Pourquoi les fablabs pourraient être les outils de la transition des territoires
Publié le 2 juin 2017 par Yann Paulmier
Dans les zones désindustrialisées comme en Picardie, les fablabs peuvent-ils être utiles à la cohésion sociale et au retour à l’emploi? Des pistes existent, affirme Yann Paulmier, cofondateur de la Machinerie d’Amiens.
Amiens et sa région ont rarement l’occasion de faire la une des médias nationaux. Ces derniers mois, c’est pourtant arrivé plusieurs fois. D’abord avec le succès du documentaire de l’amiénois François Ruffin, Merci patron!, sorti en 2016 et retraçant l’histoire d’une famille de Poix-du-Nord victime de la fermeture de leur usine, qui met le sujet de la désindustrialisation frappant la région sur le devant de la scène. C’est ensuite, pendant la campagne présidentielle la médiatisation de la fermeture de l’usine Whirlpool d’Amiens, qui érige la ville et son bassin d’emploi en symbole du ravage des délocalisations et de la crise de l’industrie.
Au-delà de ces mobilisations médiatiques, ce mal ronge notre territoire depuis des décennies. Notre quotidien régional se fait régulièrement l’écho des délocalisations ou fermetures d’usine. Au début des années 2000, l’agglomération d’Amiens Métropole perd 500 emplois avec la fin de l’usine Magneti-Marelli. En 2014, la fermeture de l’usine Goodyear se solde par près de 1200 suppressions de postes. Aujourd’hui, ce sont près de 600 emplois qui sont directement menacés par la fermeture de Whirpool. En tout, entre 2008 et 2014, le Grand Amiénois a perdu 4200 emplois, soit une baisse de 3,3%, dont 3000 pour l’industrie, soit -14% d’emplois industriels !
Le traumatisme des plans sociaux
Les chiffres sont impressionnants, mais reflètent mal le traumatisme que représente pour la population la succession des plans sociaux, la multiplication des délocalisations, la déliquescence des usines devenues friches industrielles qui défigurent les paysages. En trente ans, c’est une culture, un mode de vie, un univers psychologique qui a été balayé. Jusque dans les années 1980, l’usine était un point cardinal de la vie dans ces territoires. Pour le meilleur et pour le pire, elle était le passé, le présent et l’avenir de tous leurs habitants. Depuis, les coups de boutoir de la mondialisation ont détruit tous ces repères. La seule question qui reste aujourd’hui dans l’esprit de ceux qui ont encore leur emploi est de savoir pour combien de temps encore.
Avec un taux de chômage de 11,9% au quatrième trimestre 2016, soit près de deux points au-dessus de la moyenne nationale, et une forte part de l’emploi liée à l’administration ou aux services publics (45% des emplois de l’agglomération sont des emplois publics, de l’enseignement ou de l’action sociale selon l’Insee), l’agglomération d’Amiens Métropole fait face à un défi majeur, celui de la nécessaire transformation profonde de son tissu économique.
Marquée à la fois par le legs de son passé industriel, et par son ex-statut de capitale de région, elle a pendant longtemps été préservée de l’hémorragie qui touche les autres territoires du département. Mais l’industrie s’étiole, irrémédiablement. Et la fusion des régions Nord-Pas de Calais et Picardie entraîne le départ vers Lille de nombreuses administrations et sièges sociaux d’entreprises. Avec ces deux secteurs en déclin, quantitativement les plus pourvoyeurs d’emplois, il devient urgent de réinventer un modèle économique pour le territoire.
Un rôle pour les fablabs?
Notre structure est implantée dans un territoire qui incarne l’urgence de la transition économique, écologique et sociale de notre pays. Sans dramatisation, nous avons véritablement le sentiment de traverser un « état d’urgence social ». C’est à cette transition que nous tentons d’œuvrer à notre niveau, en utilisant notamment les outils du numérique. Face à ce défi, les impératifs sont nombreux : inventer de nouveaux emplois, transmettre de nouvelles compétences, trouver de nouvelles manières de restaurer le lien social et d’intégrer toutes et tous…
Si l’on observe nos activités indépendamment, leurs formes sont diverses : solutions d’hébergement physique d’entrepreneurs, d’indépendants, de télétravailleurs ; accès au numérique et notamment aux outils de fabrication numérique pour acquérir des compétences, réaliser des projets, démarrer son activité ; mutualisation d’un espace de test commercial de son activité ; accompagnement de la transition numérique de l’économie et des territoires ; accompagnement à l’entrepreneuriat…
Mais lorsqu’on les observe dans la globalité, notre initiative vise à répondre au besoin d’émergence d’activités et d’emplois locaux sur un territoire. Les outils du développement durable, de l’économie de la fonctionnalité, de l’économie collaborative et la multiplication des outils numériques permettent d’imaginer des moyens de répondre collectivement et localement aux besoins sociaux exprimés sur les territoires. Contrairement aux grandes plateformes numériques (Uber, Airbnb…) qui ne proposent aux individus que des micro-activités et qui contribuent à les isoler, notre ambition est de s’appuyer sur la coopération, la mutualisation, et l’innovation sociale pour construire des outils nous permettant de reprendre le contrôle de notre économie locale.
Une boîte à outils de la transition
L’une des premières difficultés pour lancer son projet, c’est de disposer des outils et moyens de prototyper, tester et produire le bien ou le service que l’on a imaginé. A la Machinerie, nous nous appuyons sur le principe de la mutualisation, de la propriété collective, pour mettre à disposition des entrepreneurs locaux un espace de travail (coworking), des machines, des outils (fablab) et les ressources nécessaires (formation et conseil) pour apprendre à démarrer son activité. C’est l’une des conditions essentielles pour favoriser le développement de la production locale, le made in Amiens. Dans tous les territoires, on retrouve cette envie de retrouver une production locale, par le biais des circuits courts notamment. Les fablabs peuvent servir ici d’infrastructure à ce développement.
Dans un monde où les entreprises et les emplois évoluent de plus en plus rapidement, l’accès à la connaissance et la possibilité de se former tout au long de la vie deviennent primordiaux. Pour cette raison, la Machinerie se doit d’être une Université du faire. « Université » car l’accès y est universel : n’importe qui, petit ou grand, quel que soit son niveau, son parcours, ses diplômes, peut y venir et s’y former. Les seules conditions à respecter sont d’être volontaire, et de respecter les règles communes. « Faire », car la pédagogie par projet et l’apprentissage par le faire sont au cœur de la démarche pédagogique de notre structure. Les enseignements sont axés sur des techniques, l’utilisation de machines, ou la réalisation d’objet car l’objectif est avant tout de permettre à tous de disposer des moyens d’agir, de concrétiser ses projets, ou de se reconvertir vers une nouvelle activité.
Faire, c’est bien. Mais le faire ensemble et pour répondre à des besoins sociaux, c’est mieux. En cela, la Machinerie se revendique laboratoire d’innovation sociale. Grâce à des outils comme son incubateur de projet (Starter), mais aussi à des méthodes et un environnement favorisant la coopération et la coconstruction, nous contribuons à faire émerger des projets d’innovation sociale au service du territoire. Formation au numérique pour les seniors, kit de produits locaux livrés en entreprise, interface tangible pour l’apprentissage du code informatique… les exemples sont nombreux. Et pour la plupart, ils sont partagés en open source pour être repris et essaimés ailleurs.
Atelier du made in local, université du faire, laboratoire d’innovation sociale, les pistes de structuration de l’utilité sociale des fablabs pour les territoires sont nombreuses. Chaque situation est spécifique, et chaque initiative doit pouvoir s’emparer des bonnes pratiques développées ailleurs pour apporter sa pierre au développement de son territoire.
Reste deux écueils à éviter. D’une part, les fablabs et tiers-lieux ne seront qu’une composante d’une politique globale qui se doit aujourd’hui de proposer une place aux espaces ruraux ou en crise au sein de la mondialisation. En faire le nouvel « outil miracle » ne pourrait que leur porter préjudice. D’autre part, il n’y aura pas un seul modèle à dupliquer et essaimer sur tous les territoires. La clé de la réussite de la transformation des territoires reposera sur l’implication des acteurs locaux. Et c’est en fonction de leurs besoins et de leurs ambitions que pourront se dessiner les contours d’un modèle local durable.
Yann Paulmier est cofondateur et chef de projet entrepreneuriat à la Machinerie d’Amiens