Makery

Mon tour d’Europe DiY avec deux enfants

Au PIF Camp 2017, un rendez-vous pour hackers et makers dans les Alpes slovènes. © Julien Goret

Cet été, Julien Goret de l’Open Bidouille Camp Bordeaux a joué les vagabonds du rail en famille. 5.000km à travers l’Europe centrale, avec halte au PIF Camp slovène et dans un centre d’art DiY slovaque. Il nous en fait le récit.

Trenta (Slovénie), Žilina (Slovaquie), correspondance (texte et photos)

En vacances, les makers ne sont pas forcément des voyageurs intrépides. Il y a toujours un projet à finir, une grande idée dormant dans des cartons au fond de la remise ou des coups de main à donner. C’est ce que nous faisons souvent, mais cette année nous avons décidé de partir.

Munis de pass Interrail qui nous donnent accès à la plupart des trains en Europe pendant un mois, nous avons fait une boucle de 5.000km en Europe centrale avec nos deux enfants de 4 et 7 ans.

Pour choisir les étapes, nous avons utilisé plusieurs cartes, comme Trans Europe Halles, un répertoire des lieux alternatifs hébergés dans des bâtiments réaffectés, la carte des camps d’été de Makery, l’Atlas Obscura, qui répertorie des lieux étranges dans le monde entier, et, bien sûr, diverses recommandations d’amis, ainsi que nos cartes mentales personnelles de l’Europe centrale, où nous sommes allés souvent en tant que professeurs de français il y a une dizaine d’années.

Depuis Bordeaux, notre itinéraire va de la Slovénie à Berlin en passant par l’Autriche, la Slovaquie, la République tchèque et la Pologne. Certaines étapes sont directement liées à la culture maker, d’autres moins. Je vais vous en raconter deux : le PIF Camp dans la vallée de Trenta en Slovénie et Stanica, un Artist-run space autoconstruit à Žilina, en Slovaquie.

Etape 1, Trenta (Slovénie): PIF Camp 2017

PIF Camp, le camp maker dans les Alpes slovènes.

J’ai donc découvert le PIF Camp sur la carte des camps d’été de Makery. Trop tard pour y participer, mais la date en faisait une parfaite première étape de notre tour d’Europe.

Le PIF Camp est un camp maker organisé conjointement par deux collectifs slovènes : Ljudmila et Projekt Atol. Le principe : cinq jours de hack et un jour de restitution des projets produits, pour soixante makers de toute l’Europe (et au-delà), dans un cadre naturel incroyable.

La rivière Soča en bas du camp.

Nous sommes arrivés le jour de la restitution publique, la genèse des projets présentés nous a donc échappé mais ce qui frappe immédiatement, c’est le décloisonnement : chacun est arrivé avec une idée, et au final il a contribué au projet du voisin.

Nous rencontrons d’abord Yaïr Reshef et Zohar Messeca-Fara, deux Israéliens qui ont réalisé des confiseries augmentées qui vibrent ou s’éclairent quand on les touche. Ils ont également donné des coups de main à droite à gauche et réalisé un casque audio simplissime et génial.

Les guêpes aiment beaucoup les expérimentations de Yaïr et Zohar.

Les enfants adorent mais, chassés par les guêpes, ils finissent par migrer vers l’atelier électronique de Rampa Lab et s’emploient à fabriquer une chèvre un brin inquiétante.

Une pile, deux LEDs… et une petite fille de 7 ans joue avec des électrons.

On navigue également entre différents projets de hack sonore : synthés punk, circuit bending et accordéon augmenté assurent la bande-son saturée et imprévisible de l’événement.

Table de mixage, branches et câbles pour une performance de chamanisme augmenté.

A côté se préparent Mika Satomi et Hannah Perner-Wilson, des performeurs qui dansent habillés de matériaux glanés dans la nature, mais eux aussi ont été augmentés. Les compétences étaient là pour ajouter à leurs costumes des capteurs capacitifs qui « écoutent » leurs mouvements, le flux de données ainsi généré modifie en temps réel leur bande-son. Du chamanisme augmenté.

Hannah Perner-Wilson en pleine séance de biomimétisme augmenté.

Les stands voisins vont du projet de moule modulaire à la culture de kombucha.

Les bits ne sont donc pas tout au PIF Camp. Le cadre naturel est là pour nous faire lever le nez du fer à souder, et un guide, Dario Cortese, organise des balades botaniques. Au programme : reconnaissance de la flore comestible de la vallée.

Le projet n’est pas simplement de rassembler des nerds des logiciels libres et du open hardware, mais de faire sortir les méthodes du libre de leur domaine initial, pour en faire un projet social et politique. Tina Malina, l’une des organisatrices, insiste sur ce point : « Au PIF Camp, l’important n’est pas seulement l’art, la technologie, et le hacking en général, l’important, c’est de hacker son propre esprit et de vivre dans une communauté pour manger, travailler et coexister. »

«Il ne s’agit pas seulement de souder. Hack yourself and be a better human!»

Tina Malina, coorganisatrice du PIF Camp

La première « méthode » de la communauté, c’est la documentation et le partage des projets. Les organisateurs ont une équipe dédiée qui filme et photographie pour garder une trace de l’événement global. Les participants documentent sur leurs supports (site web perso, comptes Instructables, etc.) le détail des projets au jour le jour.

L’organisation ne force pas les choses, et part du principe que la communauté « est porteuse d’un besoin de partager » ce qu’elle produit.

L’atelier hamac pour souder détendu.

La même politique prévaut concernant l’hybridation des projets : il n’y a pas de groupes de travail institués, de brainstormings ni de débauches de Post-it : cinq jours et un casting soigné des participants font mieux.

Et le « casting » est large et étonnant. La culture alternative est bien vivante en Slovénie, avec sa communauté qu’on retrouve aussi bien au centre Metelkova à Ljubljana que dans plusieurs Artist-run spaces (des centres gérés par des artistes). Une bonne partie des personnes liées à ces lieux et à la thématique maker sont à Trenta. Mais on dépasse largement le milieu slovène : il y a des Israéliens, un Tchèque, un Néerlandais…

Tina Malina attribue le succès du recrutement à l’attractivité du lieu, probablement l’une des plus belles vallées d’Europe. On aurait envie d’ajouter l’environnement de création offert par les organisateurs et l’aspect pluridisciplinaire.

L’expérience des participants est donc clairement exceptionnelle, et c’est le but recherché. A contrario, le PIF Camp n’est pas un événement public massif (et ce n’est pas l’objectif). La journée d’ouverture publique est gratuite, l’accueil est très sympa, mais ça reste compliqué de toucher les nombreux randonneurs qui campent aux alentours ou les habitants de la vallée, qui en cette saison travaillent jour et nuit dans les commerces et campings pour faire face à la vague des touristes.

Le PIF Camp est donc une sorte de (bio)réacteur, un creuset de pratiques organisé à l’origine par des praticiens pour des praticiens. S’il n’est pas un grand raout public, c’est un événement manifeste, où s’inventent des projets transversaux et où se tisse une vraie communauté autoproduite.

Etape 2, Žilina (Slovaquie): Stanica, gare DiY punk

Une gare (au fond), des voies rapides… et un bâtiment surprise.

Etant donné le moyen de transport que nous avions choisi, nous ne pouvions pas passer à côté de Stanica. Gare secondaire de la ville de Žilina, en Slovaquie, c’est aujourd’hui un Artist-run space exceptionnel.

La localisation d’abord : Žilina est une ville moyenne, au pied des Tatras. Elle n’est pas gentrifiée et plutôt connue pour abriter une usine automobile géante. Mais c’est là qu’est née l’idée de recycler une gare vaguement à l’abandon en lieu d’art. En 1998, une association dénommée « truc sphérique » est créée pour porter le projet, et la gare est investie en 2003. Le paysage urbain est complètement improbable, le site est en effet ceinturé par des bretelles d’autoroute, on y accède via des souterrains tagués, et quelques trains locaux s’arrêtent.

Les souterrains tagués pour accéder à Stanica.

Au rez-de-chaussée, un bar, des studios. Sous les combles, une salle de concert, et autour, des fresques, un bac à sable et des jeux pour enfants faits maison.

Nous arrivons en milieu d’après-midi sans avoir prévenu quiconque et installons les enfants aux jeux, au milieu d’autres familles, visiblement du quartier. Nous discutons avec les personnes sur place et tombons sur Karine Ponties, une chorégraphe basée en Belgique en résidence à Stanica le temps d’un projet.

Je visite le lieu avec elle, elle ne répète pas dans la gare à proprement parler, mais dans la salle annexe.

A notre arrivée, nous avions remarqué qu’une pile de pont était comme habillée de caisses en plastique. En réalité il ne s’agissait pas d’une pile, mais d’une salle de théâtre autoconstruite. Le pont autoroutier fait office de toit, les murs sont en caisses de bière et en torchis. Deux containers accolés font office de lieu de stockage et de toilettes. A l’intérieur sont aménagés des gradins-loges. Des portiques de régie et un éclairage pro sont en place depuis peu. Un chef-d’œuvre d’architecture punk…

La salle de spectacle est petite, mais opérationnelle.

Le projet est radicalement DiY dans la méthode mais l’est aussi dans les activités proposées. En plus des spectacles et ateliers divers, il y a un atelier vélo dans un container, tenu ce jour-là par Agathe, une volontaire européenne française. Un vrai atelier vélo populaire : les cyclistes ne laissent pas leur vélo, mais peuvent participer aux réparations.

Ma guide improvisée confirme mon impression : « Ici, ils font sans attendre. » Les recettes des spectacles et quelques financements publics et privés font vivre le lieu, qui garde son autonomie.

La méthode Stanica semble reconnue localement. L’association est coresponsable d’un autre projet, cette fois dans le centre-ville. Une synagogue était abandonnée et en ruines depuis la guerre. L’idée a été lancée de lui redonner vie en la transformant en centre d’art. La rénovation est sobre, rien de visiblement DiY ici, car on est dans un monument historique unique : un lieu de culte construit dans un style moderniste.

Je le visite (malheureusement) au pas de course avant de reprendre le train. L’exposition en cours est une pièce sonore de Milan Guštar, qui passe à fond dans la nef, complétée de petits dispositifs d’écoute plus intimistes. J’échange explications contre remerciements avec les personnes de l’accueil, dans un anglais plus crié que parlé.

Une des rares synagogues modernes d’Europe centrale encore debout.
Le volume carré et sa coupole en font un espace d’exposition saisissant.

En retournant à la gare, je retraverse la ville, avec sa petite rue piétonne, son monument au soldat de l’Armée rouge et ses trolleybus. Je ne peux pas m’empêcher de faire le rapprochement avec mon livre de voyage : Le concert posthume de Jimi Hendrix, d’Andreï Kourkov, l’histoire (entre autres) d’anciens hippies et autres gens bizarres à Lviv, passés du statut de suspects à celui de citoyens presque anonymes.

Les fondateurs de Stanica ne se disent peut-être pas hippies, mais ils ont réussi à construire eux-mêmes un lieu pour accueillir les cultures minoritaires. Ils ont mis la méthode DiY au service des pratiques culturelles… ce qui est très politique et pas toujours possible.

Autres étapes, autres possibles

Trenta et Žilina étaient les deux étapes les plus directement liées à la thématique maker, mais nous avons eu d’autres « moments DiY » qui ont été des occasions d’échanges souvent drôles.

En Pologne, un renard a mangé nos chaussures (oui vraiment) et à cause de lui (ou grâce à lui), nous avons dû trouver un artisan cordonnier pour régler ça. Il y est brillamment parvenu avec son antique machine Singer, en échange de nos recommandations sur les réseaux sociaux.

A Berlin, nous avons tenté de réparer l’afficheur mécanique du four des amis qui nous hébergeaient, un travail délicat effectué à l’initiative de notre hôte au milieu de la nuit, dans une ambiance très hackerspace : bières, lumière néon, et odeur de graisse mécanique.

Dans les ex-pays du pacte de Varsovie et en ex-Yougoslavie, le DiY prend des formes particulières. Le tissu des micro-artisans y est plus dense qu’en France : on trouve de minuscules boutiques de cordonniers, de réparateurs informatiques, de rempailleurs… Les Trente glorieuses n’étant pas passées par là, le faire soi-même a longtemps été une pratique nécessaire pour accéder à des commodités de base. Si bien qu’aujourd’hui, le rapport au faire soi-même est ambivalent : c’est à la fois une compétence utile et une pratique rendue désuète voire ringarde par l’irruption de la société de consommation. Le DiY a aussi été un moyen de contourner des interdits.

Il reste de ces pratiques pirates un état d’esprit, une prédisposition des milieux alternatifs à initier les projets sans aucun soutien institutionnel et sans attendre. C’est ce que nous avons été heureux de rencontrer.

Julien Goret est plasticien, membre du collectif République Bidouille et coorganisateur de l’Open Bidouille Camp Bordeaux depuis 2013