«Man Made Clouds» est une somme de près de 500 pages sur les nuages fabriqués par l’homme, cadeau d’automne du duo d’artistes et designers HeHe. Pollution et catastrophes écolos y sont passées au tamis du premier livre fumable. Extraits choisis pour Makery.
Avec Man Made Clouds (les nuages fabriqués par l’homme), le duo d’artistes HeHe (Helen Evans et Heiko Hansen) revient sur plus d’une décennie d’œuvres qui interrogent la relation de l’homme à son environnement. Existe-t-il encore des nuages propres ? La Britannique Helen Evans et l’Allemand Heiko Hansen, basés à Paris, travaillent à visualiser les effets de la pollution, les paradoxes de l’énergie, les catastrophes écologiques. De plateformes pétrolières en centrales nucléaires, des voitures aux incinérateurs, ils explorent la face cachée des émissions dues à l’homme. Pour vous inciter à découvrir leur travail, Makery vous présente des extraits autour de la question du tabac. D’abord parce que le livre lui-même est un prototype artisanal comprenant une feuille composée à 100% de tabac bio. Ensuite parce qu’ils ont consacré un chapitre aux « signaux de fumée », depuis les fumées non toxiques conçues pour les plateaux de théâtre jusqu’aux effets du vapotage sur les « chasseurs de nuage ».
«Book Farming»
Note sur le développement et la production de papier tabac, Pollinaria 2009-2015 (page 475)
« Man Made Clouds est aussi un ouvrage d’artisanat. Chaque livre contient en effet un ex-libris entièrement fait à la main et composé à 100% de tabac bio, spécialement cultivé sur les terres italiennes de Pollinaria, dans les Abruzzes. Toutes les feuilles de tabac entrant dans la composition de ce papier ont été séchées, étuvées et transformées par l’utilisation de techniques artisanales de fabrication du papier. Cette page se situe à la rencontre de deux artefacts : le papier comme support de l’information imprimée et le tabac, prêt à être consommé. Man Made Clouds est un livre sur la représentation des émissions dues à l’homme, mais il est en même temps un objet qui peut, au moins en partie, se vaporiser dans l’air. Please smoke – vous êtes invités à fumer.
« Cette histoire est celle d’une aventure, pour mettre au point un papier qui puisse être utilisé dans Man Made Clouds, mais qui soit susceptible aussi d’être fumé, car il est intégralement constitué de fibres de Nicotiana tabacum bio. Au cours du processus de production de ce papier d’archive au PH neutre, le tabac a été brièvement en contact avec de la soude, du vinaigre organique et de l’eau, voilà tout : aucun autre ingrédient n’entre dans sa composition si ce n’est que l’encre de noix utilisée pour imprimer le logo. Les feuilles de tabac ont été cultivées, récoltées et conditionnées en Italie, pour être ensuite étuvées, réduites en pulpe, pressées et séchées en Angleterre, afin d’aboutir à ces feuilles de format A6. Vous tenez sans doute entre les mains la toute première page de papier-tabac bio ne comportant pas le moindre additif.
« En août 2009, alors qu’ils étaient en résidence à Pollinaria pour commencer leur travail sur l’ouvrage Man Made Clouds, les artistes de HeHe eurent l’idée de cultiver du tabac biologique dans le but de le transformer en papier pour ce livre. En novembre de la même année, une première réunion eut lieu sur ce thème à l’usine de papier Cartiera Artem de Fabriano, centre historique de la production papetière italienne.
« Les premiers prototypes étaient prêts dès le mois de février 2010. Pendant ce temps-là, à Pollinaria, on préparait le terrain pour la culture du tabac et, en mai, quarante-neuf personnes se sont retrouvées sur les lieux pour planter mille-cinq-cent-soixante plants de tabac bio Burley. De juillet à octobre, on récolta à quatre reprises les feuilles de tabac, qui furent mises à sécher à la verticale, dans l’attente de leur conditionnement. Les premiers prototypes de papier fabriqués à partir de ces feuilles se sont toutefois révélés trop cassants et trop peu résistants. Dans leur cuisine parisienne, les HeHe entreprirent alors une nouvelle série d’expériences, en intégrant dans le processus de fabrication de la pectine de pomme et de l’acide alginique, dérivé d’algues brunes. En septembre 2012, Vaseem Bhatti, de EHQuestionmark (également directeur de la création de Pollinaria), s’est proposé avec un bel enthousiasme pour repartir de zéro et mettre en place une unité de recherche et de production du papier-tabac. Avril 2014 marque l’arrivée en Angleterre de la première cargaison de feuilles de tabac en provenance d’Italie. Les travaux de recherche ont été conduits pendant les mois de juin et juillet 2014, autour des différentes méthodes d’étuvage les feuilles, du développement d’ustensiles adaptés et de l’expérimentation des processus de séchage. Ils se sont poursuivis malgré les nombreux revers essuyés, parmi lesquels on compte un cambriolage, la présence de la Vrillette du tabac (coléoptères mangeurs de feuilles), le refus de collaboration opposé par la Faculté de sciences des matériaux de l’université de Manchester (le laboratoire Papier étant soumis à une interdiction générale de toute recherche en lien avec le tabac), et les problèmes d’extraction des fumées toxiques dans les locaux suite à un cas d’empoisonnement à la nicotine.
« En décembre, la brigade des stupéfiants de Manchester fit même une descente surprise dans les locaux de la fabrique, un matin à l’aube. Elle soupçonnait de possibles cultures illégales destinées à la production de drogues ou – plus étonnant – que le papier fabriqué serve lui-même à dissimuler des substances illicites. Toutes les poursuites à l’encontre de Vaseem Bhatti ont finalement été abandonnées, les chiens renifleurs de l’unité cynophile n’ayant rien détecté de suspect.
« Au mois de juin 2015, le papier-tabac issu de ce nouveau procédé de fabrication était prêt. Une page de ce papier, entièrement faite à la main, a été insérée dans ce livre. »
(…)
«Signaux de fumées»
HeHe (pages 77 à 79)
« Les fabricants de cigarettes électroniques et les adeptes du vapotage mettent en avant qu’il constitue une alternative au tabac plus propre et moins nocive pour la santé. Conçue pour être plus acceptable socialement que ses prédécesseurs, l’e-cigarette n’a pas, de prime abord, le même potentiel symbolique de provocation. Le défi idéologique que lançait l’autoportrait de l’artiste en fumeur est remplacé par le fade narcissisme d’un concours de “selfies à la cigarette électronique”. La pratique du vapotage a néanmoins donné naissance à une autre sous-culture, celle de l’utilisateur-démiurge qui modifie et détourne la technologie pour mieux se l’approprier. Parmi ses faits d’armes, on trouve le concept de “chasse au nuage”, qui implique de modifier les composants électroniques de chauffage et d’augmenter la puissance de la batterie pour produire des nuages de plus en plus vastes et de plus en plus épais. Pour les chasseurs de nuages, la cigarette électronique quitte sa fonction première d’administration de drogue sous une forme vaporisée. Sentir la vapeur qui emplit ses poumons et recréer ainsi le sublime spectacle de ces nuages formés dans la bouche, cela devient une fin en soi. Il s’agit là d’un pur plaisir visuel : le vapotage pour le vapotage, comme on le dirait de “l’art pour l’art”. Alors que, dans les générations précédentes, les fumeurs adolescents se vantaient de savoir souffler des beaux anneaux de fumée, les jeunes vapoteurs d’aujourd’hui jouent sur un répertoire de prouesses qui inclut la formation de nuages en forme de Cheerios, de champignons atomiques, de dragons, de tornades et de fantômes, ou encore l’inhalation dite “à la française”. Des millions d’images plus ou moins spectaculaires de vapotage sont partagées en ligne, où elles font l’objet d’abondants commentaires de la part des internautes.
« Ce phénomène de chasse aux nuages va au-delà de la simple relation fonctionnelle, pour entrer de plain pied dans le monde du plaisir irrationnel. Les nuages liés à la cigarette électronique sont cependant de plus en plus contestés par les pouvoirs publics, parce qu’ils échappent à tout contrôle et ne correspondent pas à des codes comportementaux établis. On a vu apparaître en réaction le “vapotage furtif”, qui consiste à vapoter sans émettre de vapeur – dans le but avoué de rendre l’activité indétectable. L’idée est de permettre le vapotage dans des situations où “l’émission de gros nuages de vapeur flottants dans l’air serait inconvenante, par exemple au travail, lorsque l’on sort le soir, ou pendant un voyage” (Jimmy Hafrey, New E-Liquid Promises Invisible Vapor for Discreet Vaping, 2014). Progressivement, à travers une pratique quotidienne, on voit se développer un langage et une culture autonomes. Peut-être la cigarette électronique aura-t-elle un jour elle aussi le potentiel d’incarner des idées politiques et sociales mobilisatrices, comme ses prédécesseurs plus “combustibles”.
« Dans le vapotage, la substance chimique qui s’évapore pour former un nuage de gouttelettes en suspension est du propylène glycol, un produit développé et testé à l’origine pendant la Seconde Guerre mondiale pour l’élimination d’agents pathogènes présents dans l’air, comme le virus de la grippe. Dans les années 1950, il fut aussi utilisé dans les hôpitaux pour la désinfection de l’air, et intégré en bonne place à la panoplie des liquides de décontamination qui devaient être employés en cas de guerre bactériologique (O. H. Robertson, Edward Bigg, Theodore T. Puck, Benjamin F. Miller, Elizabeth A. Appell, The bactericidal action of propylene glycol vapor on microorganisms suspended in air, 1942). Étonnamment, un produit chimique utilisé pour tuer les bactéries et prévenir la contamination est devenu l’ingrédient principal d’une nouvelle forme d’empoisonnement. Aujourd’hui, on vapote de la nicotine. Demain, nous pourrions passer à de nouvelles substances chimiques plus élaborées.
« Quant aux spectaculaires nuages de brume provoqués par l’évaporation des glycols, ils ont été inventés à l’origine pour créer des effets spéciaux dans l’espace hétérotopique du théâtre. Mis au point par un ingénieur, Günter Schaid, le système fut étonnamment testé pour la première fois pour le Cycle Kyldex, un spectacle lumino-cybernétique expérimental de Nicolas Schöffer, monté en 1973 à l’Opéra National de Hambourg. Jusque là, les brouillards artificiels étaient générés à partir d’huiles minérales, ce qui présentait un risque pour la santé du public et pouvait provoquer des incendies. Pour une utilisation sans risque à l’intérieur d’un théâtre, il fallait donc trouver un moyen de produire des fumées non-toxiques, à base d’eau. Günter Schaid a récemment évoqué dans un entretien le contexte de son invention :
«Il est intéressant de noter que ce n’était pas en réalité sur le problème du brouillard qu’il m’était demandé de me pencher. Le théâtre m’avait engagé pour mes connaissances en matière d’effets chimiques, parce qu’ils avaient besoin d’un parfum qui puisse envahir l’espace occupé par le public au “moment érotique”. J’avais composé une fragrance à base de bois de santal et d’autres ingrédients –que j’appelle aujourd’hui ironiquement “Eros Center, 6e étage”. C’est dans un second temps seulement que la discussion s’est portée sur la fabrication d’un brouillard artificiel. J’ai expliqué comment j’avais développé ce nouveau procédé pour simuler le brouillard sur une scène de théâtre.»
Entretien avec Günther Schaid, HeHe, 2014
« Même si la société imaginée par Schöffer n’était nullement peuplée de fumeurs électroniques, le rêve d’une future société cybernétique est aujourd’hui incontestablement devenu une réalité. Nous vivons dans un monde où la médiation des possibles se fait par l’intermédiaire de la technologie, où l’acte de fumer lui-même a pu être remplacé par un système interactif. Des effets visuels créent l’illusion de la fumée, et l’expérience est désormais simulée en mode connecté, programmée par d’invisibles boucles de rétrocontrôle électronique. Dans ce processus, même les plus petits nuages d’origine humaine viennent altérer notre conscience et modifier les façons de penser. »
«Man Made Cloud», éditions HYX, bilingue anglais-français, 496 pp. (textes de Jens Hauser, HeHe, Noortje Marres, Gunnar Schmidt, Malcom Miles et Jean-Marc Chomaz), septembre 2016, 30€