Lifepatch a monté une modeste rétrospective dans le prestigieux centre d’art et de nouveaux médias ICC à Tokyo. L’occasion d’évoquer la façon de «faire», discrète mais passionnée, de cette communauté indonésienne.
Tokyo, de notre correspondante
Il y a un contraste presque ironique entre la perfection sereine des structures en bois lissé, des objets accrochés et alignés avec précision au-dessus de tatamis coupés au carré, et le joyeux chaos qui réunit les membres indonésiens de Lifepatch autour de leur exposition Rumah dan Halaman (« maison et jardin ») au NTT Intercommunication Center de Tokyo (ICC).
En Indonésie, le DiY n’est ni un luxe ni un loisir, mais une nécessité. Quand pour le prix d’une simple carte Arduino, on peut manger trente repas, dans un pays où l’alcool est taxé à 40%, on apprend vite à faire soi-même et à collaborer avec les autres. Communautés de quartier et familles se regroupent en maisons et se croisent souvent, discutent de leurs projets, leurs problèmes et leurs recherches. C’est dans cette ambiance plutôt Diwo (Do it With Others) que naissent, meurent et se recombinent nombre de collectifs, composés de citoyens curieux et engagés, éduqués et passionnés par le partage du savoir. Dont trois anciens membres de la communauté Honf (House Of Natural Fiber), Andreas Siagian, Agus « Timbil » Tri Budiarto et Nur Akbar Arofatullah, qui ont cofondé en mars 2012 Lifepatch, une « initiative citoyenne en art, sciences et technologie ».
Ils insistent sur le fait que Lifepatch n’est ni un hackerspace, ni un makerspace, ni un collectif artistique. Selon Andreas, dans une interview pour l’ICC : « Une des raisons pour laquelle nous refusons le label de hackerspace est que quasiment toutes les références aux hackerspaces remontent aux clubs d’informatique lancés aux Etats-Unis dans les années 1970. Ces notions ignorent le contexte essentiel de la collectivité indonésienne qui fait partie de nos racines, et qu’on peut observer depuis des milliers d’années. Ignorer la nature essentiellement collective de notre culture revient à s’embrouiller avec les notions très subjectives de hackerspaces, makerspaces ou collectifs artistiques. »
Pour le trio de copains, tout a commencé par une passion commune pour le partage de savoirs à travers le faire – ou plus simplement, des workshops : apprendre la fermentation (de l’alcool à boire, du tempeh à manger, de l’herbe pour les vaches…), analyser la bactérie E. coli dans les rivières, fabriquer un microscope à partir d’une webcam, allumer une LED avec des fruits, fabriquer un synthétiseur à partir d’une carte électronique…
En particulier, leur recherche et mise au point d’une technique de fermentation d’alcool DiY a été le catalyseur pour leur réunion initiale et collaboration continue. Car depuis 2010, l’Indonésie, à large majorité musulmane, taxe l’alcool à 40% et en interdit la vente locale. « Après avoir vu beaucoup d’instructions douteuses en ligne et constaté que certaines expérimentations se faisaient dans des conditions très sales, on a commencé par montrer aux gens comment fermenter proprement, explique Akbar. Certains mélangeaient tout simplement du produit anti-moustique pour s’enivrer… Évidemment, beaucoup sont morts empoisonnés, surtout des gamins. »
Timbil et Andreas sont à l’époque allés chercher conseil auprès d’Akbar, qui travaillait à l’université de Gadjah Mada sur la fermentation d’éthane pour les biocarburants. « Les universités sont remplies de gens intelligents qui font des recherches très spécialisées, dont la plupart seraient plus utiles si elles bénéficiaient d’une diffusion plus large, remarque Timbil dans l’interview pour l’ICC. C’est presque par accident que nous avons commencé à construire des passerelles entre les universités et nos amis, les gens autour de nous, des non-scientifiques comme nous. » C’est ainsi que le projet Honf de fermentation DiY Intelligent Bacteria: Saccharomyces cerevisiae (IB:SC) a gagné un prix à la Transmediale 2011 de Berlin.
Tutoriel pour la fermentation de bananes, par Lifepatch:
Depuis, ils ont été invités un peu partout dans le monde pour donner des workshops : sur la fermentation du vin en France, sur la fabrication d’un microscope DiY en Suisse, sur la fabrication d’un synthétiseur au Canada et en Australie… et, cet hiver, pour un best-of de leurs workshops les plus populaires, notamment sur la fermentation du soja et la photographie 360° au Japon, dans le contexte de leur exposition rétrospective à Tokyo.
En 2014, Lifepatch a coorganisé, avec Marc Dusseiller et son réseau Hackteria, le grand workshop international Hackteria Lab à Yogyakarta (Indonésie). La même année, ils remportaient pour leur projet Jogja River Project 2013 une mention honorable dans la catégorie des communautés digitales à l’Ars Electronica de Linz…
Présentation du Hackteria Lab 2014 à Yogyakarta, sur l’île de Java:
Depuis juillet 2012, Lifepatch occupe une maison dans le quartier de Bugisan à Yogyakarta. Plus qu’un atelier, la maison est utilisée pour les fameux workshops, pour des projections de films et des présentations, mais elle est aussi le domicile de plusieurs de ses membres.
Une modestie de moyens que la communauté Lifepatch revendique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le site web de Lifepatch est uniquement en indonésien. Selon Akbar, seul « exilé » au Japon, c’est une façon de ne pas changer d’échelle dans un pays où l’on vit « pas mal pour très peu », et où l’afflux d’argent compliquerait la donne.
Cette année, Lifepatch poursuit son initiative Mingapa Bigini Mingapa Bigitu (« qu’est-ce que ceci, qu’est-ce que cela ») qui permet de nourrir leur insatiable curiosité pour comprendre comment les choses fonctionnent.
Mingapa Bigini Mingapa Bigitu, expliqué par Lifepatch (en anglais):
«Lifepatch Rumah dan Halaman», exposition à l’ICC de Tokyo, jusqu’au 12 mars
Le site de Lifepatch