Comment relocaliser la gouvernance de l’économie numérique? Trebor Scholz, Nathan Schneider et une pléiade d’auteurs engagés répertorient les alternatives dans un ouvrage sur le «coopérativisme de plateforme». Makery a sélectionné les bonnes feuilles pour vous.
Trebor Scholz et Nathan Schneider se sont rencontrés au Ouisharefest à Paris en 2014. Ils ont pu y constater leurs convergences de vues sur le coopérativisme de plateforme comme alternative à l’uberisation, ou plus exactement le « capitalisme de plateforme » comme l’a bien défini le politologue Nick Srnicek. De cette rencontre a émergé un projet de livre, comme un moyen de diffuser les idées éparses d’un mouvement international et dont le site internet Platformcoop relaye depuis les initiatives. Le livre sort ce mois-ci pour appuyer également un groupe de réflexion, le PCC (Platform Cooperativism Consortium), officiellement lancé le 11 novembre au sein de la New School de New York (où enseigne Trebor Scholz).
Les idées du coopérativisme de plateforme se retrouvent par exemple dans le programme « démocratie numérique » du leader travailliste britannique Jeremy Corbyn, ou dans la politique municipale de la maire de Barcelone Ada Colau, du mouvement Barcelone en commun. En France, la coopérative d’habitants Hôtel du Nord à Marseille veut proposer une alternative à Airbnb organisée par ceux qui vivent, travaillent et habitent dans la ville. À Paris, La Louve propose le premier supermarché coopératif de la capitale. L’avenir, nous disent Scholz et Schneider, serait donc aux coopératives et à la construction d’alternatives contre la mise à mal des économies sociales et solidaires locales provoquée par les géants du e-commerce comme Uber, Airbnb, Deliveroo, Booking, etc.
Sorti chez l’éditeur alternatif OR Books (qui fonctionne en impression à la demande), leur livre Ours to Hack and to Own. The Rise of Platform Cooperativism, a new Vision for the Future of Work and a fairer Internet (« À nous de hacker et de nous approprier. L’émergence du coopérativisme de plateforme, une nouvelle vision pour le futur du travail et d’un internet plus juste ») propose un panorama mondial de ce type d’alternatives. On y retrouve les contributions d’auteurs comme McKenzie Wark, auteur d’Un Manifeste Hacker, Saskia Sassen, la sociologue des villes mondialisées, Michel Bauwens, le promoteur du P2P (pair à pair), ou encore Francesca Bria, la conseillère numérique de Ada Colau à Barcelone et coordinatrice de la récente initiative D-Cent de démocratie directe et de promotion des monnaies sociales numériques. Pour n’en citer que quelques-uns…
Un inventaire d’initiatives par le site Platform Cooperativism:
Que nous racontent-ils dans ce livre ? Que contrairement aux règles des portails algorithmiques dominants, le coopérativisme de plateforme met l’infrastructure économique en ligne entre les mains des personnes qui en dépendent le plus. Et que les expériences déjà en cours prouvent qu’un écosystème mondial de coopératives peut s’opposer à la concentration de la richesse et à l’insécurité des travailleurs qu’engendre l’économie de la Silicon Valley. Et in fine, que l’Internet peut être possédé et gouverné différemment.
Nous avons sélectionné (et traduit) des extraits qui illustrent cette vision d’une économie coopérative – et comment la France pourrait en tirer exemple.
Trebor Scholz
«Comment le coopérativisme de plateforme peut libérer le réseau»
Pages 20 à 26
« La théorie du coopérativisme de plateforme repose sur deux principes : la propriété communale et la gouvernance démocratique. Elle associe l’expérience de près de 135 années d’autogestion par les travailleurs, des quelque 170 années du mouvement coopératif et de la production de communs par les pairs propre à l’économie numérique de compensation. Le terme “plateforme” se réfère aux endroits où nous traînons, travaillons, bricolons, et générons de la valeur après avoir allumé nos téléphones ou ordinateurs. La partie “coopérativisme” concerne un modèle de propriété pour les plateformes de main d’œuvre et de logistique ou les marchés en ligne qui remplacent ceux de type Uber par des coopératives, des communautés, des villes ou des syndicats inventifs. Ces nouvelles structures adoptent la technologie pour la remodeler créativement en y intégrant leurs valeurs afin de la mettre ensuite en œuvre dans le soutien aux économies locales. Sérieusement, pourquoi un village du Danemark ou une ville comme Marfa, dans les régions rurales de l’ouest du Texas, doivent-ils générer des bénéfices pour quelque cinquante personnes dans la Silicon Valley s’ils peuvent créer leur propre version d’Airbnb ? Au lieu d’essayer d’être la prochaine Silicon Valley, générant des bénéfices pour une minorité, ces villes pourraient exiger l’utilisation d’une plateforme coopérative, qui pourrait maximiser la valeur d’usage pour la communauté. »
(…)
« En opposition aux systèmes de boîte noire de l’Internet de l’ère Snowden, ces plateformes doivent elles-mêmes se distinguer en rendant leurs données transparentes. Elles doivent montrer où sont stockées les données sur les clients et les travailleurs, à qui elles sont vendues, et dans quel but. Le travail sur les coopératives de plateforme doit être co-déterminé. Les personnes qui seront à terme amenées à peupler la plateforme doivent être impliquées dans sa conception dès le début. Elles doivent comprendre les paramètres et les schémas qui régissent leur environnement de travail. Un cadre juridique protecteur est non seulement essentiel pour garantir le droit syndical et la liberté d’expression, mais il peut aussi contribuer à éviter le travail des enfants, le vol de salaire, le comportement arbitraire, les litiges et la surveillance excessive sur le lieu de travail comme avec les “systèmes de réputation” d’entreprises comme Lyft et Uber qui “désactivent” les chauffeurs si leur cote est inférieure à 4,5 étoiles. La masse des travailleurs devrait avoir le droit de savoir à quoi elle travaille au lieu de continuer de contribuer aux mystérieux projets promus par des donneurs d’ordre anonymes. »
« Le projet au centre du coopérativisme de plateforme ne concerne pas une technologie particulière, mais la politique des actes vécus de coopération. Bientôt, nous n’aurons peut-être plus à affronter des sites web ou des applications, mais de plus en plus de services sans fil 5G (encore plus de travail mobile), de protocoles et d’IA. Nous devons penser la conception du marché du travail de demain. En l’absence de débats démocratiques rigoureux, les mastodontes du travail en ligne produisent déjà sous nos yeux leur vision de l’avenir du travail. Nous devons agir rapidement. En suivant l’exemple de villes comme Berlin, Barcelone, Paris et Rio de Janeiro qui ont déjà commencé à freiner Uber et Airbnb, nous devrions entamer la rénovation du discours autour des “smart cities” et de la propriété des machines. Nous avons besoin d’incubateurs, de petites expériences, de procédures pas à pas, de meilleures pratiques et modèles juridiques que les coopératives en ligne peuvent utiliser. Les développeurs doivent concevoir une sorte de WordPress pour les coopératives de plateforme, mais une plateforme de travail sous logiciels libres que les développeurs locaux peuvent personnaliser. En fin de compte, le coopérativisme de plateforme ne vise pas seulement à contrer les visions destructrices de l’avenir, il s’agit du mariage de la technologie et du coopérativisme et de ce qu’il peut faire pour nos enfants, les enfants de nos enfants et leurs enfants à l’avenir. »
Nathan Schneider
«Le sens des mots»
Pages 14 à 19
« Dans les environs de Barcelone, parmi les milliers de membres de la Coopérative intégrale catalane, j’ai pu avoir un aperçu des coopératives du XXIème siècle. Plutôt que de garantir des emplois démodés, ces travailleurs indépendants s’entraident pour devenir moins dépendants des salaires, et plus en mesure de s’appuyer sur le logement, la nourriture, les soins aux enfants et le code informatique qu’ils ont en commun. Ils échangent avec leur propre monnaie numérique. Dans des cas comme celui-ci, les lignes traditionnelles entre travailleurs, producteurs, consommateurs et déposants peuvent devenir plus difficiles à tracer. »
« Une partie de l’héritage coopératif a déjà joué dans la culture technologique. L’Internet repose sur des outils libres et open source construits à travers des prouesses d’auto-gouvernance de pair à pair comme Wikipédia et Linux. Si vous visitez plusieurs bureaux d’entreprises technologiques, du garage d’une start-up au Googleplex, vous rencontrerez des équipes auto-organisées qui créent des projets selon une méthode ascendante (bottom up). Pourtant, cette démocratie ne semble pas atteindre la salle du conseil d’administration ; là-haut, les choses relèvent encore beaucoup du corporatisme d’entreprise du XXème siècle où c’est celui qui possède le plus d’actions qui prend les décisions. Il y a pare-feu. Nous pouvons pratiquer la démocratie partout, semble-t-il, sauf là où elle compte vraiment. »
(…)
« Cela doit changer. Les gouvernements devraient reconnaître que les plateformes coopératives permettront de conserver plus de richesses au sein de la communauté et qu’en ce sens elles serviront leurs administrés. Plutôt que d’essayer (et d’échouer) de dire “non” à des gens comme Uber, les institutions devraient dire “oui” aux coopératives de plateforme. Nous avons besoin de lois qui facilitent la création et le financement de coopératives, ainsi que d’investissement public dans le développement de ces entreprises – des financements que les entreprises extractivistes ne cessent d’obtenir. »
McKenzie Wark
«Pire que le capitalisme»
Page 46
« Ce qui est significatif dans le coopérativisme de plateforme est qu’il s’agit d’un mouvement qui peut se placer au carrefour des intérêts et des expériences des travailleurs et des hackers. Pourquoi ne pas utiliser les compétences spécifiques des hackers pour créer les moyens d’organiser l’information, mais également pour créer d’autres façons d’organiser le travail ? Souvenons-nous que les coopératives ont joué un rôle important dans l’histoire du mouvement travailliste du fait qu’elles avaient emprunté dès leurs origines aux formes d’auto-organisation paysanne des communs. »
Arun Sundararajan
«Barrières économiques et facilitateurs de propriété distribuée»
Pages 141 à 145
« En mai 2015, j’ai eu l’occasion de discuter avec les cofondateurs de Ouishare, Antonin Léonard et Benjamin Tincq, au cours de leur Ouisharefest, rassemblement annuel de plus d’un millier de passionnés parisiens de l’économie du partage. J’ai ressenti une tension dans le festival entre les participants motivés par l’objectif et les partisans motivés par le profit : ceux qui voyaient l’économie du partage comme un chemin vers un monde plus équitable et plus respectueux de l’environnement et ceux qui étaient excités par les infusions massives de capital-risque dans les centaines de plateformes florissantes de l’économie du partage. »
« Léonard expliquait la confusion et la déception qu’il avait détectées chez ceux qui avaient espéré que l’économie de partage allait vraiment changer le monde. “Et parce qu’il y avait tant d’espoir, ceux qui étaient autrefois si optimistes sont maintenant en quelque sorte extrêmement déçus”, dit-il. “Mais peut-être le problème n’est pas tant combien d’argent a été investi, mais pourquoi avons-nous eu cet espoir ?” »
« Tincq, tout en exprimant son accord sur la perception d’un désengagement croissant, se concentrait sur un point plus simple : le passage de l’objectif au profit n’avait été motivé non pas par un changement de philosophie, mais par un besoin de capital de croissance. À son avis, à l’époque, pour une plateforme naissante souhaitant combler le fossé des premières étapes et atteindre la masse critique, il n’y avait pas d’alternative pratique au capital-risque. »
(…)
« À la lumière de ces conversations et d’autres, je trouve l’enthousiasme autour des coopératives de plateformes, en particulier sous la forme de plateformes d’économie de partage détenues par leurs fournisseurs et financées par d’autres mécanismes que le capital-risque institutionnel, à la fois inspirant et contagieux. »
Saskia Sassen
«Concevoir des applications pour les travailleurs à bas salaire et leurs voisins»
Page 154
« Les quartiers sont des espaces importants pour les travailleurs à bas salaires. Dans le passé, ils ont souvent permis l’organisation syndicale et la formation d’organisations d’entraide. Une grande partie de cela est perdu aujourd’hui. Il y a beaucoup de travail à fournir pour renforcer cette fonction du quartier. Mais cela ne peut se produire que si le quartier est un espace de connexion, de collaboration et de reconnaissance mutuelles. Étant donné le développement d’applications destinées aux travailleurs à bas salaires, le coopérativisme de plateforme pourrait permettre une augmentation significative du déploiement de ces applications et de leur propagation. L’un des principaux modes de mise à l’échelle serait la propriété partagée et la gouvernance partagée. Cela aurait pour effet de favoriser la collaboration entre les travailleurs et les résidents à l’intérieur (et entre) des quartiers, faisant converger les centaines d’années de l’histoire des coopératives avec l’économie numérique. Je vois ici les débuts d’éventuelles nouvelles histoires sociales. »
Francesca Bria
«Politiques publiques de souveraineté numérique»
Pages 223 à 227
« Un exemple très intéressant de ville proposant des politiques alternatives et des règlements tournés vers l’avenir est Barcelone. Après la grande mobilisation du mouvement 15M de 2011, la militante anti-expulsion et du mal-logement Ada Colau, leader de la plateforme pour les personnes affectées par les hypothèques (HAP), est devenue la maire de Barcelone, représentant la principale opposition politique contre l’élite qui a mené l’Espagne dans une profonde crise financière et sociale qui a laissé des centaines de milliers de familles sans domicile. »
« La nouvelle coalition dirigée par Colau a été cofinancée et organisée par une plateforme collaborative en ligne qui regroupe les propositions politiques de milliers de citoyens. Peu de temps après leur entrée en fonction, les membres de la coalition se sont lancés dans une série de réformes sociales radicales. En particulier, ils ont commencé à appliquer des règlements pour bloquer le tourisme illégal. Le conseil a gelé de nouvelles licences pour les hôtels et autres hébergements touristiques, promettant de poursuivre des firmes comme Airbnb et Booking s’ils commercialisaient des appartements non inscrits sur le registre du tourisme local. Barcelone a ensuite proposé à ces sociétés la possibilité de négocier 80% de l’amende si elles permettaient au Consortium pour le logement social d’urgence d’attribuer des appartements vides à des résidents bénéficiant d’un loyer subventionné pendant trois ans. »
« La ville a appelé à une assemblée populaire en faveur du tourisme responsable, où les citoyens peuvent discuter des meilleures pratiques et des modèles d’affaires. Le nouveau gouvernement est également en train de promouvoir de nouvelles politiques pour favoriser une économie de collaboration qui génère localement des avantages sociaux. Outre ce type d’initiatives, Ada Colau a également promis une re-municipalisation des infrastructures et des services publics. Cette politique trouve son originie dans une critique du modèle néolibéral de la “smart city”, d’une construction de la ville autour des technologies de surveillance promue par les grandes sociétés technologiques. L’ambition, au contraire, est de passer à une ville numérique démocratique, verte et construite en commun, du bas vers le haut. »
(…)
« Les villes, par exemple, devraient être capables de gérer seules des infrastructures de données communes distribuées, avec des systèmes qui garantissent la sécurité, la confidentialité et la souveraineté des données des citoyens. Les villes peuvent alors inviter des entreprises locales, des coopératives, des organisations de la société civile et des entrepreneurs en technologie à venir offrir des services novateurs en plus de cette infrastructure. Un exemple est le programme CAPS de la Commission européenne, qui a investi environ 60 millions d’euros sur des plateformes collaboratives et ouvertes pour piloter des projets ascendants – menés par des citoyens et avec un fort impact social, tel le projet D-Cent – développant à la fois des outils pour la démocratie directe, distribués et respectant la vie privée, et des cryptomonnaies pour l’autonomisation économique. Des initiatives comme celles-la peuvent aider à faire en sorte que les données produites par les plateformes, les périphériques, les capteurs et les logiciels ne soient pas verrouillées dans des silos du secteur privé, mais deviennent disponibles pour le bien public. Il est temps d’investir des ressources publiques dans des plateformes novatrices et coopératives pour permettre l’échange de solutions de rechange crédibles aux paradigmes actuels de l’exploitation des données par les plateformes dominantes. Ces plateformes doivent penser l’économie, la technologie, le social et le politique de manière inclusive, la fragmentation ne menant qu’à une concentration des marchés et à l’enfreinte des règles communes. »
Ours to Hack and to Own, sous la direction de Trebor Scholz et Nathan Schneider, ed. OR Books, novembre 2016, 272 pp.