Economie du partage contre disruption, robotisation contre chômage… A la Fête de l’Huma, le philosophe Bernard Stiegler et le politique Patrick Braouezec présentaient une alternative européenne, à expérimenter fissa à Plaine Commune. A base d’open source et de revenu contributif. Explications.
« Je ne suis pas pessimiste, je suis informé », pose Bernard Stiegler. Sur la scène débat de la Fête de l’Humanité, le philosophe des sciences, directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou et co-fondateur de l’association politique et technologique Ars Industrialis, est venu présenter un projet d’expérimentation au long cours en Seine-Saint-Denis. Accompagné de Patrick Braouezec, président de Plaine Commune, un regroupement de neuf communes en Seine-Saint-Denis mis en place le 1er janvier 2016, ils défendent leur plan pour contrer les conséquences « catastrophiques » du numérique sur le monde du travail. Pendant 10 ans, citoyens, entreprises et usagers, accompagnés de chercheurs, expérimenteront des politiques locales autour de l’économie contributive, des biens communs et de l’avenir du travail.
Un « projet processus », définit Patrick Braouezec, encore à l’état d’ébauche : « On ne sait toujours pas si on va avoir le début de commencement de financement », reconnaît-il. Pour l’heure, c’est 300 000€ qu’il faudrait pour commencer les recherches…
Les grandes lignes, elles, sont définies. A la tribune, il est question d’automatisation et de destruction d’emplois : 5 millions de postes dans le monde auront disparu d’ici 2020, selon le centre de recherche du Forum de Davos, pas vraiment un repaire de gauchistes. « Bien sûr, ces chiffres sont à prendre avec prudence, rappelle Stiegler. Mais il est absolument certain que la tendance est à la baisse de l’emploi. C’est catastrophique pour la jeunesse, nous n’avons pas le droit de ne pas réagir. »
Revenu contributif
La mesure phare du projet de Plaine Commune devrait être le revenu contributif. Un régime qui s’inspire de l’intermittence du spectacle et du partage de savoir dans le milieu du logiciel libre. Le but : valoriser la « néguentropie », ou l’entropie négative, c’est-à-dire « ce qui produit de la diversification et du savoir », définit le philosophe.
Une expérimentation locale qui rappelle les territoires « zéro chômage », soutenu par ATD Quart Monde : dès la fin de l’année, une partie des aides sociales serviront à contribuer à la création de 2 000 CDI au Smic pour des chômeurs de longue durée.
Si les modalités restent à définir, le revenu contributif se différencie du revenu universel d’existence en ceci qu’il est conditionnel, explique Bernard Stiegler, qui précise que les deux ne sont pas incompatibles. « Pour prétendre à ce revenu, il faudra régulièrement valoriser ce qu’on a appris. Dans le milieu associatif, dans l’entreprise… Il faudra valoriser la production du savoir. » Pas de montant non plus mais il devrait être plus élevé que celui du revenu universel, qui, selon les propositions, est évalué entre 400 et 1000€ : « A partir du moment où ce revenu s’appuie sur un savoir-faire, sur du vrai travail, il ne peut pas être dévalorisé ou sous-payé », justifie Patrick Braouezec.
Pour Bernard Stiegler, qui compare la disruption à une « barbarie soft », dans Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ?, son dernier livre, nous sommes dans une « disparition du savoir », qui progressivement passe dans la machine. Pas question pour autant d’arrêter la marche du progrès, rassure-t-il, mais plutôt de « donner du temps aux gens » et de créer de la « dés-automatisation ». D’ailleurs, les porteurs du territoire pilote ont décidé de ne plus parler d’emploi : désormais, il faudra dire travail. Car celui-ci n’est pas remplaçable, arguent-ils.
Disruption à l’européenne
Un discours qui résonne à l’espace des hackers, du libre et des fablabs de la Fête de l’Huma, qui prend chaque année un peu plus de place. Les acteurs du libre – Emmabuntüs, Ubuntu, Mageia, etc. –, qui sont une des sources d’inspiration du revenu contributif, sont bien là.
Les makers aussi. Ceux de l’association Form’Maker, réunissant une cinquantaine de personnes autour de la fabrication de sandales imprimées en 3D en liège. Fred « Maker », instigateur du projet, en avait assez de payer 10€ pour des tongs de mauvaise qualité fabriquées à l’autre bout du monde. Il a donc décidé de « recréer un savoir-faire perdu ». Ou Valentin Michaud, de l’Ecodesign Fablab de Montreuil, qui raconte comment sa structure a mobilisé les makers pour monter le fablab de Bataville, en Moselle, cette cité « modèle » ouvrière créée autour d’une usine de chaussures et tombée en déshérence depuis sa fermeture en 2001. Le fablab y a débuté ses activités cet été.
L’énergie des fablabs, se réjouit Laurent Barnier, du Petit Fablab de Paris, c’est aussi cette manière de faire que, « pour la première fois, on arrive à avoir des lieux de création de savoir qui ne sont liés ni à l’Etat, ni aux entreprises. On oublie que la création de savoir n’est pas liée à ce dont on a besoin dans le parc de l’emploi, mais plutôt à ce dont les gens ont besoin ! ».
Une disruption « solidaire » serait-elle envisageable ? « Bien sûr, affirme à Makery Bernard Stiegler. Ce qu’on défend, c’est une disruption à l’européenne. Il n’est pas question de s’y opposer mais plutôt d’arrêter le Far West technologique “je flingue tout en allant plus vite que tout le monde et c’est au premier qui tire”. Nous sommes des Européens, nous ne sommes pas des cow-boys. On utilise la vitesse intelligemment, en réfléchissant, et pas pour prendre de vitesse les pouvoirs publics, les puissances politiques ou créer la guerre civile. Parce que c’est ça qui est en train de se passer. »