Lambert Heller, responsable de l’Open Science Lab à l’université Leibniz, dresse le panorama des dix transformations majeures de l’éducation à la science.
1. La science ouverte
Dès son lancement, le World Wide Web a été un média privilégié d’échange d’informations entre scientifiques. Depuis, la numérisation est allée encore plus loin : de nos jours, les résultats des recherches sont en grande majorité initialement numériques et sont maintenant, en grande partie, disponibles librement sur la Toile ; les données brutes de la recherche sont partagées de la même manière et désormais, la génération de jeunes scientifiques a tendance à se connecter et travailler sans arrêt sur l’Internet. Par exemple, des millions de chercheurs utilisent régulièrement ResearchGate, un « Facebook pour scientifiques ». Cette forme d’ouverture est sur le point d’établir de nouvelles normes concernant ce que la société attend de la recherche, normes diffusées essentiellement via les politiques des organisations de financement. Un niveau élevé de transparence, qui couvre le cycle de recherche dans son ensemble, est mis en place pour prévenir la fraude et le gaspillage des ressources. En transférant les expériences d’autres cultures qui prônent l’ouverture (voir paragraphe suivant), les chercheurs favorisent les opportunités pour travailler ensemble, souvent sur la base des mêmes outils utiles au développement collaboratif des logiciels open source, à l’instar de la plateforme de code et de développement GitHub.
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On observe un nombre incroyable d’artefacts librement disponibles sur l’Internet, non seulement pour la science, mais aussi pour l’art et la technologie. Avec les connexions haut débit (qui restent problématiques dans certains pays d’Europe) et les solutions de stockage de moins en moins chères et de plus en plus fiables d’année en année, les licences ouvertes de type Creative Commons constituent un autre instrument d’importance. Aujourd’hui, nous faisons l’expérience d’une culture croissante du partage et de la collaboration qui permet aux usagers de garder une trace des sources originelles et de leurs modifications, nous incite à construire à partir de ce que nous avons à disposition et à partager de nouveaux artefacts avec le reste du monde.
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3. L’ubiquité du multimédia
Alors que la révolution Gutenberg a diffusé la connaissance au moyen de l’écriture, le Web en tant que média a ajouté la dimension des images et vidéos. 300 heures de vidéos sont mises en ligne chaque minute sur YouTube, devenu le troisième site le plus populaire au monde. Et les sites comme YouTube représentent bien plus que du divertissement : aujourd’hui, de nombreuses institutions pédagogiques, y compris les plus prestigieuses, partagent gratuitement la plupart voire la totalité de leurs cours magistraux sous forme d’enregistrements vidéo. Mais ce qui semble encore plus important pour l’apprentissage de la science est que les vidéos en ligne ont inspiré de nouveaux genres de diffusion des connaissances. Les Moocs (massive open online courses) en ayant principalement recours à la vidéo touchent des millions de personnes dans le monde, qui suivent ainsi des cours à distance, souvent durant leur temps libre. De courtes vidéos de science permettent également d’étudier un sujet, souvent en complément de médias plus traditionnels (comme des articles en mode texte), et quasiment toujours dans un cadre informel.
4. Web 2.0 et crowdsourcing
Pour ceux qui ne sont pas (ou en tout cas pas officiellement) impliqués dans le domaine de la science, la collecte d’informations a elle aussi essentiellement migré vers le Web. Ce que nous savons, c’est ce que nous trouvons sur Google – ou bien ce qui nous trouve via les différents réseaux sociaux. Pour des millions de jeunes, la création et l’échange de connaissances se font en ligne. Souvent, ceci dépasse la simple consommation d’informations que d’autres ont préparées pour nous. Le « Web 2.0 », qui a transformé l’Internet en un média en mode écrire/lire, a ouvert des opportunités uniques pour collecter, analyser et étendre les connaissances par de vastes groupes d’individus. La pierre angulaire de ce développement est Wikipédia, l’encyclopédie libre, immensément populaire, à laquelle n’importe qui peut contribuer. Wikipédia, comme les logiciels libres et au code ouvert à grand succès, prouve qu’il est possible (et souvent extrêmement utile) d’autoriser un nombre presque illimité de personnes à contribuer à un même projet en ayant des rôles différents. Le crowdsourcing (production participative) pour la science permet aux chercheurs d’aller plus loin encore en leur offrant la possibilité de faire connaître leurs travaux.
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5. La science citoyenne
La numérisation a préparé la voie à l’open access : aujourd’hui, tout le monde peut instantanément se procurer pratiquement tous les résultats d’une recherche. Qui plus est, tout le monde peut s’impliquer activement dans les processus de recherche en étant extérieur aux départements de recherche. Avec l’aide de tous, des données peuvent être collectées à une plus large échelle, les tâches d’analyse de ces données peuvent être confiées au public, et au final, les discussions et les pistes pour de nouvelles idées peuvent impliquer toutes les personnes intéressées par un même sujet. Alors que dans le cadre de la science ouverte, il s’agit de réaliser des recherches de manière ouverte sur le Web, en contribuant à élargir la connaissance à l’intérieur de la communauté scientifique, la science citoyenne va plus loin, soulevant la question de la pertinence de distinguer le « scientifique professionnel » du « simple citoyen ». Clairement, la science citoyenne est une chance en matière de transparence, de créativité, d’ambition et de légitimation démocratique pour la recherche. Les médiateurs et éducateurs scientifiques dans les institutions du patrimoine culturel (comme les galeries, les bibliothèques, les archives et les musées) ainsi que dans les institutions de recherche apprennent et s’adaptent rapidement. Et ont remplacé le citoyen « visiteur » plutôt passif du XXème siècle en ayant l’opportunité de travailler avec les citoyens « en dehors » de leur institution, qui s’impliquent à un tout autre niveau vis-à-vis de leur collections respectives et de leurs recherches.
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6. Fablabs, maker-, bio-, hack-, art-, coworking spaces
Au-delà de de la « traditionnelle » science citoyenne, ces dernières années ont vu l’essor des fablabs, makerspaces et autres initiatives collaboratives locales, où l’on « n’attend pas pour s’impliquer ». Au contraire, ces initiatives offrent aux citoyens un espace physique où chacun est poussé et encouragé à expérimenter, créer et plus généralement à « faire » soi-même. Même si ces lieux émergents s’appuient sur de nouvelles conditions techniques (avec la numérisation se sont développés des équipements peu chers comme les imprimantes 3D et autres appareils de prototypage rapide), ils partagent le plus souvent un même état d’esprit consistant à participer collectivement à des projets techniques. L’espace physique est de ce fait assez souvent utilisé pour des cours de programmation pour enfants par exemple.
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7. L’apprentissage tout au long de la vie
Comme la plupart des espaces de travail en Europe se sont recentrés autour des nouvelles technologies de l’information et de la communication, les champs de compétences se doivent d’évoluer de plus en plus vite, réclamant des façons de travailler plus flexibles, basés sur une plus grande culture numérique. « L’apprendre à apprendre » est devenu une pièce centrale du dispositif des institutions éducatives. L’apprentissage tout au long de la vie est devenue la nouvelle norme, avec ces millions d’adultes dans le monde en quête permanente de nouvelles compétences, que leur apprentissage soit ou non institutionnel, comme le montre le succès des Moocs et d’autres formes d’apprentissage rapides qui s’appuient sur des connaissances mises à disposition de façon ouverte et facilement accessibles pour tous. Ces deux types de pratiques montrent d’ailleurs de quelle manière les citoyens se perçoivent comme apprenants actifs, et conforment leurs attentes de la même manière en matière d’éducation et de recherche.
8. La blockchain
Initialement conçue pour être la technologie de base derrière la devise virtuelle « bitcoin », la blockchain s’est révélée être un moyen très transparent et fiable pour fournir aux communautés des bases de données et des applications virtuelles qui n’avaient pas besoin d’être contrôlées par une autorité centrale de confiance. Le potentiel de la blockchain est déjà reconnu, en particulier dans des domaines où des intermédiaires professionnels comme les notaires, les services de l’Etat et les banques ont besoin de servir de médiateurs pour les contrats. En science, la blockchain pourra permettre d’identifier, de conserver et de reproduire des points de données de toutes sortes de façon décentralisée, accentuant la tendance de l’open web vers la recherche appliquée et une division du travail scientifique encore plus globale. Bientôt mis en place par la blockchain, de nouveaux mécanismes de réputation, de financement et autres initiatives pourraient s’adapter à de nouvelles normes de transparence scientifique. Par conséquent, le sens des frontières traditionnelles instituées entre apprentissage de la science et pratique scientifique finiront par s’éroder encore davantage, laissant place à de nouveaux rôles et activités pour les citoyens.
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9. Art et science
L’art, au même titre que la science de l’innovation, pose question par nature. Pourtant, les scientifiques n’ont pas toujours les outils, le temps et les objectifs pour se concentrer sur les implications sociales et éthiques fondamentales de leur travail, comme, par exemple, ce que signifie être humain dans un monde où l’amélioration humaine est possible. Les artistes sont bien plus que les lubrifiants de l’innovation technologique ; ils ont le pouvoir de changer notre compréhension du monde. Mais alors que science et technologie se concentrent souvent sur les réponses et les outils, les artistes osent poser des questions radicales et exprimer leurs divergences sur la définition de l’être humain. En pratique, cela signifie que les artistes interrogent les approches technologiques de manière catégorique. D’un autre côté, des artistes ont réussi non seulement à rendre visible la complexité de la science et de la technologie, mais aussi à la rendre palpable, abordable et compréhensible d’une multitude de manières. Un bon exemple est le développement de la réalité virtuelle, de la réalité augmentée et de la réalité mixte, un domaine où les frontières entre science, industrie, jeu et art sont fluides. Artistes et scientifiques ont des buts en commun, mais aussi la curiosité et le désir d’avoir un impact. De façon informelle, les artistes augmentent la portée de la science. Et ils ont un rôle éducatif en produisant et en exposant des œuvres d’art inspirées par la science dans des structures culturelles.
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10. Ludification de la science
Une autre approche pour encourager l’expérience d’apprentissage et améliorer la motivation des étudiants est de recourir à des stratégies de ludification. Au lieu de concevoir un jeu entier, ce qui coûte cher et nécessite de faire appel à de multiples ressources et spécialistes, la ludification est « l’utilisation de mécanismes ludiques dans un contexte qui ne relève pas du jeu ». Plutôt que d’apprendre dans le but de préparer un examen, les étudiants apprennent en résolvant des énigmes, en achevant des missions ou en participant à des jeux de rôle. Les étudiants sont récompensés pour leurs efforts en gagnant des points au lieu d’être frustrés et stressés quand ils échouent aux examens. Les approches ludiques sont également utilisées pour aider les enseignants, par exemple pour identifier des questions d’argumentation efficaces et promouvoir la collaboration entre les membres d’une communauté d’apprenants ; pour surveiller l’activité, la participation et les processus d’apprentissage et aider à personnaliser les expériences e-learning des étudiants.
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Lambert Heller est responsable du TIB Open Science Lab à l’université Leibniz de Hanovre