Krzysztof Nawratek: «Réindustrialiser la ville est un projet politique»
Publié le 16 mai 2017 par Ewen Chardronnet
#Fablab Festival. Entretien avec Krzysztof Nawratek, architecte et urbaniste de l’université de Sheffield, à propos de l’essai qu’il a dirigé, «Urban Re-industrialization».
Toulouse, envoyé spécial
La Fabcity était au cœur du Fablab Festival 2017, en perspective du Fab City Summit qui se tiendra à Paris en juillet 2018. Pour l’architecte et urbaniste Krzysztof Nawratek, qui intervenait à Toulouse samedi 13 mai à l’invitation du medialab Makery et du festival, il n’y a pas de modèle complet de Fabcity si celle-ci ne considère pas l’inclusion radicale de tous les éléments de la vie urbaine, c’est-à-dire aussi bien la grande industrie que les migrants et les travailleurs détachés.
A contre-emploi de l’enthousiasme propre au rendez-vous toulousain, il a voulu y soutenir une perspective critique. La réindustrialisation urbaine, estime-t-il, est trop souvent interprétée soit comme une méthode pour accroître l’efficacité marchande dans le contexte d’une économie verte soutenue politiquement, soit comme une caricature nostalgique du concept de classe créative mutant vers une vision axée sur l’impression 3D, la « fabrication de boutique » et l’artisanat.
Ces deux visions confineraient la réindustrialisation urbaine dans le contexte du régime économique néolibéral actuel et du développement urbain basé sur la propriété et la spéculation foncière. Krzysztof Nawratek pose la question d’une réindustrialisation urbaine plus radicale. Peut-on l’imaginer comme un projet sociopolitique et économique progressiste, visant à créer une société inclusive et démocratique basée sur la coopération ? Entretien.
Votre livre, «Urban Re-industrialization», à paraître ce printemps, est «une tentative de regarder la ville postindustrielle et postsocialiste d’un autre point de vue, une sorte de négatif de la ville industrielle moderniste. Si pour des raisons logistiques et des considérations de la santé des résidents, le modernisme a essayé de séparer les différentes fonctions les unes des autres (essentiellement éloigner l’industrie des zones résidentielles), la ville industrielle 2.0 doit être basée sur les idées de coexistence, de proximité et de synergie». C’est-à-dire?
Il existe deux raisons principales. La première est pratique, la seconde éthique. La raison pratique se fonde sur une certaine idée de l’écologie industrielle. On peut par exemple citer le parc éco-industriel de Kalundborg à l’ouest de Copenhague qui démontre les bénéfices partagés de rassembler plusieurs industries sur un même territoire. On peut considérer les villes, essentiellement les villes européennes et asiatiques, comme étant déjà des systèmes socioéconomiques denses ; ainsi la ville industrielle 2.0 s’appuie simplement sur les connexions existantes pour les rendre plus fortes, plus synergiques.
L’argument éthique repose sur des présupposés similaires : renforcer les liens existants, créer de nouvelles relations, construire des synergies permet de créer une ville plus inclusive. Radical Inclusivity était le titre de mon livre précédent. Je vois cette idée d’inclusion radicale comme une alternative aux idées marxistes de lutte des classes ou aux idées schmittiennes du conflit comme essence de la politique.
Vous évoquez le fait que la réindustrialisation en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis n’a réellement commencé qu’avec la crise de 2008, qui a rendu évidente la banqueroute du modèle de développement urbain fondé sur la spéculation immobilière et le capitalisme liquide. Barcelone et Paris soutiennent le mouvement de relocalisation par la micro-industrie tandis que d’autres politiques néolibérales encouragent la gentrification des centres-villes par les classes créatives et font la promotion d’une «industrie 4.0» et d’une robotisation massive. Qu’en pensez-vous?
Les politiques néolibérales, comme l’a dit le géographe David Harvey, constituent une « revanche » du capital après les années d’Etat-providence. La politique néolibérale a consisté et consiste à transférer le pouvoir d’une société post-Etat-providence relativement démocratique et égalitaire vers les élites capitalistes. La robotisation et la gentrification des classes créatives sont juste les nouveaux symptômes du même vieux néolibéralisme. L’objectif est le même : créer une société hiérarchisée et statique.
Je ne suis cependant pas contre toute forme de hiérarchie. Je suis par exemple fasciné par le cas de Barcelone et le projet du quartier de Poblenou, où les forces ascendantes et descendantes se rencontrent. Il est encore tôt pour évaluer ce projet, mais c’est très prometteur. La ville industrielle 2.0 n’est définitivement pas un projet néolibéral, mais plutôt une tentative de créer une ville inclusive et égalitaire, également robuste économiquement.
La FAB12 se tenait l’an dernier à Shenzhen, capitale de la micro-industrie. Votre livre aborde la mondialisation, de la fabrication en Chine à l’exportation, de la crise carbone des transports aux mesures protectionnistes prises aux Etats-Unis et en Europe. Depuis l’élection de Donald Trump et son programme rejetant l’accord de la COP21 ont émergé des discours politiques revendiquant un «souverainisme écologiste», comme dans certaines critiques des accords Tafta et Ceta. Comment, dans ce contexte, introduire une vision résiliente de la réindustrialisation urbaine?
C’est une question vraiment fascinante, mais je ne suis pas certain de pouvoir bien y répondre. Je suis certain que les questions écologiques vont devenir de plus en plus centrales en Europe, mais il est difficile d’envisager un mouvement écologique digne de ce nom qui ne soit pas global. Je suis donc assez circonspect sur la notion de « souverainisme écologiste ». Cette idée pourrait être reformulée de manière intéressante si on la recentre sur l’idée simple qu’il va falloir « faire sa part du travail » et si on la connecte à la réindustrialisation urbaine, comme une tentative de (re)construire la ville en tant que sujet politiquement et économiquement fort.
Il n’y a pas de mention du modèle de la Fabcity (from Pito to Dido) dans votre livre. Que pensez-vous de la logique Data In/Data Out?
C’est vrai, et c’est une omission surprenante car l’ensemble du livre traite de l’idée de la Fabcity en quelque sorte. Je me demande si la focalisation sur l’information en ce qui concerne la logique Data In/Data Out n’est pas surestimée. Il y a quelques années, j’ai travaillé sur une stratégie concernant la diaspora irlandaise. Ce qui est intéressant, c’est la façon dont les immigrants deviennent des « médiateurs live » de la diversité des expériences rencontrées dans différentes localités. La Fabcity manque encore pour moi d’aspect humain. La pensée spatiale n’y est pas complètement déployée. C’est une bonne idée, mais c’est encore trop simpliste.
Pourquoi empruntez-vous l’idée du controversé Ernst Jünger de «mobilisation totale» pour défendre la réindustrialisation urbaine en tant que nouvel universalisme?
Ernst Jünger est certes controversé, mais mon chapitre est une tentative d’utiliser son travail comme élément essentiel d’un projet progressiste « d’inclusion radicale ». Au cœur de sa notion de « mobilisation totale », il y a l’argument que l’aliénation pourrait être minimisée non pas par le changement de régime économique (comme Marx le dit) mais par un changement existentiel. Potentiellement, c’est une position très dangereuse, car n’importe quel régime fondamentaliste ou fasciste, n’importe quelle secte, ont prouvé que cela pouvait s’opérer. Il est facile de justifier un système oppressif, de justifier n’importe quelle hiérarchie d’exploitation sociale de cette manière.
Cependant, si nous choisissons de penser selon la perspective des hiérarchies plurielles et non d’une hiérarchie singulière, la « mobilisation totale » peut devenir un outil d’une « pluriellisation » radicale. Je combine donc la mobilisation totale avec l’inclusion. Ainsi, depuis cette perspective, la mobilisation totale vise à inclure toute personne et toute chose dans un « tout multiple ». Cela rejoint aussi les idées de l’écologie industrielle, l’idée d’un monde sans déchets.
Selon vous, nous avons perdu le sens du mot «manufacturer» («faire à la main»). La culture fablab fait souvent référence à la critique de la pauvreté des produits manufacturés au XIXème siècle émise par le mouvement Arts&Crafts, qui défendait les savoir-faire, les artisanats d’art et le «fait main». Y aurait-il un risque de nouveau capitalisme «proto-industriel» dans la fascination contemporaine pour les micro-usines?
N’importe quelle obsession sortie de son contexte est dangereuse ou idiote. Je ne fais pas partie du mouvement maker, et je ne suis même pas aussi intéressé que ça par la réindustrialisation. En tout cas, l’intelligence artificielle arrive, la robotisation se consolide, on ne peut pas arrêter ces processus. Les politiciens néolibéraux sont plutôt excités par l’idée de se débarrasser complètement de la classe ouvrière. L’essence de la réindustrialisation urbaine dont je parle se trouve dans l’idée de l’inclusion. Il s’agit d’une tentative de (re ?) créer une communauté urbaine qui soit un sujet politique et économique fort.
La réindustrialisation peut aider à reconstruire les liens et les synergies qui existent déjà dans les villes. Combiné à la notion de mobilisation totale, cela pourrait mener la ville vers une société inclusive qui ne laisse personne sur le carreau. Et cette société-là devra être également une société sans déchets. La réindustrialisation urbaine est un outil, pas une fin. La réindustrialisation est un projet politique.
«Urban Re-industrialization», coll. sous la direction de Krzysztof Nawratek, à paraître ce printemps chez Punctum Books (PDF en téléchargement libre)