Tous Terriens à Nantes: «Apprendre à vivre dans les ruines»
Publié le 20 juin 2016 par Ewen Chardronnet
Du 10 au 12 juin à Nantes, le festival pour «changer d’ère» Tous Terriens a réuni au théâtre le Grand T bricoleurs, artistes et grand public. Un grand bazar des savoirs et du DiY pour réfléchir à l’anthropocène.
Nantes, envoyé spécial
Il fallait être sacrément courageux pour organiser un festival grand public sur le thème de l’anthropocène, qui consacre l’avènement de l’homme comme première force d’évolution géologique de la planète. N’est-ce pas une gageure que d’inviter le public à réfléchir à cette question complexe et anxiogène à la fois, porteuse de mauvaises nouvelles et discutée par de hauts comités scientifiques, six mois après la COP21, qui plus est le week-end d’ouverture de l’Euro de football… et deux semaines avant la consultation locale sur l’aéroport de Notre-Dame-Des-Landes ?
En pleine campagne de Notre-Dame-Des-Landes
La difficulté à rassembler se ressentait le premier soir, vendredi 10 juin, alors que la France du foot jouait la Roumanie. Moins de 200 personnes (très motivées) avaient fait le déplacement pour écouter l’historien des sciences et co-commissaire de l’événement Christophe Bonneuil et l’artiste et activiste John Jordan évoquer en performance un ciel sans avion au-dessus des vertes prairies de Notre-Dame-Des-Landes. La catastrophe a démarré et il est impératif d’arrêter tout de suite l’extraction de fossiles, annonçaient ces lanceurs d’alerte climatique.
Ce message, le président du Conseil départemental n’a pu le contrebalancer avec ses discours sur l’attractivité du territoire. « Vendu ! », criait un militant anti-capitaliste à qui on donna le micro, entre applaudissements et sifflets. Puis le labo des savoirs reprenait la main pour un débat radiodiffusé avec la philosophe Isabelle Stengers et le glaciologue Jean Jouzel. Mais Notre-Dame-Des-Landes n’allait plus quitter les discussions… Tout au long du week-end, les intervenants y ont fait allusion : « Le jeu est terminé, c’est game over comme disent les Américains, nous découvrons que Gaïa est chatouilleuse et qu’elle ne se soucie guère de nous, dit Isabelle Stengers. Nous pouvons nous inspirer de Notre-Dame-Des-Landes, ceux qui vivent là apprennent déjà à vivre dans les ruines. »
Mettre en scène la crise climatique
Si l’entame célébrait l’esprit des « red lines » du 12 décembre à Paris, le samedi et le dimanche, le théâtre s’est métamorphosé en grand labo collaboratif, festif et familial, pour le plaisir d’un plus large public. Artistes, savants, bricoleurs et plus de 750 personnes ont investi chaque jour les espaces du Grand T pour fêter leur envie d’être (encore et toujours) plus terriens. Sur le grand plateau du théâtre, la fictionnelle et grotesque COP28 battait son plein avec Kyoto Forever 2 de Frédéric Ferrer. Dehors, Héloïse Desfarges et Antoine Raimondi de La Débordante Compagnie racontaient et dansaient leur nouvelle vie dans Ce qui m’est dû.
Dans le jardin, le public pouvait se nourrir de pommes des vergers nantais, de vins biodynamiques des environs, de burgers végétariens ou de tajines et salades locavores. Avec Le Dictionnaire portatif de l’Anthropocène, les scientifiques jouaient les inquiétants lanceurs d’alerte alors que les avions survolaient régulièrement et en rase-mottes la ville de Nantes. Jean Jouzel saluait ainsi les actions comme celles du mouvement « Keep it in the ground » (gardez-les dans le sol) qui ont bloqué le mois dernier l’un des plus importants sites d’extraction de charbon lignite en Allemagne et comment, en tant que scientifique, il était fier d’avoir aidé à la prise de conscience.
Blocage activiste d’une mine de lignite allemande (vidéo projetée en ouverture de Tous Terriens):
Des cyclistes et des bricoleurs
Pendant que les adultes suivaient ces débats sérieux (et parfois plombants), les enfants pouvaient jouer à des « anthropogames » répondant aux jolis noms de Gaïa ou Pollen, et fabriquer des hôtels pour insectes avec le Muséum d’histoire naturelle de Nantes. La yourte accueillait Le petit bazar des solutions et Sébastien Barrier animait la Cyclo-Party et son peloton de cyclistes spontanés pour produire l’électricité nécessaire pour propulser le dance-floor du soir. Les sprints cyclistes commentés à la manière d’arrivées du Tour de France motivaient petits et grands dans une ambiance franchement joyeuse.
Ping, co-concepteur de l’événement, a déployé tout le week-end l’Atelier partagé du Breil et son fablab Plateforme C, avec imprimantes 3D, montures de lunettes, ateliers de circuit-bending, découpe vinyle, bidouilles Arduino et atelier textile. « L’important pour nous est de montrer que la communauté rassemblée autour de notre fablab est concernée par l’écologie et un mode de vie durable, et qu’elle soit identifiée comme telle par le grand public nantais », explique Julien Bellanger de Ping.
La transition n’est pas qu’affaire d’écologie
Côté bémols, on peut regretter que le théâtre, qui a dénommé les porteurs d’initiatives du Petit bazar « les solutionnistes », n’ait visiblement pas lu Pour tout résoudre, cliquez ici ! L’aberration du solutionnisme technologique d’Evgeny Morozov. De même, bien que Christophe Bonneuil ait comparé le combat pour la justice climatique avec les luttes minoritaires contre l’esclavage au XVIIIème siècle, et que John Jordan ait insisté sur la nécessité d’une certaine radicalité face à l’urgence, comparant le mouvement « Keep it in the ground » à la lutte pour les droits civiques, jamais le passé esclavagiste de la ville de Nantes et la responsabilité du colonialisme dans la crise climatique n’ont été soulevés.
Pourquoi en rester à la science climatique ? Pourquoi ne pas organiser de conférence sur le « capitalocène » par des spécialistes des « réparations » des dégâts de la Françafrique ? Pourquoi ne pas affirmer que « vivre dans les ruines », c’est aussi accueillir les réfugiés ? Pourquoi ne pas ouvrir la tribune à un projet éco-sexe, le jour où la Gay Pride défilait à Nantes (et à la veille d’Orlando…) ? La cause écologiste en France reste bien trop souvent cantonnée aux mêmes milieux. Dans une période troublée au souffle insurrectionnel, on est en droit d’attendre davantage de convergence des luttes. Ou n’aurions-nous que le modèle patriarcal des survivants du Ravage de Barjavel à proposer ?