A Barcelone, depuis 2004, le festival Influencers présente la crème des médias tactiques. L’édition 2016, du 20 au 22 octobre, invite le fondateur d’Ubuweb Kenneth Goldsmith, l’hacktiviste Joey Skaggs ou encore la bio-artiste Heather Dewey-Hagborg. Rencontre avec son fondateur, Bani Brusadin.
Au Centre de culture contemporaine de Barcelone se tient du 20 au 22 octobre le douzième festival The Influencers, dédié à « l’art non-conventionnel, la guerilla informationnelle et le divertissement radical ». Bani Brusadin, fondateur du festival avec le duo d’artistes italien Eva et Franco Mattes, revient sur la philosophie à l’œuvre dans ce festival iconoclaste.
C’est quoi exactement The Influencers?
Le sous-titre de The Influencers, né en 2004, dit de façon non précise (mais intentionnelle) : “art non-conventionnel, guérilla informationnelle, divertissement radical”. En 2000, Eva et Franco Mattes et moi-même avions lancé en Italie Digital is not analog (Dina). A l’époque, on entendait parler de “grande révolution”, de “nouvelle frontière”, des “autoroutes de l’information”… Cette série de métaphores, quelqu’un avait bien dû les fabriquer. Nous nous sommes décidés à creuser le sujet, avons pris contact avec la scène net.art, forte et avant-gardiste à l’époque. Il existait alors un mouvement activiste puissant, émanant aussi bien de l’académie que de la base, qu’on repérait dans des événements du type Next 5 Minutes, sur la scène des médias tactiques, sur des mailing-lists comme nettime. C’était juste génial.
L’Italie était très en pointe côté activisme dans les années 1990…
À la fin des années 1990, mes amis Eva et Franco Mattes étaient très impliqués dans le Projet Luther Blissett, qui s’est arrêté en 1999. Ils ont ensuite démarré leur carrière artistique, cela au moment où nous commencions à organiser les Dina. Le titre était un peu une blague à la “Gnu is not Unix”. L’événement rassemblait des activistes et des personnes qui faisaient des choses créatives avec des interfaces, avec l’Internet. En 2004, puisque nous habitions Barcelone, nous avons décidé d’explorer le même programme ici. Souvenez-vous, en 2004, Youtube n’existait pas, Facebook non plus. C’était un monde différent. C’était l’époque de Myspace, de Napster, et le P2P (peer to peer) était le dernier nouveau truc. Nous étions juste après l’explosion de la bulle Internet, les entreprises commençaient à peine à s’en remettre et à concevoir de nouvelles stratégies. L’Internet devenait de plus en plus commercial et de plus en plus terne. Nous avons démarré The Influencers pour parler de la technologie pas de manière fétichiste mais pour montrer qu’elle était une chance de concevoir des alternatives pour rapprocher les gens, subvertir les messages, ridiculiser le pouvoir, etc. Le festival a démarré en adoptant une attitude numérique dans un monde analogique, pour montrer combien les choses étaient et sont totalement entremêlées.
Quels projets avez-vous mis en avant?
Tout un tas de projets artistiques non conventionnels qui se coltinaient la machinerie sociale des médias. Nous avons fait souffler à Barcelone un vent d’activisme. Puis ça a été l’explosion des réseaux sociaux et nos points de référence se sont légèrement déplacés. L’un de nos sujets d’intérêt toujours actuel, ce sont les hoaxes, ces canulars électroniques qui détournent les médias, usant de stratégies malignes, faussant le jeu et sortant de la simple contre-information. Ces stratégies non rationnelles qui contrecarrent le pouvoir.
Comment le festival a-t-il évolué au fil des années?
Il a d’abord évolué avec le rôle de plus en plus grand pris par les réseaux sociaux. En 2008, c’est probablement là qu’a eu lieu le tournant majeur, lorsque nous avons invité Trevor Paglen. Il n’était pas aussi connu qu’aujourd’hui et s’intéressait alors à toutes les informations secrètes mais disponibles en ligne qui révélaient le pouvoir de l’infrastructure globale, matérielle et politique à la fois. Ces dernières années, nous avons travaillé sur cette double piste assez bipolaire ou schizophrène du rapport visible/invisible. Nous nous intéressons à la manière dont les images circulent et comment les messages peuvent signifier quelque chose dans un tel environnement.
D’où votre intérêt pour la propagation des mèmes?
Nous avons utilisé en 2013 pour affiche la “Troll face” (un mème issu de la scène des rage comics, ndlr), dont on pouvait faire un masque. Nous avons invité David Horvitz en 2014, l’auteur du mème de la tête dans le frigo. Habituellement, les mèmes n’ont pas d’auteur, les gens s’approprient une image pour en faire autre chose. Faire quelque chose d’artistique avec un mème est par essence contradictoire, dans la mesure où il s’agit d’une culture participative chaotique : il est impossible d’anticiper ce qui va suivre, les gens font des choses stupides, une personne par minute joue avec le mème… La contradiction nous semblait intéressante : d’un côté, une multitude de gens trafiquant des images à leur manière, de l’autre, des artistes et des activistes comme David Horvitz essayant d’infiltrer ce monde.
David Horvitz a aussi réalisé une série de projets où il essaie d’infiltrer Wikipédia par l’image. Il y a placé une photo de lui pour représenter le “mood disorder” (trouble de l’humeur). Alors qu’au bout de quelque temps, naturellement, sa photo a été retirée, il a engagé une discussion publique sur ce fait. Il a également mené le projet Public Access : il a publié sur les pages Wikipédia de plages en Californie des photos où l’on distinguait à distance la silhouette d’un homme en petit, dans le coin de l’image, lui en l’occurrence, pour voir ce qui allait se passer. Deux ans plus tard, il a fini par être banni pour vandalisme de Wikipédia, mais le projet a produit des débats et discussions intéressants (“Devrions-nous bannir ce type ou est-ce une précieuse contribution à Wikipédia ?”). Ce qui nous intéresse avec lui, c’est qu’il essaie de penser les limites.
Côté invisibilité, qu’avez-vous mis en place?
L’autre veine de Influencers consiste à penser le “Stack” comme Benjamin Bratton l’a nommé. Pas juste l’Internet, les téléphones mobiles et d’autres appareils spécifiques, mais la computation planétaire. Cette machine gigantesque est fabriquée par des humains, par des infrastructures, et par des humains qui contrôlent ces infrastructures. Il faut oublier le cloud, qui est une mauvaise métaphore. Trevor Paglen a été l’un des premiers à aborder le sujet des infrastructures, du contrôle, des stratégies cachées, des manières de contrôler les masses sans qu’elles le sachent, etc. Puis, en 2009-2010, les Wikileaks ont explosé. Et il y a eu Edward Snowden. Les dernières éditions de The Influencers ont tenté de trouver des manières d’en parler. Nous avons invité Julian Oliver et son Critical Engineering Project. Pour les Anonymous, sujet difficile et passionnant, alors que d’habitude nous ne donnons pas la parole à des théoriciens, nous avons invité l’anthropologue spécialiste de cette scène Gabriella Coleman.
Et cette édition 2016, alors, comment l’avez-vous conçue?
Nous voulons continuer d’explorer cette question visibilité extrême / invisibilité extrême. Côté extrême visibilité, nous invitons Kenneth Goldsmith pour Wasting Time on the Internet (perdre son temps sur Internet). Il l’a écrit après avoir conduit dans son université un cours d’écriture non-créative qui portait ce titre. Et qui avait causé un scandale (certains twittaient “Je suis un as en la matière, je ne devrais pas être étudiant mais professeur!”). Il s’est alors rendu compte que la perte de temps sur Internet pouvait avoir de nombreuses manifestations, mais que la plus intéressante était sa version collective. Il a donc imaginé qu’il pourrait le faire en classe. Partant du postulat que notre cerveau fonctionne de manière différente aujourd’hui, et que donc il peut être créatif d’une nouvelle manière. Et nous devons être créatif parce que le monde est tellement pourri, on ne peut pas juste être paranoïaque, frustré, enragé ou triste.
Et côté invisibilité?
Nous aurons un intervenant non artiste, Bill Binney, qui a eu un rôle prépondérant à la NSA dans les années 1970 et 1980, parce qu’il utilisait des métadonnées pour déchiffrer les communications russes. Pas pour décoder les messages, mais pour comprendre à travers les métadonnées qui parlait à qui, etc. Il était très en avance, et quand l’Internet est arrivé, il a développé une série d’outils, d’algorithmes, essentiellement basés sur les métadonnées. Mais le 11 Septembre est survenu. Et Bill Binney a réalisé que le gouvernement n’était pas en train de mettre en place un système d’espionnage anti-terroriste, mais initiait un système de surveillance massive. Il a démissionné, a décidé de dénoncer le tout, a été poursuivi et il est l’un des principaux lanceurs d’alerte. Mais Bill Binney n’avait pas conservé de preuves solides de ce qu’il affirmait. Je sais qu’Edward Snowden a été influencé par son histoire, et savait qu’il fallait qu’il améliore sa stratégie.
Comment faites-vous pour croiser ces deux extrêmes (visible/invisible)?
Nous invitons Zach Blas qui travaille sur la biométrie. Il a réalisé des masques combinant des données faciales de minorités, des hommes queer, des hommes noirs, des femmes musulmanes, etc. Avec ces masques, les visages sont visibles pour l’œil humain, mais non identifiables par l’ordinateur, parce qu’ils ne ressemblent pas à des visages. Nous invitons également Simon Denny, qui travaille sur les zones grises de la computation planétaire. Il a notamment travaillé sur le cas de Kim Dotcom, l’ancien patron de Mega Upload et aujourd’hui de Mega.com, arrêté en Nouvelle-Zélande selon d’étranges connexions avec le FBI. Simon Denny fait tourner une exposition basée sur la liste des biens confisqués dans la maison de Kim Dotcom. Pourquoi exposer tous ces objets, ces biens de luxe confisqués ? Parce qu’avec ces objets, une voiture de luxe, des numéros de compte bancaire, peu importe, vous pouvez commencer à raconter une histoire. Et c’est d’une certaine manière ce que ne font pas les journalistes d’investigation, les universitaires, les activistes. C’est à cet endroit que des artistes peuvent construire un imaginaire, et c’est réellement important pour comprendre toute l’histoire.
Et quel sujet va aborder Simon Denny?
Il travaille en ce moment sur la technologie blockchain, à la base du bitcoin. Il mène une enquête qu’il vient de présenter à la Biennale de Berlin sur ces entreprises privées qui investissent dans la technologie blockchain. Pour cela, il a choisi trois entreprises, des think-tanks ou des entreprises de logiciels, qui promeuvent trois approches différentes de la technologie blockchain. L’une dit qu’elle permettra dans le futur une société basée sur la communauté, une autre s’adresse aux investisseurs pour leur dire que la blockchain est le futur de la bourse par exemple, et une troisième explique aux personnes plus politiques que cela peut aider à changer pour de bon la bureaucratie. Ce sont trois philosophies, trois esthétiques, trois vocabulaires, qu’il rend apparents dans cette exposition, non pas comme les Yes Men, il ne fait pas de canular, il n’est pas un imposteur, mais il parle tout de même comme elles. Et nous voulons vraiment en savoir plus sur la façon dont il traite l’idée que celui qui croit en la blockchain croit qu’une technologie peut devenir le substitut d’un processus décisionnel, pour la politique, pour la confiance.
Et côté ateliers, que proposez-vous?
Joana Moll de Barcelone mènera un atelier de deux jours sur les infrastructures des réseaux depuis les câbles sous-marins jusqu’aux serveurs, cookies et trackers, Gene Kogan des États-Unis en proposera un autre de deux jours également sur l’apprentissage automatique (machine learning) centré sur la façon dont cela peut être utile aux artistes et activistes. Enfin un troisième atelier plus court sera mené par Heather Dewey Hagborg sur l’extraction d’ADN pour voir combien d’informations on peut en retirer, et comment les effacer ou les remplacer. Une sorte d’ingénierie inverse citoyenne.
Plus d’information sur The Influencers 2016, du 20 au 22 octobre à Barcelone et sur les archives des années précédentes