Pour l’inauguration de la nouvelle Tate Modern à Londres le 17 juin, le performer Tarek Atoui jouera sur les protos poétiques bidouillés par le luthier Léo Maurel et les makers de sons du collectif Trublion.
Une vielle à roue hybride, un archet motorisé, une cornemuse paramétrable à coulisses… L’étrange instrumentarium électro-acoustique du luthier Léo Maurel couine, souffle et vibre de partout. Depuis 2007, cet Alsacien d’adoption installé dans un petit village à 30 km de Strasbourg se consacre à l’élaboration d’une « facture instrumentale peu commune », quelque part entre lutherie sauvage et détournement d’objet.
Pour mettre au point l’électronique de ses derniers prototypes, il travaille depuis janvier 2016 avec les membres de Trublion, un joyeux collectif de makers, développeurs, designers, ingénieurs et musiciens fondé il y a deux ans en région parisienne par le chercheur Emilien Ghomi, spécialiste des interactions homme-machine en musique. « On propose une lutherie hybride qui allie innovation et artisanat, et qui revendique l’utilisation de la technologie comme un matériau à part entière », explique ce familier des hackerspaces Le Loop et la Blackboxe également passé par l’Ircam (Institut de recherche et de coordination acoustique musique). « On n’est pas sur scène pour être derrière un ordinateur. L’objectif est de garder un vrai geste instrumental où la technologie assiste le musicien et lui permet d’aller plus loin dans son jeu. »
Protos de scène
La première étape de cette collaboration s’est concrétisée autour du dernier projet de Léo Maurel, invité par le compositeur et artiste sonore Tarek Atoui pour inaugurer la nouvelle Tate Modern, le célèbre musée d’art contemporain londonien. A partir du 17 juin, le performer libanais y donnera une série de concerts sur instruments de lutherie expérimentale glanés un peu partout en Europe. Et il a jeté son dévolu sur la vielle et la cornemuse mises au point par le luthier et les Trublions.
Pour réaliser ces deux prototypes à l’esthétique hyper léchée, mais où la complexité technologique se fait discrète sous le vernis, deux mois de recherche et trois mois de fabrication ont été nécessaires. Pour la vielle à roue, qu’il préfère d’ailleurs appeler Violon à roue hybride, Léo Maurel a fait disparaître le clavier des vielles traditionnelles au profit de deux manches, un pour les lignes mélodiques et un pour les graves, permettant de la jouer un peu comme une guitare. Mais ici, la manivelle cohabite avec un moteur qui répond aux fluctuations de n’importe quel signal sonore, que ce soit un microphone, une boîte à rythmes ou encore un synthétiseur. Concrètement, on peut jouer à la fois la partie soliste avec les manches et la manivelle, et l’accompagnement grâce à un système de capodastres et à la motorisation.
« En mettant les mains dans le cambouis, on a commencé à ajouter des fonctionnalités que Léo n’avait pas forcément prévues à l’origine, précise Emilien Ghomi. Par exemple, on a travaillé sur des principes de détection de dynamique du son et de détection de rythme pour faire tourner le moteur plus ou moins vite, donner un effet très réactif ou au contraire très mou. » Pour faire fonctionner tout ça, ils ont mis au point un boîtier électronique avec suiveur d’enveloppe et contrôle de moteur pour programmer des algorithmes de reconnaissance et de traitement de signal dans un microcontrôleur embarqué.
Travail de patience
Aujourd’hui, le prototype du Violon à roue hybride en est à sa troisième version. Un projet de longue haleine sur lequel Léo Maurel planche au final depuis près de dix ans. « J’ai passé six mois à fabriquer mon premier instrument juste avec une scie et du papier de verre. Je suis allé à la Cité de la musique pour faire des recherches, sortir des plans de vielles, voir comment c’était foutu, le montage, les barrages intérieurs (un barrage est un ensemble de pièces de bois permettant d’assurer la solidité de l’instrument, ndlr), l’axe, le positionnement de la roue », explique Léo Maurel, qui a préféré quitter les bancs académiques du conservatoire puis des Beaux-Arts de Paris pour faire le tour des France des luthiers avec son proto sous le bras et se former à la facture instrumentale sur le tas.
Au cours de son périple, sa rencontre avec les frères Baschet, pionniers de la musique concrète à la suite de Pierre Schaeffer, fut déterminante. « Ils ont décomposé les organes d’un instrument de musique non pas en partant d’un clavier ou d’un tempérament, mais d’une matérialité, d’un grain, d’un matériau sonore. Même si je ne me reconnais pas dans leurs instruments, je me reconnais dans la démarche du nouveau solfège », dit-il.
Cornemuse à coulisses
Pour la cornemuse appelée Toui, Léo Maurel a imaginé une pompe à air motorisée avec un soufflet à pied pour contrôler la pression de l’air et remplacer le mouvement de bras du piper. Ses anches doubles sont celles utilisées pour les cornemuses irlandaises, les Uilleann pipes. En plaquant d’étonnants rubans métalliques sur des colonnes d’air munies de trous magnétisés, l’instrumentiste contrôle de façon continue la variation de hauteur du son de chaque tuyau. Pas de doute : le son nasillard et puissant qui en sort est bien celui d’une cornemuse (comme on peut le vérifier ci-dessous lors d’une présentation du collectif à Ivry) :
Pour la suite, Léo Maurel travaille sur le moyen de rendre ces deux protos plus compacts afin de les commercialiser aux côtés de ses autres créations comme la Boîte à bourdon, un guide-chant inspiré par… la shruti box indienne. « Pour qu’un instrument vive, il faut qu’il soit joué. »
Le site du collectif Trublion et le site de Léo Maurel