Entretien avec l’artiste slovène Marko Peljhan, à l’origine du Makrolab, ce medialab du futur, qui, depuis 1997, se pose partout dans le monde et accueille artistes, hackers, scientifiques. Première partie en climats tempérés.
Ljubljana, correspondance
Le 6 juin 2017, à Ljubljana, la galerie Kapelica accueillait la conférence internationale Earth Without Humans et présentait Somnium. Cette installation basée sur les datas du télescope spatial Kepler à la recherche d’exoplanètes est signée Danny Bazo, Karl Yerkes et Marko Peljhan. L’occasion pour l’artiste-chercheur Benjamin Pothier, qui nous avait raconté sa mission « martienne » ce printemps, d’un grand entretien avec l’artiste slovène Marko Peljhan sur les vingt ans du Makrolab, une architecture techno-écologique utopique, un medialab mobile et autosuffisant.
Depuis sa création pour la documenta 10 de Kassel en 1997, le Makrolab a été posé en différents endroits dans le monde et ambitionne de devenir une base polaire pour artistes et scientifiques. Marko Peljhan évoque dans cette première partie de l’entretien la genèse du projet et sa première décennie avec des installations sur une île en Australie, les Alpes slovènes, les Highlands écossais et un îlot de la lagune de Venise. Dans la seconde partie, il reviendra sur la continuité antarctique et arctique du projet.
Pouvez-vous nous raconter l’histoire du Makrolab?
Le Makrolab a vu le jour au début des années 1990 durant la guerre civile en ex-Yougoslavie. Je viens du théâtre et de la radio et je travaillais alors avec une amie chère qui est décédée cette année, Ivana Popović, une artiste pluridisciplinaire, costumière et performeuse de Zagreb. Nous cherchions à concevoir une performance en plein air sur l’île de Krk, en mer Adriatique. En cherchant un site sur l’île, nous avons entendu parler d’un lieu appelé Mjesec (“la Lune”). Nous nous sommes mis à rechercher cet endroit et avons trouvé près du cimetière qui domine la ville de Baška, un panneau indiquant Put na Mjesec, ce qui veut littéralement dire “le chemin pour la Lune”.
Nous avons trouvé ce paysage rocailleux magnifique et désolé, avec très peu de végétation, un peu comme un paysage lunaire, à cause des forts vents venant des montagnes du Velebit, un vent de nord-est nommé bora qui tombe des hauteurs de ces montagnes dans l’Adriatique. Et là, alors que nous marchions dans la zone de Mjesec, nous avons entendu quelque chose qui semblait être du tonnerre. Ce n’était pas le son de l’orage, mais celui d’explosions d’artillerie. Très loin de là, dans la région de Gorski Kotar et le nord-ouest de la Bosnie, près de Bihać, se trouvait à l’époque une ligne de front. Et nous pouvions en entendre les roulements de tambour. Ce fut une sorte de moment qui a changé ma vie si je remets cela en perspective… Ces choses prennent un autre sens avec un peu de recul dans le temps… Le projet Makrolab est né là. Il ne portait pas encore son nom, bien sûr, mais l’idée était là, le besoin d’une sorte d’autonomie intégrale dans une société en guerre.
C’était comment d’être artiste pendant la guerre en Yougoslavie?
Ces années-là, je me posais beaucoup de questions sur ce que cela peut signifier de s’engager dans l’art dans des temps de conflit et de dissensions. Quel est le rôle d’un artiste en temps de guerre ? Toutes ces questions qu’il est logique de se poser lorsque vous vous retrouvez au milieu d’une zone de guerre. Il faut à cet égard regarder ce qu’il s’est passé à Sarajevo lorsque nos collègues se sont mis à produire des travaux artistiques très forts. Il y a des manières assez évidentes de parler d’un conflit de l’extérieur, mais quand vous vous retrouvez à l’intérieur, c’est une histoire complètement différente.
Avec Jurij Krpan, l’actuel directeur artistique de la galerie Kapelica, un ami très proche, alors jeune architecte, j’ai parlé de mon idée d’espace et de machine autonome. Je lui ai demandé : “Qu’en dis-tu si nous pouvions construire une sorte de machine de scène qui serait complètement immunisée contre la guerre, qui pourrait être alimentée par les énergies solaires et éoliennes, qui pourrait être complètement autonome et survivre à toutes sortes de conditions sociétales difficiles ?” Jurij a pris quelques jours et est revenu avec des croquis d’étude, les premières esquisses architecturales. Elles sont en ce moment visibles au musée d’Art moderne de Ljubljana. Elles sont très abstraites, mais j’ai commencé à construire des schémas de ce que cette architecture pourrait contenir : un bloc pour le son et les communications, un bloc pour le transfert de chaleur, un bloc pour la lumière, un bloc d’écosystèmes de survie, de production de nourriture, de production d’énergie, de recyclage des eaux usées, etc., le tout intégré selon une logique métatextuelle. C’était vers 1993, 1994, je voulais vraiment le construire, ce n’était pas du tout une idée spéculative. C’est comme cela que tout a démarré.
Comment connaissiez-vous tous les aspects techniques requis?
J’ai un passé dans les technologies de communication et de radio amateur, ainsi que dans l’aviation et le spatial. Je m’y intéressais, depuis mes années d’étude, avec l’histoire des avant-gardes du XXème siècle et du Bauhaus… Je suivais le monde de l’industrie de près, je lisais des magazines comme Aviation Week & Space Technology. Quand j’étais plus jeune, je passais les étés aux Etats-Unis (ma sœur vivait à Chicago), j’allais à la bibliothèque, lisais tout l’été, je commandais des livres, etc.
Cet intérêt pour le spatial vient de mon père, collectionneur d’une série spatiale publiée en Italie au début de la conquête spatiale, L’Uomo e lo Spazio, qui suivait les développements spatiaux, dans les années 1960 et 1970. J’ai toujours cette collection, avec des enregistrements vinyle des premiers satellites, des communications spatiales, toutes ces choses que l’on trouve aujourd’hui facilement sur Internet. J’ai grandi en me documentant sur ces technologies, sur l’autonomie, le recyclage de l’eau, le recyclage des déchets humains, sur l’hydroponie, l’aquaponie, l’aéroponie. Et j’ai réalisé ensuite, en voulant trouver plus de documentation sur ces sujets, qu’il y avait en réalité peu de littérature disponible. Des articles scientifiques bien sûr, des manuels à la marge, mais aux premiers temps de l’Internet, il était encore difficile de trouver de l’information sur ce type de technologies. Et pour être franc, à cette époque je ne connaissais pas encore le Whole Earth Catalog, une somme de connaissances très “californienne”…
Comment avez-vous fait pour accéder à plus de documentation?
Il y avait Gopher à l’époque, mais pas Google. Du coup, je cherchais essentiellement des livres, des mots-clés, des magazines. On pouvait alors remplir des questionnaires à propos des technologies présentées dans ces magazines, et les entreprises vous contactaient. En 1994, j’ai créé une entreprise fictive nommée Projekt Atol Communication Technologies (Pact Systems), qui servait de vitrine pour collecter toutes ces données venant principalement de l’industrie de la défense. J’ai commencé à recevoir des lettres, des brochures. C’était la période post-soviétique, post-guerre froide et pré-11 Septembre, une époque d’expansion de la sphère économique occidentale en Europe et aux Etats-Unis où les entreprises étaient assez volontaires pour vous envoyer un tas d’informations. Elles les expédiaient en format imprimé, dans la mesure où l’Internet était encore dans son enfance, il était donc possible d’avoir accès à presque tout, parfois même des manuels d’interfaces de contrôle et des données techniques très détaillées. J’ai toujours une importante collection de documents de ces années.
En étudiant ces documents, j’ai pris conscience qu’il y avait une connexion claire entre les systèmes technologiques militaires et les systèmes civils. On comprend bien cette transition de la technologie militaire vers le civil et vice versa quand on observe l’histoire de l’Internet. L’Internet a été fondé en s’inspirant de l’expérience de l’Arpanet, comme un moyen de mettre en relation la recherche et les initiatives universitaires, donc n’ayant rien à voir avec la technologie militaire, rien à voir avec le nucléaire. Les gens disent que l’Internet est d’origine militaire, mais c’est une sorte de mythe urbain, cela vient d’un processus de “conversion” mais pas d’un processus “top-down”. Lorsqu’on regarde de près cette histoire, on réalise à quel point les complexes scientifiques, industriels, militaires, spatiaux ou technologiques sont interconnectés. On réalise que le monde n’est pas noir ou blanc, mais qu’il existe de multiples nuances de gris, et beaucoup de projections et de visions scopiques.
Je me suis donc plongé dans cette complexité et j’ai commencé à penser comment créer et construire ce lab. L’idée était très utopiste, un lab où six à huit personnes pourraient vivre pendant trois à quatre mois. Le nom vient d’un projet que j’avais réalisé auparavant, Mikrolab, qui avait un objectif différent mais qui voulait aussi pousser les technologies à leurs limites, sous la forme de films en temps réel calculés par ordinateur qui faisaient partie d’une série de travaux nommée Ladomir-Faktura, Ladomir étant un poème du futuriste russe Velimir Khlebnikov et Faktura, un terme des avant-gardes russes qui décrivait, entre autres, les qualités tactiles du langage. Il existe de nombreux livres sur ce sujet, quelques lignes ne suffisent pas. Nous parlons de matériaux, de qualités physiques par lesquelles l’immatériel se manifeste. Faktura en peinture est une qualité tactile de la peinture, une démonstration visuelle des propriétés inhérentes aux matériaux, qui va donc au-delà des trois dimensions.
Et comment le Makrolab est-il devenu une réalité?
Je travaillais sur l’idée initiale avec un autre architecte que Jurij Krpan m’avait suggéré, Bostjan Hvala, un jeune originaire de Nova Gorica, comme moi. Un jour, par totale coïncidence, Catherine David, la commissaire de la documenta 10 à l’époque, est passée à Ljubljana. On m’a présenté à elle comme une sorte de jeune artiste intéressant qui faisait quelque chose que personne ne comprenait. Mais elle a compris et dit “c’est intéressant, je veux construire ce projet”. J’ai dit “ok, vous voulez construire ce projet, génial !”. Et c’était parti ! Elle comprenait en quelque sorte l’utopie qui soutenait le projet, et l’utopie était très liée à son concept de commissariat pour la documenta 10. Pour vous dire la vérité, avant de la rencontrer, je connaissais peu de choses sur la documenta. Je connaissais les projets que Joseph Beuys y avait réalisés, je connaissais Harald Szeemann, je savais que c’était une exposition d’art importante, mais c’était à peu près tout ce que je savais. Et donc, soudainement, Makrolab n’était plus un rêve ni une vision, nous allions devoir le matérialiser.
Bien sûr, personne ne voulait sponsoriser cette structure utopique. Nous avions un soutien minimum de notre ministère de la Culture, mais à l’époque j’étais plutôt persona non grata, ils ne savaient pas dans quelle boîte me mettre. En termes de budget, nous cherchions quelque chose comme 50000 deutschemarks, environ 25000€ d’aujourd’hui. Ce qui à l’époque était beaucoup d’argent… J’ai fini par prendre un prêt bancaire à la branche slovène de ce qui est aujourd’hui la Société Générale, la seule banque qui localement s’est jamais intéressée aux artistes, et après d’incroyables histoires logistiques que je pourrais décrire dans un mémoire comme avertissement aux utopistes, le Makrolab a débuté sa vie à la documenta 10 en 1997. Nous avons trouvé un site, à environ 20km de Kassel, au sommet de la colline de Lutterberg.
J’ai toujours cherché des sites chargés de questions historiques non résolues et Makrolab ne faisait pas exception. Cette colline particulière et la région de Kassel étaient à la frontière du bloc de l’Est, de l’Allemagne de l’Est avant la réunification. Et de nombreux signes laissaient penser que l’on pouvait intercepter beaucoup de communications locales d’intelligence militaire autour de Kassel. La colline était une position idéale pour cela.
Le Makrolab se manifestait selon trois différents domaines d’intérêt et d’investigations : les télécommunications, les migrations et le climat. J’ai choisi ces trois champs parce qu’ils sont dynamiques, globaux, qu’il est très difficile de construire des modèles informatiques autour d’eux. Et c’est là que l’art peut apporter des réponses aux questions les plus difficiles les concernant.
Bien sûr, avec les grandes avancées de la modélisation informatique et le machine learning (apprentissage automatique, ndlr), il existe maintenant d’excellents modèles climatiques et technologies prédictives dans les télécommunications et toutes sortes de flux migratoires, du capital aux personnes et aux échanges commerciaux. Mais si vous voulez par exemple analyser le statut des réseaux de télécommunications aujourd’hui, personne ne peut vous donner une réponse très précise.
En laissant de côté l’économie, c’est du côté du climat qu’on s’approche le plus d’un modèle complet. C’est en quelque sorte assez beau : nous savons que nous construisons ces entités, les mettons en mouvement, et qu’elles nous formatent complètement, mais nous ne les comprenons toujours pas en totalité. C’est un peu la thèse que j’ai défendue dans la conférence à la galerie Kapelica : comment l’art et la philosophie peuvent apporter des réponses à des questions scientifiques impossibles.
Et le Makrolab a ainsi commencé à avoir sa propre vie?
Oui, une vie pour et à lui tout seul… Nous l’avons placé dans différents lieux, nous avons été invités en Australie, sur l’île de Rottnest, près de Perth, en 2000. Puis nous l’avons installé en Slovénie pour deux courtes périodes, une sorte de phase expérimentale. Puis il y a eu l’Ecosse avec Arts Catalyst en 2002. Et ensuite la biennale de Venise en 2003. Mais cela a toujours été compliqué de financer ce monstre…
Le projet était censé durer dix ans avant d’être installé en Antarctique comme une station art-science permanente pour permettre aux artistes et aux scientifiques de travailler ensemble. Il n’est toujours pas en Antarctique… Quand nous avons commencé à travailler au projet, l’Antarctique n’était pas du tout un sujet à la mode, les artistes n’y allaient pas. Il y avait bien sûr quelques peintres ou écrivains, mais pas d’art nouveaux médias, rien de la sorte…
Retrouver la deuxième partie de cet entretien
Voir aussi un documentaire sur la première décennie de l’aventure Makrolab (sous-titré en anglais), les sites de Marko Peljhan et de Projekt Atol