Mais qu’allons-nous faire dans cette big data?
Publié le 3 octobre 2017 par Annick Rivoire
L’homme contrôle-t-il davantage son environnement avec les outils de modélisation et de conception numériques? Le Design Modelling Symposium, à Paris du 16 au 20 septembre, a ouvert des pistes.
Qui décide, les datas ou nous ? Quelle société voulons-nous ? La technologie est-elle la solution ou le problème ? Comment construire en partageant ? La conférence internationale Design Modelling Symposium, qui réunissait du 16 au 20 septembre à l’école d’architecture de Versailles (énsa-v) un parterre prestigieux de designers, architectes, spécialistes de la modélisation 3D ou datascientistes du monde entier, avait choisi comme thématique 2017 «Humanizing Data Reality», soit, en français, « humaniser la réalité numérique ». Fil rouge de cette biennale portée par une plateforme interdisciplinaire et internationale (et dont Makery est partenaire), la place de l’homme et du designer (au sens anglo-saxon de bâtisseur) dans notre monde numérique.
S’ils ont posé ces questions essentielles, les conférenciers n’ont pas tous apporté de réponse définitive. Klaas De Rycke (énsa Versailles), l’un des organisateurs de cet événement rarissime en France, résume : « Le problème, c’est qu’aucun architecte ne commence par parler de datas, alors que, comme on l’a vu, les datas sont essentielles pour les projets et leur économie sociale et collaborative. » Les architectes et designers, les spécialistes de la manipulation de la modélisation 3D, les premiers utilisateurs de conception assistée par ordinateur seraient-ils eux aussi dépassés par leur sujet ? La machine au sens cybernétique du terme aurait-elle déjà emporté la mise ?
La data seule ne suffit pas
Pas si simple, rappelle Kasper Jordaens, qui se présente comme un « architecte qui ne travaille pas dans ce champ ». Ce « designer de solution » explique : « Dans mon environnement, le résultat n’est pas nécessairement esthétique, pas nécessairement architectural, il donne juste le sens de la data. » Mais qu’est-ce qu’une donnée ? La data selon lui n’est pas plus réelle que virtuelle, « elle ne veut rien dire en dehors de son contexte ». Et de prendre l’exemple d’un point de motif jacquard : en gros plan, il n’a aucun sens, en prenant du recul, on discerne le motif du tricot. Ce qui fait aujourd’hui la différence en matière de données, poursuit-il, c’est que l’ordinateur est toujours assez mauvais pour la contextualisation, l’interprétation, l’association d’idées : il « bouffe de la data, il calcule vite et gros », mais niveau interprétation, reste très en deçà de nos cerveaux humains.
A gros problèmes, grosses données
Pour Carlo Ratti, charismatique directeur du Senseable City Lab au Massachusetts Institute of Technology (MIT), il faut dépasser cette vision d’une data « hors sol ». Nous sommes déjà entrés dans l’ère de la convergence entre les bits et les atomes : les datas sont le produit de ce que nous faisons à travers nos usages numériques (photos, connexions, trajectoires…). Le problème n’est pas qui manipule ou serait manipulé, le problème, c’est que les big datas, qu’il définit comme « ce qui ne peut pas entrer dans un tableau Excel », nécessitent des « big Mac », autrement dit des « outils de partage des réseaux ». Les « big datas peuvent nous permettre d’avoir une meilleure vision de nos “big problèmes” et donc, de commencer à les résoudre », ajoute-t-il en présentant quelques-uns des projets emblématiques du Senseable Lab, le « laboratoire de l’imagination urbaine et de l’innovation à travers le design et la science », comme Treepedia (2016), une carte mondiale de la canopée à partir des données de Google Street View, ou Monitour (2016), une datavisualisation de quelque 300 déchets électroniques jetés à la poubelle et préalablement pucés par le Basel Action Network (BAN) et le labo du MIT, et de leur invraisemblable vie post-déchet. Où l’on voit certains rebuts électroniques aller jusqu’en Afrique, puis partir en Inde, etc. Le suivi à la trace de ces déchets a permis de visualiser concrètement l’énorme gâchis et, partant, d’ébaucher une compréhension du problème, avance-t-il. Un des effets concrets, c’est que certains contributeurs ont arrêté d’utiliser des verres en plastique, dit-il. Tout ça pour ça ?
Tomás Diez, le héraut de la fabcity et fondateur du Fablab Barcelona qui défend l’idée d’une relocalisation de la production, de circuits courts, et de la donnée citoyenne, n’a pas cette naïveté. Dans sa keynote (la veille de celle de Carlo Ratti, on aurait aimé les voir échanger sur le sujet…), le fondateur du réseau Fab City défend le passage « des big datas aux small datas », au sens d’une échelle personnalisée et humanisée de la donnée. Il donne en exemple El Paquete Semanal, une alternative maligne à la censure pour accéder à l’Internet à Cuba, en l’occurrence un réseau d’échange via un disque dur portable ou une clé USB de 1.000 gigas bourrés de contenus (séries télé, info, jeux, musiques et autres) qui se transmet de Guantanamo à l’est de la Havane avec parfois une semaine de décalage sur l’Internet mondial. « La face humaine des big datas », dit-il.
Les technos citoyennes et le principe de réalité
Penser que la technologie serait la réponse à nos problèmes est un leurre, ajoute-t-il aussitôt, en admettant que le projet pourtant vertueux et soutenu par les institutions européennes du kit de capteurs Smartcitizen.me n’est pas en soi suffisant : les geeks ont certes développé leur kit mais les gens n’ont pas utilisé massivement cet échantillon de capteurs citoyens. Il est nécessaire de penser à la « médiation entre les gens et les technos ». L’idée, ce n’est pas que tout le monde se mette à imprimer en 3D mais plutôt de reboucler en local la production alimentaire, l’énergie et les ressources en eau. En partant d’expérimentations concrètes, comme le Shower Loop, un dispositif open source développé notamment pendant la POC21 qui vous avertit quand vous dépassez les 3mn sous la douche et permet également de recycler l’eau utilisée ! Tomás Diez reconnaît qu’il n’est pas si simple d’ « avoir recours à des capteurs utiles dans la réalité », la faute à une réalité paradoxale (avec dessin explicite à la clé).
Un peu de réalisme face à un monde complexe que ne maîtrisent pas plus que les autres les designers, les architectes et les urbanistes, c’est ce qui péchait dans les 11 keynotes, 45 lectures, 6 workshops et 2 masterclasses de cette édition 2017 du Design Modelling Symposium. Comme si, le nez dans leurs datas, ces pointures manquaient de recul. Les quelque 250 participants (dont un quart seulement de français, selon les organisateurs), ont finalement assez peu débattu, la faute aux formats un peu trop « conférence internationale » malgré un « menu » des plus conséquents. Trop d’info tue l’info ?
Partager le design
Dans le foisonnement des propositions et présentations de projets, on a toutefois vu émerger quelques tendances. Comme cette idée d’un design partagé, brillamment portée par le fondateur du studio britannique Umbrellium, Usman Haque. « Pourquoi est-ce important de penser à faire à plusieurs ? C’est le seul moyen de passer les prochaines décennies pour décider de notre futur, même si on n’est pas tous d’accord sur le résultat, car la situation actuelle est tout de même compliquée », résume-t-il habilement. « Dans nos démocraties, les choses sont de plus en plus décidées par ceux qui ne votent pas, du Brexit aux dernières élections américaines, quand côté environnement, le changement climatique implique des changements disproportionnés. » Un exemple concret : si la Tamise montait de 5m, la moitié de Londres serait les pieds dans l’eau, à 50m, ça changerait « de façon dramatique la physionomie de la ville », comme on l’a vu récemment à Miami.
Face aux défis posés par « la finance, la dette, l’évasion fiscale, les cryptomonnaies, la technologie peut-elle nous sauver ? » La smart city n’a pour l’instant prouvé son efficacité que « pour la surveillance et l’analyse de datas ». La « technologie, c’est la NSA et Prism, les leaks et les fake news… » Alors, pour rendre à l’humain sa place dans la décision collective, Usman Haque revendique un « design partagé » (« designer ensemble, c’est décider ensemble et agir ensemble »), dont il expérimente chaque possibilité. Comme en appelant à participer à la bêtaversion de la plateforme partagée de capteurs IoT (pollution, climat, température, océans…), Thingful Datapipes. Ce moteur de recherche pour des données partagées citoyennes sur « l’air, la pollution, les animaux, les tremblements de terre… » est inspiré de son expérience dans Pachube (2011), une initiative de capteurs environnementaux partagés après la catastrophe de Fukushima.
#dmsp2017: @DMSYMP, Usman Haque annonce le lancement de la plate-forme de partage de #datas #IOT «Thingful Datapipes». pic.twitter.com/TveBcbiMTa
— Makery (@makeryfr) September 19, 2017
Autre façon d’« agir ensemble » sur la construction de la cité, le projet Flightpath à Toronto : dans la perspective d’un réaménagement des trajets de bus en 2011, il avait imaginé avec l’artiste Natalie Jeremijenko un événement spectaculaire et ludique, où les habitants testaient leurs lignes de bus idéales en tyrolienne et avec des ailes d’oiseaux pour s’inspirer de leurs trajectoires (la touche Jeremijenko). Une façon de faire réfléchir au concept d’un espace 3D à redéployer ensemble !
Flightpath Toronto (2011), Usman Haque et Natalie Jeremijenko:
La data et ses leurres
Peut-on aller au-delà d’un épisode circonscrit dans le temps ? Le codesign, la négociation dans un projet, qu’elle intervienne entre le designer et ses modélisations numériques comme entre les porteurs d’un projet et les citoyens, est-elle plus qu’un nouvel effet de mode ? Carlo Bailey, venu de New York où il travaille pour le leader mondial du coworking Wework, a montré bien malgré lui à quel point la conception 3D et les datas n’ont parfois aucun autre sens que le fameux « effet waouh ». En présentant sa recherche à partir d’algorithmes de tailles de bureau et de datas recueillies auprès des utilisateurs pour concevoir l’espace de travail partagé idéal, il finit par reconnaître que ladite recherche a confirmé que les gens préféraient un bureau lumineux : « On savait que les gens aimaient la lumière mais là, on en a eu la confirmation. Et on a découvert que les parois de séparation en verre, ça ne plaisait pas », explique-t-il en réponse à une question du public sur ce que la modélisation avait « révélé ». Comme si les outils, si puissants soient-ils, avaient leurs propres limites…
Zack Xuereb Conti de l’université de design et de technologie de Singapour a tenté d’en faire la démonstration en présentant les résultats d’une recherche sur l’introduction des statistiques dans la conception numérique, ou plus précisément sur « l’inférence bayésienne » dans la modélisation. On met les guillemets, parce qu’on n’a pas tout compris, sauf qu’il s’agit d’utiliser le théorème de Bayes, connu des adeptes des probabilités, pour introduire un peu d’incertitude dans les modélisations trop parfaites de gros projets de la conception par le design numérique. Incapables d’intégrer l’aléatoire, l’imprévu, le hasard des contextes d’un projet, qu’ils soient géographiques, socio-économiques ou culturels… On a bien perçu en revanche la perplexité dans laquelle ladite présentation plongeait la salle d’experts. Conclusion du chercheur : « Il s’agit d’aller au-delà de l’utilisation des outils, d’aller dans la boîte noire pour la contrôler. »
Conversation avec la data
Le design concerté, le codesign, le design partagé c’est donc aussi avec la machine qu’on doit le partager, voire avec les experts des manipulations de données. L’architecte Jonathan Rabagliati en a fait la brillante démonstration avec un projet très concret sis en plein cœur de Londres, où il avait en charge la conception d’une rampe monumentale pour le siège européen de Bloomberg signé du grand Norman Foster. A grand renfort de dessins, schémas et photos, il raconte les péripéties d’un projet qu’il a d’abord imaginé à partir des dessins du Spirographe, ce jeu pour enfants des années 1970, une hélice à trois ellipses qu’il a d’abord dessinée avant de la « greffer » au bâtiment.
Et de raconter les différentes étapes du processus de dialogue avec l’équipe en charge du bâtiment (les modèles paramétriques en 3D ne s’accordaient pas) : « Il a fallu d’abord se mettre d’accord sur un langage commun des entrées et des variables puis faire se correspondre les deux systèmes de modélisation. » Il montre ensuite les dessins à la manière d’un plan d’assemblage Lego pour échanger avec les constructeurs de la rampe en acier, laquelle nécessitait plus de 80 étapes de montage…
Et enfin, l’impatience « quand les panneaux en acier arrivent du Japon, exceptionnels dans la finition à 23 millimètres près » : il s’agit alors de sortir de la « pure théorie » des supports censés s’encastrer dans la rampe à 0,2mm près… Qui décide, de l’architecte, de l’ingénieur ou du modèle 3D, pour parvenir à cette pure prouesse technologique, inimaginable sans les outils de modélisation et de conception numériques les plus actuels ? « C’est une conversation, affirme Jonathan Rabagliati. Certaines choses sont possibles, d’autres non. Une rampe de 30m qui ne tient qu’à un seul point d’ancrage en son milieu, c’est le point le plus délicat du processus. Il a fallu étudier toutes les possibilités et repousser toutes les limites. Et dans ce cas, la clé, c’est de toujours questionner les datas. »
Temps réel et ville sensible
Dialoguer avec les datas, jouer avec elles, les donner à voir… L’avènement des big datas a-t-elle vraiment changé radicalement la donne ? Antoine Picon, historien de l’architecture et professeur à Harvard, a livré en guise de conclusion à ce symposium l’une des plus brillantes leçons de mise en perspective de notre soi-disant modernité à l’heure du déluge informationnel.
En posant la question de ce qui est réellement nouveau, « qu’on devrait se poser plus souvent ». Nous sommes dans l’ère digitale depuis plus de vingt ans déjà, l’urbanisme moderne basé sur les statistiques (donc des datas), est une « obsession nouvelle à la fin du XIXème siècle », la ville intelligente est dans les réflexions des urbanistes depuis la fin des années 1950 et la cybernétique avait déjà anticipé nos angoisses contemporaines sur la surveillance généralisée.
Ce qui est vraiment nouveau, ce sont les données en temps réel, la géolocalisation et l’émergence d’une ville sensible : « Quand l’ordinateur est apparu, les machines étaient faites pour calculer (computer), avec la cybernétique et l’intelligence artificielle, elles pensaient. Aujourd’hui, le digital est un moyen d’exprimer des sensations, de faire le lien entre atomes et bits. Quand on pense qu’on ressent aujourd’hui, c’est souvent à travers un ensemble d’outils numériques », du MP3 en passant par la Snap Map (la carte du réseau social Snapchat) ou Google Earth… « Nous sommes la première civilisation capable de traquer des millions de gens et d’objets en temps réel. » Une nouveauté qui a transformé la façon dont nous vivons dans les villes, dont nous envisageons l’urbanisme et le design aussi : « Nous sommes passés de la ville sensorielle à la ville sensible. »
Humaniser la conception digitale, selon l’historien, c’est s’intéresser aux expériences sensorielles de la ville où, après avoir passé des siècles à gérer les mauvaises odeurs, à nettoyer les villes de tout ce qui était déplaisant à voir ou à sentir, à « purifier l’expérience urbaine », on revient aujourd’hui à l’ornementalisme, à la tactilité dans de nombreux projets urbains, où l’attractivité se fait à coups de bons restaurants et d’écoquartiers avec arbres et oiseaux. La transition vers cette ville sensible passe par une nouvelle forme de conscience collective, étroitement liée aux réseaux sociaux.
Cette conscience globale où « nous sommes en train de devenir différents en tant qu’individus » est bien plus « radicale que la révolution numérique », affirme-t-il. Et comme toute nouveauté, il y a un risque : « Dans ce nouveau monde de fake news, on ne sait plus ce qu’on voit, on peut se retrouver comme dans un labyrinthe de mirages où les sensations collectives deviendraient une matrice à la Matrix. » La conscience collective deviendrait alors inconscience collective… Le directeur du Senseable Lab Carlo Ratti a la parade : « Nous sommes de plus en plus conscients que nous sommes sur la même terre avec des réseaux ». A nous de trouver le moyen de vivre ensemble au sein de la matrice !
Le PDF des actes du Design Modelling Symposium Paris 2017 Humanizing Digital Reality (686 pp, énsa-v & Springer) est mis à disposition en ligne gratuitement jusqu’à la mi-octobre
Pour participer à la bêtaversion de Thingful Datapipes, envoyez un mail à getstarted@thingful.net