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Rencontre avec Nicolas Bard, un «fabriqueur made in Montreuil»

Nicolas Bard confortablement installé à ICI Montreuil pendant le Loungeshare festival en novembre 2014. © Quentin Chevrier

Nicolas Bard, cofondateur du makerspace ICI Montreuil, est en croisade pour réintroduire la production au cœur des villes et défendre les savoir-faire français. Interview.

On reconnaît le patron d’ICI Montreuil à son franc-parler. Si Nicolas Bard a parfois la dent dure, son enthousiasme s’avère contagieux. Depuis 2012, le cofondateur du plus grand makerspace francilien indépendant défend une certaine vision de l’entrepreneuriat maker qui ne plaît pas forcément à tout le monde. Fin février, le bouillonnant Dijonnais a d’ailleurs poussé son coup de gueule à l’annonce du plan Paris cité des makers visant à doubler le nombre de fablabs situés sur l’« arc de l’innovation » du Grand Est parisien.

Sa Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) gère en mode collaboratif environ 150 résidents, artistes, artisans, entrepreneurs et start-upers dans une ancienne usine de matériel électrique montreuilloise reconvertie en makerspace géant. Cette année, Nicolas Bard essaime son concept. De la Côte d’Opale à Bordeaux en passant par Lille ou Marseille, il parie sur les vertus du « faire » pour revitaliser des zones industrielles à l’abandon. Son but ? Implanter des ateliers pour développer le « made in » local, tout en se défendant de créer des ICI Montreuil bis. Ce mois-ci, il recrute la 1ère promo de la formation « Entrepreneur Maker » destinée aux jeunes des quartiers populaires de Montreuil en situation de décrochage. Makery l’a rencontré dans son antre.

Nicolas Bard dans ses ateliers à ICI Montreuil en mars 2016. © Carine Claude

Comment est né ICI Montreuil?

Avec ma femme Christine, nous avons ouvert ICI Montreuil fin 2012. Notre objectif était de recréer une usine de production pour relancer le made in Montreuil, une ville où nous habitons depuis 15 ans. Je viens de la stratégie de marque et Christine de la finance, nous voulions créer un job qui nous rende heureux professionnellement, inventer un métier qui aide et côtoie les savoir-faire manuels et artisanaux, les industries créatives.

Dans un premier temps, nous avons créé un label totalement autofinancé qui s’appelle Made in Montreuil dont la vocation est de valoriser les talents locaux. En rencontrant des centaines de créateurs de la ville, nous avons constaté qu’il leur manquait deux choses : l’accès aux machines et l’accès aux savoir-faire, qu’ils soient artisanaux ou managériaux. La suite logique a été de créer un lieu permettant d’aller de l’idée à la vente grâce aux ateliers de production, à une galerie et à un show room.

«Notre but est de créer un art de vivre, pas d’ubériser le monde.»

Si j’ai une certitude après trois ans et demi d’activité, c’est que la réussite d’un tel projet ne dépend pas des machines, mais des savoir-faire. Tous les responsables de labs le constatent. Et la France est le pays au monde où il y a le plus de savoir-faire.

Pourquoi un makerspace plutôt que des ateliers d’artistes ou une coopérative artisanale?

Quand on a développé le concept, nous n’avions jamais entendu parler des fablabs ou des espaces de coworking. Notre inspiration n’a jamais jamais été le MIT, même si nous sommes labellisés. Dans le milieu, certaines personnes s’autorisent à dire “Celui-ci est un fablab, celui-là, non”. Mais les seuls légitimes pour le décréter, c’est la Fabfoundation.

Nous avons voulu créer un lieu comme il en existait en France au début du XXème siècle. Nous nous sommes inspirés du Bateau-Lavoir à Montmartre, où Picasso a peint ses Demoiselles d’Avignon, et de la Ruche à Montparnasse. Les artistes se regroupaient dans ces lieux collectifs pour mutualiser un loyer, du chauffage, de l’espace. La Factory de Warhol s’est inspirée de ça. On a rien inventé…

De l’autre côté, le mouvement maker trouve certaines de ses origines dans la révolution industrielle en Angleterre, entre autres avec les Shakers qui ont persisté à faire du sur-mesure pour lutter contre l’uniformisation des produits manufacturés. Toutes ces sources nous ont inspirés.

«Le vrai des truc des makers, c’est de ne plus subir ce que la société nous impose.»

En France, on a du mal à traduire le mot maker car le verbe équivalent à make n’existe pas vraiment. Un « fabriqueur », pourrait-on dire. En proportion de la population, la France est le pays où il y a le plus de bricoleurs. On est aussi un pays d’inventeurs. Les gens qui font par eux-mêmes et qui inventent des trucs n’ont pas attendu de s’appeler makers pour le faire.

Nicolas Bard veille au grain. © Carine Claude

Quel est votre principal objectif?

Remettre la production en ville est un sujet clé car la question est de savoir comment recréer de l’emploi pérenne et permettre à des marques made in France d’émerger grâce à nos savoir-faire. Or, ce ne sont pas les mecs d’HEC qui lancent des start-ups dans des incubateurs technos qui vont recréer de l’emploi et du lien social. En ce sens, l’arc de l’innovation du Grand Est parisien est intéressant car il ne prend pas uniquement en compte la dimension technologique de l’innovation, mais aussi son aspect social ou créatif.

A Montreuil, le maire a joué le jeu et voudrait vraiment que la ville devienne une Fabcity. C’est une ville endettée, mais c’est une ville productive avec des artisans, des artistes, des designers, mais aussi des ateliers, des machines et des fabricants, comme ePrint 3D. Entre l’Ecodesign fablab et nous, on atteint les 2 000 m2 de fablabs. Combien de villes en France peuvent en dire autant ? 600 millions d’euros ont été annoncés pour financer cet arc de l’innovation. Mais comment va-t-il fonctionner ou comment les lieux vont-ils être labellisés ?

Où en est l’idée d’une université des makers à Montreuil?

Pour l’instant, nous sommes le seul fablab à proposer une formation autour de la fabrication numérique labellisée Grande école du numérique. Notre premier cycle de formation s’adresse à des décrocheurs, c’est à dire des jeunes issus des politiques de la ville, sans diplôme, sans job. Un bus aménagé en fablab mobile circule dans leurs quartiers tout au long du mois de juin pour le recrutement. Sur les 40 jeunes que nous allons présélectionner, nous en retiendrons 20 selon leur personnalité, leur assiduité, leur envie. Pendant deux mois en mode intensif, ils vont être formés aux outils de fabrication numérique mais aussi apprendre les bases du bois, du textile, du cuir.

Évidemment, le but n’est pas de former des designers ou des ébénistes, mais de les rendre autonomes dans la fabrication tout en apprenant le travail collaboratif et le co-making. Ils auront quatre mois en binôme pour développer un proto et un projet d’entreprise qu’ils présenteront devant un jury et des financeurs. Et si les projets sont géniaux, ils seront incubés chez ICI Montreuil. Par la suite, nous accueillerons également une promotion de chômeurs longue durée en réorientation puis d’artisans. Mais mon rêve serait de faire une formation spéciale artisans d’art et technologies et ainsi défendre les entreprises du patrimoine vivant.

Vous avez également lancé Fab&co. Quel est son rôle?

Fab&co ne fait pas de bruit, on est une vingtaine et on se réunit tous les deux mois. Fab&co n’est pas une association de lieux, mais un réseau de managers de fablabs à vocation professionnelle destinés à développer l’activité d’entrepreneurs ou d’intrapreneurs. Nous sommes sept cofondateurs. Mickaël Desmoulins du Creative Lab de Renault est président, j’en suis vice-président, l’idée étant que le président vienne d’un fablab d’entreprise et que le vice-président vienne d’un fablab indépendant. Les statuts ont mis du temps à être rédigés, compte-tenu des contraintes imposées par la nature et la diversité de ces fablabs industriels, mais je suis sûr que d’ici à la fin de l’année, on sera 30 ou 40 membres. 

Deux aspects caractérisent les fablabs d’entreprise : manager autrement et faire émerger des concepts différemment. Quelque part, ils sont à mi-chemin entre l’innovation et les ressources humaines. Ce n’est pas un club pour faire du business entre nous. Souvent, ce que ne comprennent pas les fablabs, c’est que les managers de fablabs d’entreprises rament tout autant que les autres. Désormais, les grandes boîtes mettent des moyens. Mais au début, c’était compliqué. Il a fallu faire venir une communauté. Une bonne moitié des fablabs montés par des entreprises, c’est de la com’ parce que le directeur de l’innovation ou le patron a besoin d’avoir son fablab. Par contre, il y a des fablabs qui changent vraiment l’innovation dans leur boîte. Leur survie dépend essentiellement des projets qui en sortent.

Vous essaimez le concept d’ICI Montreuil en région. Une tentation hégémonique?

A Montreuil, nous avons sous la main 62 savoir-faire. Pourtant, il en manque. Fallait-il agrandir ICI Montreuil sur 5 000, 10 000 m2 ? Je trouve ça ridicule. Autant aller là où les savoir-faire sont pour créer des lieux complémentaires, pas des sites jumeaux.

L’idée est de créer des communautés de makers entrepreneurs sur l’ensemble du territoire, à Bordeaux, Lille, Dijon, Marseille. Les abonnés résidents pourront accéder à tous les sites. Mais attention, ce ne sont pas les Montreuillois qui débarquent à Bordeaux pour expliquer aux entrepreneurs du coin ce qu’il faut faire. L’objectif est de réhabiliter des friches situées dans des zones périurbaines et des quartiers en mutation, par exemple vers les puces de Marseille ou à Fives près de Lille.

On va créer une maison mère sous forme d’entreprise sociale pour coopérer avec les collectivités et les entreprises locales. Chaque équipe régionale pourra s’appuyer sur les fondateurs d’ICI Montreuil.

Lancement du projet d’ICI Montreuil à Camiers (Pas-de-Calais) fin 2015. © DR

Si vous deviez changer quelque chose?

La taille. Car on est trop petit. Les nouveaux sites vont faire entre 3 000 et 3 500 m2. Beaucoup de résidents partent d’ICI Montreuil car ils n’ont plus assez d’espace de stockage. Ensuite, la SCIC, c’est bien sur le papier et quand les sociétaires sont tous au même niveau. Cette forme juridique est pratique pour trouver des fonds publics (une SCIC permet à des collectivités territoriales de devenir associées et de détenir jusqu’à 50 % du capital, ndlr), mais ça se complique pour lever des fonds privés, car même un fonds solidaire voudra une valorisation. Pour les nouveaux projets, on partira plutôt sur des SAS agréées solidaires.

«On est dans l’économie sociale et solidaire, la passion, l’art de vivre et le bien-être des gens.»

Le risque existe toujours, même si on est rentable depuis la deuxième année. Compte-tenu du contexte économique, on peut ouvrir dix projets en deux ans et devoir tout fermer en six mois. A terme, si on arrive à construire cinq, dix communautés, nous pourrions créer un fonds de dotation ou un fonds de financement, imaginer un réseau de distribution avec des concept stores valorisant nos savoir-faire…

Le makerspace ICI Montreuil se visite tous les jeudis