangalore, alors même qu’une ligne de train passe par l’aéroport. Pour lancer le module Future of Transportation à Srishti, nous avons fait prendre le train de banlieue (qui passe seulement deux fois par jour près de l’école) à une classe entière de 30-40 étudiants, comme travaux pratiques. Nous avons demandé à ces étudiants de faire l’expérience du voyage en train comme s’ils étaient des visiteurs d’une planète similaire à la Terre.
L’artiste mexicaine Tania Candiani poussait l’an dernier ce concept plus avant encore, en créant avec les étudiants un « Vimana » qui tirait son inspiration de cette sorte de soucoupe volante semi-mythique, et en le présentant à la Biennale de Kochi, aux côtés de l’artiste français Thomas Lasbouygues et son travail de tuk-tuks connectés en GPS.
«Vimana», Tania Candiani, 2016:
De Bangalore à Londres en tuk-tuk solaire
L’expérience DiY la plus spectaculaire en terme d’activisme à petite échelle, également basée sur un tuk-tuk, est le projet Tejas mené par l’inventeur de Bangalore Naveen Rabelli.
Coincé dans les embouteillages alors qu’il allait à un festival de cerf-volants, il a eu une soudaine illumination : pourquoi ne pas construire un tuk-tuk solaire qui traverserait l’Asie jusqu’à Londres ? Pour mener l’aventure à bien, il fallait que le rickshaw charge aussi ses batteries la nuit dans certains endroits, ce qui ne pouvait qu’augmenter la dimension sociale du projet dans la mesure où dans chaque village, il aurait à demander aux villageois de l’électricité pour charger ses batteries. En échange de sa fantastique histoire, il obtenait de l’énergie et un endroit où garer son véhicule et y dormir, mais se créait également une chaîne de partisans à travers l’Iran, la Turquie et l’Europe.
«Projet Tejas, un tuk-tuk solaire depuis l’Inde jusqu’à la Grande-Bretagne», réal. Raoul Kopacka (en anglais):
« Ils sont partout en Inde, ils sont bruyants et polluent, mais il y a une forme d’indianité en eux, dit-il. Tout le monde est monté dans un tuk-tuk. » Il s’est donc lancé dans la conversion d’un rickshaw pour son voyage et, pendant deux ans, en a profité pour partager son rêve dans les écoles en Inde. Il raconte l’histoire de ce père qui lui avait dit que son fils, qui rêvait de posséder une Lamborghini, voulait maintenant un tuk-tuk solaire. Un rickshaw de base a été converti en un véhicule à zéro émission fonctionnant à l’énergie solaire, avec les mêmes spécifications qu’un moteur à essence. Naveen Rabelli y a vécu et dormi pendant son périple de 10.000km jusqu’à Londres.
Le projet Tejas (« radiance », en sanskrit) est un exemple de la ténacité folle d’un inventeur, pensant comme un artiste pour renverser nos attentes en infrastructures de transport et créer des liens entre les populations via un mode de dissémination viral qui pourrait, d’une manière ou d’une autre, aider à franchir un cap dans la réflexion sur la durabilité écologique.
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En savoir plus sur Mobile Utopia Pasts, Presents, Futures, à l’université de Lancaster, du 2 au 5 novembre