Le mouvement maker y est en expansion mais en nombre de fablabs, l’Argentine reste à la traîne de l’Amérique latine. La faute à la corruption et au protectionnisme, selon José García Huidobro, du Fab Lab Buenos Aires. La FAB13, conférence des fablabs en août au Chili, pourrait changer la donne. Entretien.
Makery a rendu visite au tout début de l’année à l’un des pionniers argentins du mouvement maker, El Reactor, né en 2010. Son fondateur José García Huidobro est aussi l’un des artisans de la construction du réseau maker sud-américain. L’occasion d’un long entretien a posteriori (lors de notre visite, Huidobro était en Uruguay). En ligne de mire : la conférence annuelle des fablabs du MIT, la FAB13, qui se tiendra du 31 juillet au 6 août au Chili.
En tant que fondateur du Reactor et du Fab Lab Buenos Aires, pouvez-vous revenir sur l’histoire de ces structures et l’émergence du mouvement maker en Argentine?
Le Fab Lab Buenos Aires est une association qui promeut la démocratisation et l’usage d’outils pour la communauté de makers de Buenos Aires et d’Argentine. El Reactor est une entreprise commerciale qui travaille avec des artistes et des designers utilisant ces outils et cherchant à innover dans le domaine de la robotique et des arts visuels. Les deux projets coexistent, et la plupart du temps (pour ne pas dire toujours), les fonds générés par El Reactor permettent le financement du Fab Lab Buenos Aires, avec des évènements comme la Mini Maker Faire organisée l’an dernier au C3, le Centro cultural de la Ciencia, et qui se tiendra dans un lieu encore à définir cette année.
Si je suis bien le fondateur du Reactor, avec un groupe d’associés, de designers et d’artistes, le Fab Lab Buenos Aires existe surtout grâce à la communauté maker et aux personnes qui l’utilisent à travers ses ateliers, ses machines et tous les projets d’innovation technologique et sociale qui l’animent. Les vrais fondateurs, ce sont tous ceux avec lesquels nous travaillons.
Après que le Reactor a permis la création du Fab Lab Buenos Aires, le tout premier fablab en Argentine, et de son minifablab de la rue Pacheco de Melo, un lieu tourné vers le public et les makers du quartier de Recoleta, nous avons travaillé avec d’autres pour monter le CMDLab (le premier laboratoire de fabrication numérique de Buenos Aires du CMD, Centro Metropolitano de Diseño, le centre urbain de design, ndlr).
Sans être véritablement un fablab, c’est un projet au caractère très politique qui a permis de créer un autre makerspace à Buenos Aires et dont j’ai été directeur et manager. Je m’occupais de l’achat des machines, de l’agencement, du système d’adhésion des membres, des choix en matière de technologies à mettre en place et du fait qu’il puisse être accessible aux personnes les plus modestes.
J’ai décidé de le quitter en 2015 : le projet était sans cesse dévoyé par ses propres membres, institutionnels et autres, comme la Cafydma (association de fabricants de meubles, ndlr), qui surfacturait notamment le coût d’achat des machines. De l’argent public était utilisé pour financer un projet qu’on surfacturait et dont, au final, ni le matériel, ni les enseignements ne bénéficiaient complètement au public.
«En Argentine, la culture fablab et maker n’est pas compatible avec le politique, où la corruption fait partie des mécanismes “normaux”, où de nombreuses ressources “se perdent” dans les différentes chaînes de transmission des programmes de subvention. On ne peut pas fermer les yeux.»
José García Huidobro
Aujourd’hui, nous avons des relations avec le CMDLab, son staff est composé d’amis, mais nous souhaiterions que son fonctionnement soit plus transparent, qu’il s’investisse plus dans la communauté maker et ses Maker Faire.
Ici en Argentine, ces malversations sont tellement ancrées dans notre société qu’elles constituent un défi de fonctionnement pour toute une nouvelle génération de laboratoires citoyens appuyés par les pouvoirs publics. Le Fab Lab Buenos Aires est une ONG indépendante, mais on ne peut pas ne pas dialoguer avec les institutions. Nous acceptons d’être aidés que si les choses se font de manière transparente. Par exemple, il y a une semaine, l’ambassade des Etats-Unis en Argentine a confirmé que nous étions nominés pour le programme Small Grants (un programme d’aide des Etats-Unis à des initiatives socio-économiques communautaires et locales, ndlr), une aide essentielle pour organiser la prochaine Maker Faire. Nous sommes aussi en discussion avec le ministère argentin de la Production pour que soit soutenu notre projet d’utilisation de nos technologies d’impression 3D pour la conception de structures et de maisons avec des matériaux locaux.
D’autres fablabs commencent à se structurer dans le reste de l’Argentine, dans des villes comme Bariloche, Córdoba, Mar del Plata ou La Plata. Peut-on parler d’un réseau, de projets communs?
Le nombre de fablabs est en pleine expansion en Argentine. Des e-mails de makers souhaitant en ouvrir nous parviennent tous les mois. Malheureusement, il n’existe toujours aucun fablab tête de réseau pour dispenser les cours de la Fab Foundation. Il existe aussi beaucoup de labs qui ne sont pas des fablabs mais sont super intéressants.
Nous travaillons à ce qu’un véritable réseau formel, propice à de véritables projets, puisse exister. A vue de nez, il doit y avoir un peu plus de vingt labs en Argentine qui donnent un accès à des outils de fabrication numérique, dont plus de dix dans la ville de Buenos Aires et ses environs. De nouveaux labs sont annoncés comme à Jujuy. D’autres ferment, comme le Crea Fablab de Cordoba. Beaucoup ne sont pas recensés en tant que tels, comme le Minga Lab de l’Université de Lanús, le Tamaco, au sud de Buenos Aires, un projet auquel j’ai participé dès 2004, et le CMDLab. Mais si nous nous comparons au Brésil où il y a plus de 40 fablabs recensés, nous avons encore du travail !
Y a-t-il des problèmes spécifiques pour le développement d’une véritable culture fablab en Argentine?
La première des difficultés pour les fablabs argentins est d’acquérir des machines numériques à l’étranger. Nous sortons de plusieurs années de protectionnisme, durant lesquelles il fallait payer beaucoup de taxes pour acheter une découpe laser par exemple, sans oublier l’obtention d’un permis spécial – une situation qui n’existe pas au Chili par exemple. Cette impossibilité d’importer existe encore aujourd’hui avec le nouveau gouvernement même s’il y a des indices favorables pour une plus grande flexibilité. Cela explique que les prix d’achat restent élevés. Cette difficulté explique aussi pourquoi la problématique d’une fabrication numérique “ouverte” est si intéressante en Argentine. Il y a une infinité de projets menés par des makers qui doivent fabriquer leurs propres machines. N’est-ce pas là la meilleure manière de créer des fablabs et une véritable culture maker ? Je pense que oui.
Avec une bonne organisation, l’Argentine peut devenir un pays leader du mouvement et des nouvelles formes d’entreprenariat à l’échelle du continent – même si cela n’est clairement pas le cas aujourd’hui et que nous sommes à la traîne derrière le Pérou, le Brésil et le Chili. Il existe un grand intérêt dans le pays pour la communauté numérique et participative. Le terrain est donc propice, mais il nécessite une bonne structuration et l’appui de la communauté internationale puisqu’il est impossible de compter sur des soutiens locaux sans que cela ne devienne fastidieux et contre-productif quant au principe originel de démocratisation technologique.
Au mois d’août se tiendra à Santiago du Chili la FAB13, la conférence internationale des fablabs estampillés MIT… Comment l’envisagez-vous?
La FAB13 sera organisée au Chili par le Fablab Santiago et c’est bien sûr un excellent coup de projecteur sur les projets dans la région et une opportunité pour que de nombreux makers ici puissent accéder à ce genre de conventions internationales au caractère innovant, où se partagent les connaissances et les pratiques technologiques.
Beaucoup de laboratoires ouverts du pays et de Buenos Aires y participeront. Nous y serons notamment pour présenter notre projet de construction avec des matériaux locaux et nos méthodes d’impression 3D. On développe ce projet dans la zone industrielle de Buenos Aires, en collaboration avec la province de Mendoza, toute proche de Santiago.
En même temps, le 11 août, nous organiserons à Buenos Aires la deuxième édition de notre Mini Maker Faire. On veut aussi y capter beaucoup de makers régionaux et d’experts internationaux qui pourront se déplacer depuis Santiago. J’imagine une interaction parfaite entre les deux villes et ses communautés de fablabs pour profiter de cette occasion unique de jeter les bases de laboratoires têtes de réseau, comme ce fut le cas pour la FAB12 à Shenzen.
En Amérique latine, où les moyens financiers sont excessivement limités, où nous avons tous ces problèmes d’organisation institutionnelle et peu de soutien à l’éducation, il est fondamental de préparer cette génération de labs susceptibles d’en créer de nouveaux, cette génération de machines capables d’en fabriquer de nouvelles, de manière intelligente et rationnelle. C’est pourquoi j’espère que FAB13 sera lié à la question de la gestion écologique des ressources.
L’Amérique latine possède beaucoup de ressources naturelles qui se font de plus en plus rares à l’échelle mondiale. Il faut que nous posions les bases de leur défense, à travers un usage effectif d’outils de fabrication qui ne produisent pas de gaspillage, qui soient alimentés par des énergies renouvelables, avec un usage raisonné de l’eau douce, soucieux de la non-modification des milieux naturels et nous préservant de l’urbanisation, qui devient massive sur notre continent. Ces deux thématiques de génération d’outils numériques adaptés et de protection des ressources sont à l’échelle des enjeux de technologie ouverte que nous portons ici en Argentine.