Du supermarché poubelle aux frigos partagés en passant par la tech antigaspi, les initiatives se multiplient contre le gâchis alimentaire. Enquête autour du monde, depuis Copenhague jusqu’en Inde.
De passage à Copenhague, je décide de visiter le quartier de Nørrebrogade, où se trouve le fameux supermarché de récup’ Wefood, non loin d’une friperie et d’une boutique de la Croix-Rouge. A l’intérieur, la boutique n’a rien d’une déchetterie : elle est propre, bien éclairée et bien rangée, même si tous les produits qu’on y trouve sont invendables dans les supermarchés commerciaux « classiques », la faute aux dates de péremption imminentes, à des imperfections dans le packaging ou la présentation, à de la gestion de stock un peu trop serrée.
Ce jour-là, le frigo est plein de conserves à prix réduits, des caisses de boîtes de lait de soja sont empilées dans un coin, des légumes verts légèrement fanés sont étalés sur une table. Par terre, une cagette contenant des bananes noircies et des fraises pourrissantes affiche leur prix du jour : gratuit.
Dans un grand panier à l’entrée, des petits paquets de Granola, « à consommer de préférence avant » la semaine prochaine, se vendent à 1 couronne (environ 13 centimes d’euro) les deux paquets. J’en prends quatre. Sur le comptoir à côté de la caisse, une étagère expose des livres d’occasion. « Servez-vous », me dit simplement la caissière. Je choisis un roman en anglais d’un auteur que j’aime bien, lui donne une pièce de 2 couronnes pour les Granola que je range dans mon sac à dos, et m’en vais contente.
Wefood Nørrebrogade est le deuxième supermarché de récup’ de Copenhague, après celui de Amagerbrogade, ouvert en février 2016 par DanChurchAid (Folkekirkens Nødhjælp), une association caritative danoise qui lutte contre la famine depuis 1922. Wefood récupère toute son alimentation du surplus commercial, fonctionne grâce à des bénévoles, et utilise les revenus des ventes pour nourrir ceux qui ont faim dans les pays comme le Soudan du Sud, l’Ethiopie et le Bangladesh.
Mais cette initiative de grande surface « poubelle » fait aussi partie d’un projet gouvernemental pour réduire le gaspillage alimentaire au Danemark, suite à la rencontre entre l’association, le ministre danois de l’Agriculture et de l’alimentation et un représentant en charge de la responsabilité sociale et environnementale d’un grand supermarché danois. Il faut dire que ce petit pays a la chance de compter sur l’activiste russo-danoise Selina Juul, dont la campagne nationale Stop Wasting Food (Stop Spild Af Mad), lancée en 2008, a permis de réduire le gâchis alimentaire danois de 25% depuis 2010 !
Stop Wasting Food, Selina Juul à TEDxCopenhague (2012, en anglais):
Mais le gaspillage alimentaire ne concerne pas que le Danemark. Au niveau mondial, l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime qu’environ un tiers de notre alimentation est perdu ou gaspillé « entre la fourche et la fourchette ». Dans les pays en développement, la perte a surtout lieu au début de la chaîne d’approvisionnement, avec le gâchis des récoltes et les dégâts dans les transports. Dans les pays riches, le gaspillage se passe davantage en fin de route, au niveau de la vente au détail et chez les consommateurs eux-mêmes. Parallèlement, quelque 900 millions de personnes ont faim. Le problème, ce n’est pas le manque de ravitaillement, mais l’accès à la nourriture.
La récup’ pas que pour les pauvres
Dans les pays qui peuvent se permettre de jeter le prêt-à-manger à la poubelle, le mouvement antigaspi cherche à intercepter, récupérer et redistribuer cette alimentation perdue avant sa détérioration, et surtout, avant la décharge. Si les banques alimentaires et autres Restos du Cœur fonctionnent sur ce principe depuis plus de trente ans, une nouvelle tendance consiste à emprunter les voies familières de l’approvisionnement pour donner accès à ce surplus d’alimentation, cette fois à tout le monde, pour réduire le gaspillage.
Cet activisme écologique s’adresse d’abord aux supermarchés, en première ligne de mire de la redoutable machine capitaliste, qui spéculent sur la demande, poussent les consommateurs à acheter toujours plus, marchent au rythme des dates limites de consommation souvent arbitraires, et privilégient la perfection des produits sur le marché, à commencer par les fruits et légumes. Le plus souvent, les pertes sont pour les agriculteurs des pays pauvres.
En Australie, OzHarvest, une association de récupération alimentaire créée en 2004, s’est directement inspirée de Wefood pour ouvrir en avril 2017 le premier OzHarvest Market à Sydney, sous le slogan « Prenez ce dont vous avez besoin, donnez si vous pouvez » (Take what you need, give if you can). Les contributions permettent de payer des repas aux Australiens qui ont faim.
OzHarvest présente son «super new market» (en anglais):
En Allemagne, l’activiste Nicole Klaski a ouvert en février 2017 le supermarché de récup’ The Good Food à Cologne qui fonctionne sur le même principe de contributions et de sensibilisation du grand public.
Aux Etats-Unis, depuis juin 2015, le supermarché à but non lucratif Daily Table à Boston non seulement vend des produits alimentaires récupérés à prix réduits, mais propose aussi des plats préparés et cuisinés à emporter, et même des cours de cuisine gratuits. Son responsable, Ismail Samad, a cofondé The Gleanery, un restaurant communautaire dans le Vermont spécialisé en cuisine de surplus agricoles, pendant que son fondateur et président, Doug Rauch, est l’ancien président des supermarchés bio américains Trader Joe’s et l’actuel PDG de l’association Conscious Capitalism.
En France, la loi de lutte contre le gaspillage alimentaire de février 2016 oblige la grande distribution à donner les invendus alimentaires à des associations agréées. C’est notamment grâce à la pétition lancée par Arash Derambarsh, conseiller municipal de Courbevoie qui avait recueilli 210000 signatures. Plus d’un an après, plusieurs centaines de nouvelles associations agréées pour redistribuer la nourriture ont été créées et la mesure a inspiré d’autres gouvernements, comme au Pérou, en Finlande, en Allemagne ou en Italie. Et la lutte continue, au niveau européen, au niveau mondial.
Arash Derambarsh contre le gaspillage alimentaire, par l’association OneHeart (2015):
Dommage cependant que le conseiller de Courbevoie n’ait pas davantage discuté avec les associations de lutte antigaspillage (dont les Restos du Cœur), qui s’opposent à cette loi qui déculpabilise les supermarchés en leur permettant de passer le relais aux associations. Et elles ne sont pas les seules à affirmer que cette « solution » touche à peine le fond du problème. A la place, les associations réclament une révolution du système plus en amont.
Les technologistes de Zéro-Gâchis (2011) travaillent directement avec les grandes surfaces comme Carrefour et Auchan pour faciliter l’accès local aux consommateurs à une zone de produits frais proches de leur date limite de consommation et vendus à prix réduits, grâce à leur site web.
Les anarchistes lyonnais des Gars’pilleurs (2013) proposent de faire les poubelles des supermarchés et autres commerces à la tombée de la nuit pour récupérer les produits alimentaires jetés et les redistribuer gratuitement sur la voie publique, car « faire les poubelles de supermarché doit être un mode de consommation de transition » en sensibilisant le grand public aux excès du gaspillage alimentaire.
Les activistes parisiens de Disco Soupe (2012) se coordonnent avec leurs collègues glaneurs nantais de Re-Bon (2014) pour recueillir les fruits et légumes non récoltés des fermes en plus des invendus des commerces pour faire la fête en musique tout en cuisinant des soupes, des salades ou des smoothies.
La tech antigaspi
Côté techno, il existe aussi nombre d’applications mobiles dédiées à la réduction du gaspillage alimentaire dans les commerces. Quelques-unes, comme Yo No Desperdicio en Espagne et Olio en Grande-Bretagne, s’attaquent au gaspillage dans les foyers en mettant directement en rapport les consommateurs voisins. L’appli expérimentale néerlandaise Cheetah aide les camionneurs du Ghana qui transportent les produits alimentaires à trouver la route la plus efficace.
Présentation de l’appli mobile Cheetah (sous-titrée en anglais):
Le Frigo Jaune, un projet conçu par la Française Laurence Kerjean, est un réfrigérateur connecté (online et par chatbot) qui a émergé d’un hackathon en novembre 2016 pour lutter contre le gaspillage alimentaire en entreprise.
Ce mouvement de la tech antigaspi est né en Allemagne en 2013, avec la plateforme en ligne entièrement bénévole Foodsharing.de. Ce réseau en ligne met en relation les consommateurs entre eux et avec les managers des commerces pour donner et avoir accès aux surplus alimentaires. Mais Foodsharing a également déployé quelque 300 réfrigérateurs en libre-service dans toutes les grandes villes allemandes, où n’importe qui peut déposer et/ou se servir de la nourriture gratuitement.
Depuis, des « frigos solidaires » s’installent petit à petit dans les villes, comme à Brixton (The People’s Fridge), Marseille (Emmaüs Pointe Rouge), Paris (Secours Populaire et à La Cantine du 18), dans la petite communauté de Galdakao au Pays Basque (Nevera Solidaria)…
Activisme alimentaire
Côté politique, l’association américaine Food Not Bombs a distribué pour la première fois à Boston en 1981 des plats végétariens cuisinés à partir de fruits et légumes en surplus dans une manifestation contre l’armement nucléaire. Depuis, Food Not Bombs a des branches autonomes à travers le monde, militant toutes pour le changement social dans la non-violence sous la bannière « la nourriture n’est pas un privilège mais un droit » (food is a right, not a privilege).
Côté désobéissance civile, nombre d’associations se chargent de récupérer, transporter et redistribuer indépendamment le surplus alimentaire des commerces à ceux qui ont faim, souvent en exploitant les zones grises de la loi. C’est le cas de la Robin Hood Army indienne, qui s’est inspirée de Re-Food (2011) au Portugal. Depuis son lancement en août 2014 avec six « Robin » à New Delhi, « l’armée » compte aujourd’hui quelque 8870 Robin bénévoles qui ont servi plus de 2 millions de personnes dans 41 villes de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est.
Autre enragé du système quasi institutionnel de gaspillage alimentaire au niveau de la distribution, l’ancien chef britannique à succès international Adam Smith a créé en décembre 2013 The Real Junk Food Project dans sa ville natale de Leeds pour s’attaquer à l’urgence du problème. A partir de son propre réseau professionnel dans l’industrie de la restauration, il intercepte la nourriture dans des circuits d’approvisionnement moins grand public que les supermarchés (restaurants, photographes alimentaires, grossistes…) pour la rendre accessible sous forme de repas cuisinés dans ses cafés Pay As You Feel. L’idée, c’est que chaque personne qui a mangé au café propose quelque chose en échange, selon la valeur qu’elle donne à sa nourriture : son temps et énergie pour aider au fonctionnement du café, ses compétences particulières pour son aménagement, ou tout simplement une contribution financière.
The Real Junk Food Project, Adam Smith à TEDxWarwick (2015, en anglais):
The Real Junk Food Project compte maintenant plus d’une cinquantaine de cafés en Grande-Bretagne, en Europe et en Australie. Fin 2015, le projet est entré dans les écoles avec l’initiative Fuel for School. Fin 2016, le premier supermarché Pay As You Feel a ouvert ses portes à Pudsey près de Leeds. But ultime de Real Junk Food Project ? Mettre fin au gaspillage alimentaire… et se retirer des affaires.
Figure emblématique de la lutte mondiale contre la perte et le gaspillage alimentaires à tous les niveaux de la chaîne d’approvisionnement, l’activiste britannique Tristram Stuart a compris mieux que personne que le problème relève à la fois de l’économie et de l’écologie : la nourriture en décomposition produit de grandes quantités de méthane et contribue de manière significative au réchauffement climatique. Si le gaspillage alimentaire mondial était un pays, selon la FAO, il serait le troisième émetteur de gaz à effet de serre avec 3,3 milliards de tonnes, juste après la Chine et les Etats-Unis.
«Why Are We Wasting So Much Food?», Tristram Stuart (2015, en anglais):
Depuis la publication de son livre Waste: Uncovering the Global Food Scandal en 2009, son association Feedback n’a cessé de militer contre le gâchis de la nourriture. D’abord avec les grandes manifestations Feeding the 5000 (Londres, Paris, Dublin, Milan, Athènes, New York, Sydney, Amsterdam, Bruxelles…) où 5000 personnes dégustent un repas gourmet cuisiné exclusivement à partir de surplus alimentaire. Ensuite avec le Gleaning Network (2012), le réseau de glanage qui a d’ailleurs inspiré les Re-Bon nantais, et The Pig Idea (2013), une campagne pour défier la loi européenne post-fièvre aphteuse qui interdit l’alimentation des porcs avec les surplus de la restauration. Car le commerce de l’alimentation porcine fait monter les prix du blé, du maïs et du soja, tandis que la culture du soja se fait au détriment de la forêt tropicale en Amazonie. Sans oublier que la méthanisation, cette méthode de compost industriel, produit environ vingt fois plus d’émissions de carbone que le fait de donner nos restes alimentaires aux cochons.
Tristram Stuart et son équipe de Feedback poursuivent leurs recherches pour trouver des alternatives au gaspillage à court terme et une solution holistique au système dysfonctionnel d’approvisionnement alimentaire à long terme.
La révolution globale de notre système d’approvisionnement n’est certes pas simple, contrairement au message unique porté par tous les projets et associations qui la réclament : stop au gaspillage alimentaire !