Le Mékong en crue inonde chaque année des centaines d’hectares autour du lac Tonlé Sap, au Cambodge. Dans cette région très pauvre et reculée, un projet de l’architecte Jonathan Chheng allie éco-tourisme, éco-conception et social.
Chaque année, pendant la saison des pluies au Cambodge, le niveau du fleuve Mékong monte au point d’inverser le courant du lac Tonlé Sap, inondant les paysages alentour. C’est le cas d’une île dans la province de Kompong Chhnang, et en particulier d’un hectare de terre, avec son champ de piment temporaire, ses arbres fruitiers, ses trois bassins d’élevage de poissons à l’abandon et son hangar de pêche décrépi reposant sur des pilotis à 4 mètres de hauteur.
Ce terrain appartient depuis deux ans au père de Jonathan Chheng, 30 ans, architecte français d’origine cambodgienne, qui, depuis juin 2016, planche sur sa revitalisation, séduit par « les couches de réflexions et de problématiques liées au changement climatique, notamment le phénomène de la montée des eaux, ainsi que des causes sociales à défendre ».
Des glaces de l’Himalaya aux crues cambodgiennes
« Ce terrain est inondé chaque année en raison de sa situation particulière par rapport au lac Tonlé Sap, explique-t-il. Le niveau de l’eau peut monter jusqu’à 7 mètres en octobre-novembre par rapport à son niveau le plus bas, changeant complètement le paysage existant. Ces fluctuations sont vouées à être de plus en plus irrégulières et dures à prévoir, en raison du changement climatique et du phénomène d’accélération de la fonte des glaces de l’Himalaya. C’est non seulement l’île qui est menacée mais aussi tous les rivages du lac Tonlé Sap, surtout occupés par des champs agricoles et quelques habitations. Cette partie du Cambodge est extrêmement pauvre, et relativement délaissée par l’Etat, rendant ses possibilités de développement assez faibles, alors que la région possède des paysages incroyables et encore peu exploités. »
Mortalité infantile
Bien que relativement isolé, le lieu situé à 91km de Phnom Penh est accessible par la route nationale ou la route fluviale qui continue vers le nord-ouest jusqu’à Siem Reap, où se trouve le site historique d’Angkor. La région de Kompong Chhnang, connue pour son marché flottant et ses villages de poterie (d’ailleurs le nom signifie « port de la poterie » en khmer), ne fait pas partie des zones les plus touristiques du Cambodge. Elle vit essentiellement de la riziculture (près de 90% des terrains), du maraîchage et de la pêche. Cependant, 10% des foyers ne possèdent pas de terre agricole, plus de la moitié des habitants de plus de 15 ans ne savent pas lire, et un enfant sur six en moyenne ne survit pas au-delà de l’âge de 6 ans.
Des serres hors-sol
La solution architecturale que propose Jonathan s’articule autour de trois axes : aménager l’espace pour une agriculture pérenne, développer l’éco-tourisme et proposer des infrastructures sanitaires et sociales. Pour lutter contre la montée des eaux, le projet mettra en place un système d’irrigation par bassins de rétention, un système de canaux et de drainage ainsi qu’une butte artificielle protégeant le site des vents forts et offrant une surface cultivable sous serres, réservées à la plantation de fruits et légumes, ainsi que d’espèces rares. Les trois bassins d’élevage de poissons seront également réanimés et destinés à la repopulation des espèces en danger du Tonlé Sap.
Pour développer le tourisme, le hangar sera transformé en espace hôtelier de huit chambres, avec salle de réception, bibliothèque, restaurant, ainsi qu’un espace pouvant accueillir un marché saisonnier de fruits et légumes cultivés sur place et des ateliers de poterie et de tissage. Pour la communauté locale, un autre bâtiment sera construit et aménagé comprenant des salles de cours, de repos et de sieste pour les jeunes enfants, des espaces de jeux intérieur et extérieur, en plus d’une salle médicale et de soutien nutritif.
Coursives hors crue
Ces espaces hétéroclites seraient reliés entre eux grâce au parcours physique en hauteur et à des activités partagées. Depuis les coursives hors crue entourant les serres, les éco-touristes pourraient « regarder comment se déroule le travail de l’agriculture, mais également participer au processus de la récolte. En contrepartie, les agriculteurs locaux pourraient ainsi rencontrer de nouvelles personnes, montrer leurs savoir-faire et échanger, ce qui n’est pas forcément possible actuellement dans cette partie aussi isolée du Cambodge », explique Jonathan Chheng.
En même temps, « les familles qui occupent ces espaces, parents et enfants, pourraient garder une proximité tout en étant dans de bonnes conditions de travail. Cet espace de micro-societé ouvert, accessible et de rassemblement pour la communauté de l’île qui les entoure, deviendrait en cas de violentes tempêtes une zone d’abri temporaire, où les habitants trouveraient refuge dans l’espace des serres », poursuit-il.
L’influence de Tadao Ando
Cette architecture intégrée in situ a quelque chose à voir avec les œuvres « ouvertes » de l’architecte japonais Tadao Ando, reconnaît Jonathan, ces constructions qui « prennent en compte la notion d’environnement et de climat en leur laissant la place et la présence au sein des espaces, tout en osant affirmer un nouveau caractère au lieu d’origine ».
Argile, bambou et récup de PVC
D’ailleurs, plusieurs des matériaux utilisés dans la construction seront récupérés directement des industries locales. « L’argile, existant sur le site ainsi que dans des régions proches, serait utilisée pour consolider la butte artificielle. Le bambou, extrait de bambouseraies telle que celles de Ta Khmau, serait utilisé à des fins structurelles pour les passerelles. Le programme agricole comprend une partie dite système “hors sol”, ou hydroponique, qui serait en grande partie construite avec des tubes en PVC issus des rejets industriels des usines locales, qui servent normalement pour les canalisations des maisons. D’autres recherches en cours portent sur le plastique recyclé transformé en planches, qui pourrait servir aux planchers des passerelles et à différentes parties du programme hôtelier, notamment les chambres. »
Energie solaire
Quant à l’alimentation permanente du parc, l’architecte se fie au soleil : « Le système d’énergie solaire était la solution la plus adaptée à ce projet en raison de la situation d’insularité dans laquelle il se trouve. La majeure partie de l’année, le soleil frappe de manière intense la région, à la saison sèche comme à la saison des pluies. De plus, la situation de la parcelle est telle qu’il n’y a quasiment aucun obstacle à la course du soleil sur celle-ci, et les fournisseurs pour cette technologie sont de plus en plus présents au Cambodge. »
Jonathan Chheng travaille à la conception du programme entre Paris et Phnom Penh, en lien avec une petite équipe cambodgienne qui lui fournit les informations nécessaires, notamment sur la recherche d’entreprises locales. Le financement est en cours de montage : une moitié sur les fonds de sa famille et l’autre moitié d’institutions et d’ONG intéressées, en lien avec l’écologie, l’environnement, les populations et les cultures locales. Une fois le budget réuni, Jonathan a compté qu’il faudrait « deux à trois mois pour réunir tous les matériaux nécessaires à la construction, finaliser les dessins techniques et réunir les équipes de chantier ». Estimation de la durée du chantier : un an.
Ce projet d’éco-architecture s’inscrit aussi dans l’histoire personnelle de Chheng : « Mon grand-père avait participé à la construction de certains bâtiments de la ville de Kompong Chhnang, et je me retrouve quasiment cent ans après à faire ce projet, alors que la ville et sa province ont complètement changé ! »
Pour en savoir plus, contactez l’architecte Jonathan Chheng