Thomas Landrain: «La Paillasse ou la recherche scientifique alternative»
Publié le 2 août 2016 par Annick Rivoire
Thomas Landrain est à la tête de La Paillasse, le biohacklab qui bouscule la recherche scientifique. Fondé en 2011 dans un squatt, le lab a migré depuis 2014 en plein cœur de Paris, tourne avec une dizaine de permanents, et lance des projets collaboratifs d’innovation ouverte. Interview.
A 31 ans, Thomas Landrain a renoncé à sa carrière pourtant prometteuse de chercheur en biologie. C’est que le co-fondateur et président de La Paillasse mène son combat sur tout un tas de fronts – politique, économique, scientifique. Un combat pour la science ouverte, plutôt atypique dans l’univers du DiYbio. Moins ouvert sur l’éducation que sur la recherche, le modèle de La Paillasse, passé en quelques années d’un squatt en banlieue à un espace de 800 m2 en plein Paris, avec sa dizaine de permanents et ses projets de recherche collaborative, est envié et étudié dans le monde entier. Débuté sous forme de discussion informelle alors qu’il participait pour la première fois au Fablab Festival de Toulouse en mai dernier, cet entretien s’est enrichi par mail, au fil des incessants voyages outre-Atlantique de ce pionnier pressé.
La Paillasse mène cette année sur le cancer son premier projet de recherche ouverte et collaborative, Epidemium, avec les laboratoires Roche. Est-ce une réorientation du projet de biohacklab?
La colonne vertébrale de La Paillasse, c’est d’abord le vivant. Mais nous voulons nous poser de nouvelles questions, ne pas nous cantonner à une approche “wet” biotech, explorer les datas et les softs, favoriser la création de nouvelles interfaces. La Paillasse a été créée il y a cinq ans dans un squatt à Vitry et aujourd’hui, nous sommes mieux équipés que l’était mon Institut de recherche scientifique de thèse. En trois ans, c’est un saut quantique qui nous a fait passer d’une cave de 50 m2 d’un bâtiment désaffecté de zone industrielle à un labo de 800 m2 en centre ville de Paris, offrant l’installation d’une diversité bien plus grande.
Nous sommes un open community research lab qui va du textile à l’électronique, de la méditation au hardware… Nous invitons au sein d’un même espace des gens qui n’ont rien à voir à la base avec la biologie, comme l’équipe “drone et bactérie”. La Paillasse est avant tout un hub d’interfaçage, un point d’ancrage de multiples communautés. C’est un labo de recherche où n’importe qui peut avoir son activité, des start-ups aux artistes… Outre la création d’espaces de labos physiques, le modèle économique nouveau de La Paillasse permet un accès le plus horizontal possible à un labo, la diversité de la création et un montage de programmes scientifiques où il s’agit d’imaginer ce que peut être la recherche scientifique alternative à la recherche institutionnelle.
Notre premier POC (Proof of Concept, l’étape avant le proto, ndlr), réalisé en partenariat avec les laboratoires Roche, a consisté à montrer que l’on pouvait amener une large communauté à produire collaborativement et bénévolement des travaux et des outils ouverts utiles à la recherche scientifique sur un sujet aussi complexe que l’epidémiologie du cancer. Le partenariat avec Roche était idéal, quand La Paillasse cherchait à exprimer une vision nouvelle de la recherche scientifique en s’appuyant sur la souplesse de l’open data, Roche en tant que leader mondial sur la question du cancer pouvait explorer de nouveaux écosystèmes et méthodologies de travail, et ce, sans exclusivité sur les travaux fournis par la communauté ! Toute production au sein d’Epidemium est de facto open source et open data ; véritable ciment pour notre approche ouverte et participative. Epidemium 1.0 aura duré six mois, avec à la fin la production d’une très haute qualité de projets, une immense quantité de travail distribué dans une large et très diverse communauté, plus de 300 personnes rien que sur la région parisienne.
Ce que Epidemium nous montre, c’est que l’on peut envisager une mobilisation à grande échelle qui ne soit pas juste de la science citoyenne, approche dans laquelle la complexité du problème est cachée, et qui peut être hautement intégrative, allant du patient aux industriels en passant par les chercheurs, les professionnels de santé et les amateurs. Le pari que nous faisons est de montrer qu’une telle approche est scalable, qu’il est envisageable de passer de 300 à plus de 10 000 participants en 2-3 ans. Cela revient à pouvoir mobiliser plus de ressources et être plus efficace sur une problématique que ce que toute agence nationale de recherche peut envisager aujourd’hui. C’est un modèle radicalement nouveau, un véritable changement de paradigme de la recherche scientifique et de l’innovation technologique où les valeurs de partage, de transparence et de contre-pouvoir citoyen sont renforcées.
S’agit-il d’une nouvelle forme de «user-generated content», ce contenu généré par les utilisateurs qui a fait le bonheur des Youtube et Facebook, mais côté recherche scientifique?
On est loin de Youtube, puisqu’il s’agit au contraire de création de connaissance standardisée et validable par la communauté scientifique, là où Youtube cherche à valoriser la création individuelle et performative. La Paillasse doit être une interface : notre rôle est à la fois de garantir les droits et l’éthique de nos communautés, de faire en sorte que nos partenaires trouvent ce qu’ils veulent chercher, tout en permettant à la communauté de s’épanouir librement. La Paillasse amorce ce changement culturel en amont, avant que les labos traditionnels ne le fassent potentiellement dans une direction qui ne correspondrait pas forcément aux intérêts de la communauté sur le long terme !
Quand nous avons organisé le lancement de DIYBio Europe en 2012 à Paris, nous avons réuni une cinquantaine de personnes d’une dizaine de pays dans le but de créer un grand réseau collaboratif pour attaquer de plus grands défis ensemble. Cela n’a pas fonctionné car nous avions la naïveté de penser que de jeunes communautés locales aux modalités et visions différentes pouvaient travailler naturellement ensemble. En réalité, il y avait de véritables différences culturelles et passionnelles. Nous étions par exemple le seul biohackerspace dont la mission n’était pas principalement orientée éducation et vulgarisation scientifique mais axée sur le développement de projets techniques originaux. En réalité, nous nous sommes développés en réaction à l’hermétisme du monde académique, avec l’objectif de créer un modèle alternatif de laboratoire scientifique où les valeurs centrales étaient partage, transparence et contre-pouvoir citoyen. Aujourd’hui, La Paillasse à Paris a une dizaine de personnes à temps plein dans son équipe, un réseau de biochineurs pour récupérer le matériel pour notre labo hyper low-cost où 90% des équipements sont toujours de la récup.
La Paillasse a-t-elle développé un modèle qui fait école?
La Paillasse Saône et Hackuarium (en Suisse) sont proches de nous et partagent notre vision. Bien d’autres labs nous demandent de rejoindre une sorte de réseau “Paillasse”. Le modèle fait aussi des émules au Canada, où un espace inspiré par La Paillasse devrait naître à Ottawa prochainement. En octobre, nous allons aussi lancer une expérimentation d’un genre nouveau, le design et la construction d’une Paillasse Océan à Saint-Brieuc, un laboratoire ouvert entièrement dédié à l’exploration océanique et à l’utilisation intelligente des ressources marines. Cependant, avant de lancer la construction d’un large réseau, nous souhaitons consolider et promouvoir ce modèle Paillasse qui est encore une vraie singularité dans le paysage des tiers-lieux.
Les frontières sont parfois floues entre un fablab et un biohacklab. Comment situez-vous le DiYbio et les fablabs?
L’origine des deux mouvements est différente, les fablabs expriment un idéal de développement technologique quand le DiYbio est très teinté par une volonté d’expression libre autour du vivant, souvent artistique et provocatrice.
«On part de plus loin que le mouvement maker, la biologie ne possède pas d’équipements et de consommables aussi peu chers qu’en mécanique et en électronique.»
Cependant, il y a clairement une montée en masse critique, la biofabrication est aujourd’hui une tendance forte au sein des fablabs et c’est tant mieux. Mais La Paillasse ne se définit pas comme un fablab, notre but est de créer de nouveaux environnements de travail pour permettre une nouvelle recherche scientifique, source de développement de technologies libres. La recherche publique aurait beaucoup à gagner de notre approche. Thierry Mandon, secrétaire d’État chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, est d’ailleurs récemment passé nous voir. Nous avons été très agréablement surpris par son ouverture d’esprit.
Recherche ouverte et sciences participatives @LaPaillasse au cœur des nouveaux enjeux d'innovation pic.twitter.com/LWgXylcjqa
— Thierry Mandon (@mandonthierry) June 7, 2016
Si le dialogue est possible avec l’Agence nationale de la recherche (ANR), le financement public pourrait se tourner vers la recherche distribuée. Nous menons déjà un programme scientifique commun avec l’institut Pasteur. Axelle Lemaire, secrétaire d’État au numérique, est prête à parrainer l’initiative.
Comment s’assurer de la qualité d’une recherche ouverte et collaborative? Quelles sont les règles mises en place pour une validation scientifique?
Dans le cadre du projet Epidemium, nous avons mis en place deux comités, un comité scientifique et un comité d’éthique indépendant de La Paillasse et de Roche, composé de représentants d’associations de patients, de médecins, de chercheurs (dont une médaille Field, Cédric Villani) et d’entrepreneurs. Pour figurer en finale du programme et bénéficier de la visibilité d’Epidemium, les projets de la communauté doivent être validés par les deux comités. Par ailleurs, La Paillasse fonctionne depuis 2011 avec un règlement intérieur et un code éthique collaboratif. Nous sommes aussi équipés et autorisés depuis janvier à pratiquer des manipulations génétiques dans le cadre de projets de biologie synthétique. Les règles de bio-sécurité que nous appliquons à nos résidents sont les mêmes que celles appliquées aux laboratoires de recherche académique.
La Paillasse change de modèle économique, de quoi s’agit-il exactement?
Depuis avril 2016, nous avons dix personnes à temps plein au sein de La Paillasse (nous avons commencé à rémunérer les premiers membres de l’équipe en février 2015) et un budget de fonctionnement (pour 2015) de 700 000€. Nous n’avons pour l’instant aucune subvention de fonctionnement, parce que nous considérions que cela nous empêcherait d’expérimenter radicalement de nouveaux modèles économiques pour la recherche. Nous nous réinventons régulièrement.. Nous avons récemment décidé de bouleverser le modèle qui était le nôtre depuis notre arrivée à Paris il y a deux ans, qui consistait à faire de La Paillasse un lieu de coworking en laboratoire. Ça fonctionne financièrement mais nous avions créé deux incompatibilités avec notre vision du laboratoire ouvert et communautaire : l’apparition d’une forme dérivée de clientélisme et un biais de sélection basé sur les capacités d’autofinancement d’une personne ou d’un projet pour un accès au laboratoire, quand la principale ressource de la plupart de nos résidents n’est pas leur portefeuille mais leur cerveau et leur temps.
Nous avons donc décidé de créer un programme de résidences gratuites pour permettre à une encore plus grande diversité de profils d’exprimer leur potentiel créatif : scientifiques, makers, codeurs, designers, entrepreneurs, artistes… Ces résidences (entre 30 à 50 personnes pour 6 à 12 mois) leur permettront de s’investir à fond sur leur projet, avec un accompagnement de La Paillasse. En contrepartie, ces gens nous donnent cinq jours par mois de leur temps pour des projets de recherche collaborative, qu’il s’agisse de recherche prospective financée par des partenaires ou de vente de prototypage créatif. Depuis mai, nous sommes passés de 50 résidents à 20, nous conservons l’hébergement payant mais il devient minoritaire.
«Nous revenons aux racines de La Paillasse, un labo ouvert et gratuit où nous sommes capables d’explorer de nouvelles interfaces créatives grâce à la diversité de notre communauté.»
La Paillasse se positionne donc comme LE lab de la recherche ouverte?
C’est un gros enjeu pour nous. Nous avons entamé depuis 6 mois une collaboration avec le Network Science Institute de la Northeastern University de Boston, pour expérimenter les façons de gérer des masses importantes de personnes travaillant en réseau. J’ai été voir les meilleurs du monde dans l’analyse du succès dans les groupes et nous avons monté un groupe de recherche commun qui travaille avec les outils du moment (Rocket.chat, un Slack open source, vidéoconférences…). C’est toujours assez incroyable de voir l’efficacité des communautés open science et la vitesse à laquelle on avance. Nous observons et analysons entre autres les comportements et les réussites des participants à la compétition de biologie synthétique IGEM qui réunit plus de 15 000 participants depuis dix ans. Ceci afin de développer de nouvelles hypothèses d’optimisation du travail collaboratif dans le cadre de collaborations scientifiques à grande échelle, et de les appliquer à l’épanouissement de nos programmes de recherche ouverte. Nous sommes devenus ce que nous voulions, en nous affranchissant des voix classiques de la recherche.
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