Augmenter la ville, oui mais pour qui?
Publié le 20 juin 2017 par Annick Rivoire
L’artiste n’est-il qu’un faire-valoir de la politique de la ville? La fabcity peut-elle aider à des projets urbains basés sur l’intelligence collective? Métamines#1, à la Station-Gare des Mines, a posé le cadre d’un vaste chantier.
Dans l’interzone de la Station-Gare des Mines dans le nord-est parisien, à cheval entre le 18ème, Saint-Denis et Aubervilliers, l’événement Métamines#1, organisé par le Collectif Mu et SNCF Immobilier, avec la participation du medialab Makery, fait figure de test grandeur nature. Mu anime sur cette friche SNCF depuis deux étés déjà un îlot festif et artistique entre périph, hangars et réaménagement commercial à méga-échelle. Les 8 et 9 juin s’y sont croisés et rencontrés un aréopage d’architectes, urbanistes, aménageurs, artistes, makers, développeurs et élus pour la première pierre d’un « laboratoire des différentes modes d’appréhension par les artistes et les acteurs de l’innovation du territoire et de ses mutations ». Un mélange de tables rondes, ateliers, performances et concerts (et même un petit cocktail).
Un test à échelle du territoire qu’on pourrait résumer ainsi : d’un côté, la smart city qui ne fait plus florès (et n’a jamais vraiment intéressé les citoyens et les architectes, mais plutôt les grands opérateurs type Cisco), la ville « augmentée » (ou responsive ou 2.0…), celle des opérateurs publics et privés (élus, promoteurs) et urbanistes ; de l’autre, des citoyens engagés dans les fablabs, dans l’écologie urbaine, dans l’art dans la ville… Entre les deux, un fossé, comme le dit en plaisantant (à moitié) Magali Volkwein, directrice de l’urbanisme de l’agence Devillers et Associés : « Ici-même, dans le schéma d’aménagement de la ZAC des Mines, vous (les artistes de Mu) serez sous terre » – « même si vous avez créé l’ambiance et l’identité » du territoire.
Question d’échelle ? A la ZAC des Mines, rappelle cette urbaniste responsable du vaste projet de renouvellement urbain, « le bel idéal d’une seule ZAC s’est fracassé ». Il y a désormais deux ZAC, le territoire en question intéressant trois communes, deux départements, le Grand Paris, des opérateurs privés et publics. Sans compter l’installation d’ici 2020 de deux campus (le Quartier universitaire du Grand Paris, QUGP) éloignés géographiquement. A interlocuteurs multiples, projets multiples… Finalement, le choix a été fait de « faire monter la ville » pour passer au-dessus du périph, et donc « d’enterrer » la Station-Gare des Mines sous 8m de remblai. Que peuvent faire des collectifs d’artistes, « avant-poste de la culture alternative à la périphérie de la capitale » comme aime se présenter la Station, des associations sans grand budget comme la Fab City Grand Paris (constituée cet hiver, elle regroupe d’ores et déjà une dizaine de structures s’intéressant à la ville résiliente par le « faire »), face à des mastodontes de l’aménagement urbain ?
« Pour ne pas sombrer dans le “participation washing” (comme existe le greenwashing, entendez les bonnes œuvres des industriels les plus polluants, ndlr), avance Julien Paris, datascientiste, ce qu’il y a à inventer, c’est de penser comment les données, les infos et les ressources peuvent circuler au sein des réseaux qui essaient de réinventer l’urbain, de prendre en compte la diversité de ses acteurs et de répondre à leurs faiblesses et leurs fragilités pour avoir plus de poids face à ceux qui fabriquent la ville ». Olivier Le Gal (coordinateur du Collectif Mu) a beau demander s’il n’est pas possible d’imaginer dans un aménagement urbain de laisser une place aux fameuses zones blanches vantées par l’écrivain Philippe Vasset (lui aussi invité de Métamines), si propices aux déambulations artistiques, aux créations en devenir, bref, de ne pas tout prévoir, Magali Volkwein répond : « Il n’existe pas encore de passerelle pour imaginer des activités alternatives, le Collectif Mu est ici pendant la transition, mais après, c’est trop cher. »
Les impératifs économiques, les règles et affectations commerciales des espaces, bref les multiples contraintes empêcheraient toute vision poétique. Comment lutter contre une forme d’instrumentalisation des artistes largement utiles pour la « festivalisation de l’aménagement » (toujours Magali Volkwein) puis eux aussi repoussés dans les nouvelles marges de la ville ? Comment dépasser la simple concertation des riverains évoquée par Thibault Lemaître, de l’agence Ville Ouverte ? Montré en exemple, le jeu vidéo à la SimCity « Dessinez votre parc » pour faire participer de nouveaux publics à la concertation en amont de l’aménagement du parc de Chapelle Charbon, une friche ferroviaire de 6,5 hectares dans le 18ème, affiche d’excellents retours : 1569 personnes y ont joué en août et septembre 2016, la plupart ayant moins de 30 ans. Sauf que le jeu n’a été qu’un moyen pour « sensibiliser » au projet et n’a pas été utilisé pour modeler le parc (projet en cours), reconnaît Thibault Lemaître.
Agilité urbaine
Nancy Ottaviano, architecte du collectif Quatorze, qui propose le prototypage citoyen de la place des Fêtes et de la place Gambetta dans le cadre du projet lancé par la Ville de Paris Réinventons nos places (projet en cours, on vous parlait ici du collectif Coloco à la place de la Nation), pense au contraire qu’il existe une façon d’agir sans en passer par des années de plans d’aménagement, en dialogue avec les habitants : « Vous n’êtes pas dans une démarche agile ! »
Le collectif Quatorze prend le parti d’une fabcity, où la « conception open source et l’économie circulaire » favoriseraient la réinvention des « communs urbains », précisément. C’est aussi ce que défend Francesco Cingolani, architecte, ingénieur, responsable de Design by Data, cofondateur du living lab Volumes et de Fab City Grand Paris : « La fabcity se propose de participer à la visibilisation de la fabrication de la ville, de rendre visible l’invisible, ce qui est très important pour un architecte comme pour l’usager. »
Oui mais, qui est cet « usager » qu’il faudrait impliquer dans la conception ? « Le problème de la concertation, rappelle Magali Volkwein, c’est que ce ne sont pas que les riverains : on crée un quartier neuf, tout un tas de gens vont venir habiter ici qu’on ne peut pas consulter. »
Et les data dans tout ça?
Si le numérique peut « augmenter » la ville, les enjeux des données citoyennes pour des villes comme Paris ou Nantes « ne sont pas forcément de manipuler et visualiser des données mais de réinventer des modes de fabrication faisant appel à l’intelligence collective », soutient Julien Paris. Comme le rappelle le modérateur de l’après-midi de Métamines#1, Ewen Chardronnet (qui est aussi responsable du medialab Makery), les votations collectives permettraient idéalement d’élargir la participation mais pourraient être aussi détournées de leur objectif premier pour servir à des fins de profilage politique ou marketing. Sauf à défendre des outils d’engagement soucieux de défendre la vie privée et open source comme le fait la plateforme européenne D-Cent (testée à échelle urbaine à Barcelone avec Decidim depuis 2013)… « Il n’y a pas de données brutes ou innocentes », dit autrement Julien Paris.
Est-il inconcevable d’imaginer une ville résiliente, c’est-à-dire capable de digérer les crises, et, au-delà d’anticiper les catastrophes écologiques, sociales, économiques à venir ? Et de le faire collectivement ? On sent bien que les velléités d’ouverture se heurtent déjà à la multiplicité d’acteurs institutionnels engagés dans la fabrique de la ville. Le plan d’aménagement de la ZAC des Mines, entamé en 2009, en est à sa version 126, rappelle incidemment Magali Volkwein. A l’échelle du projet urbain, l’artiste, le migrant, le pauvre et même le fablab sont encore portion congrue. Dans les passionnants débats entendus à Métamines, le contexte social, où des familles rom font la manche devant la Station, où le centre d’accueil pour migrants déborde (et se fait déborder) sur le quartier de la Chapelle, est convoqué aussi régulièrement que les makers et les artistes squatteurs. Ces réalités coexistent avec les grands studios télé et les bureaux prestigieux des anciens hangars réhabilités.
A leur micro-échelle néanmoins, artistes, roms, migrants et makers font le récit de la ville. L’artiste sonore Rodolphe Alexis en faisait la démo en marge des tables rondes avec SoundWays, l’appli mobile d’écoute géolocalisée de créations sonores, radio, documentaires signée Mu. La promenade à Chapelle Charbon de l’artiste Jeanne Robet a ainsi été actualisée pour Métamines. Côté makers, les allumés de BrutPop proposaient un micro-atelier Pimp Ur Smartphone qui a permis à au moins cinq personnes présentes à cette première édition de Métamines de transformer leur téléphone en station d’enregistrement portative. Comment ? « Tu soudes un séparateur audio (entrée et sortie), explique David Lemoine (le chanteur du groupe Cheveu), tu télécharges des applis d’enregistrement, tu chasses les sons avec un micro type piezo et un casque et voilà. » Et le son de la ville est à nous !
Métamines#1 «Augmenter la ville: intelligences collectives, créations numériques et mise en récit du territoire», les 8 et 9 juin à la Station-Gare des Mines: les vidéos des tables rondes seront prochainement mises en ligne; le projet se poursuit en mars (Métamines#2) et juillet 2018 (Métamines#3, dans le cadre de FAB14)