Nuit Debout demande une société ouverte et une démocratie réelle? La carte d’Utopies Concrètes peut ouvrir des pistes pour changer de modes de vie. Makery a rencontré la cheville ouvrière de cette métacarte des alternatives en France.
Pierre nous le dit d’emblée : « Utopies Concrètes est un réseau de personnes dispersées qui veulent rester anonymes. » Il répond en porte-parole du projet, mais ne tient surtout pas à apparaître comme leader, ayant simplement mis ses compétences techniques au service du projet collectif.
Mais à Makery nous voulions en savoir plus sur le « lab » Utopies Concrètes, la gestation technique de cette incroyable carte. Pierre JdlF s’était déjà fait remarquer pour des projets artistico-poétiques en ligne, comme Dis-moi où tu me plaîs (sic), une cartographie géographique et sémantique des messages du site Croisé dans le métro ou Paris m’appartient (@parismap), un bot Twitter mettant en relation des tweets géolocalisés. Mais avec Utopies Concrètes, il a rejoint un groupe concerné par les modes d’existence alternatifs. Nous avons donc demandé à Pierre comment ses compétences acquises par son parcours à la Kitchen, au CITU de l’université Paris 8 et au Médialab Sciences Po dans les enquêtes sur les modes d’existence lui ont permis d’aider à produire une carte aussi riche et complexe que celle d’Utopies Concrètes.
Faciliter les passages à l’acte
« Utopies Concrètes, c’est un manifeste écrit en groupe et qui fédère les énergies de chacun, explique Pierre. Un manifeste extensible pour formuler ce contre quoi on se bat, ce qui nous tient à cœur, pour formuler nos positions politiques et philosophiques, détailler les points de rupture et de convergence. »
Utopies Concrètes permet aussi la visualisation d’un réseau de liens représentant et articulant les références communes au collectif. Le graphe tisse un vaste réseau alternatif en permettant de visualiser les liens hypertextes entre plus de 3 000 sites internet.
«Utopies Concrètes est un portail thématique autogéré, d’archivage et de mise en commun (hors Google, Facebook, Twitter) des collectifs, médias, revues, festivals, documentaires, bouquins qui nous tiennent à cœur.»
Pierre JdlF
Utopies Concrètes est une métacarte géographique qui agrège de nombreuses cartes existantes « pour localiser près de chez soi les lieux de rencontre et d’échanges, faciliter les passages à l’acte ».
Pierre défend une position qui rejoint les espérances de la Nuit Debout : « Nous nous sommes rendus compte que le monde va droit dans le mur et sommes soucieux de ce que nous laissons à nos gamins. Et comme nous ne nous reconnaissons pas entièrement dans un mouvement ou une philosophie, que notre position est traversante et ouverte, nous avions envie de faire place à tous les mouvements défendant un monde “alternatif”. Nous avions envie de mieux connaître ou découvrir des revues, collectifs, médias, activistes, et comme nous pensons que notre position philosophique et politique n’est pas marginale, notre objectif était de publier ça rapidement pour trouver des gens sur la même longueur d’ondes. »
Pierre connaissait les outils d’agrégation, de filtrage, de raffinage des données, les logiciels libres du Médialab de Sciences Po. Et il avait été inspiré par l’idée de « composer un monde commun » dans l’enquête sur les modes d’existence menée à Sciences Po. Alors il s’est dit qu’il pouvait se « servir d’eux pour défricher ces mondes, comprendre ce qu’ils défendent, leurs positions relatives, ce qui les oppose ou les rapproche ».
Se repérer dans les mouvances alternatives
Les contributeurs d’Utopies Concrètes ont pour point commun de penser un outil à long terme. Techniquement, il fallait donc comprendre et représenter des univers parallèles plutôt disjoints, sachant que chaque mouvement prêche pour sa chapelle ou lutte.
Pour passer à l’acte, Pierre a eu recours à Hyphe, un logiciel libre qui permet de capter facilement les liens hypertextes entre URL, cette entité de base la plus élémentaire du réseau qui permet de mettre au même plan livres, documentaires, collectifs, personnalités, médias, etc. Pour Pierre, cela permet surtout de « reverse-ingéniérer ce que font les GAFA qui sont devenus le centre de nos vies, pour donner à voir la structure des bases de données, de leurs moteurs de recommandation, de leurs univers de sens ».
«Alors que les GAFA nous donnent à voir le résultat correspondant à notre “profil”, avec Utopies Concrètes, nous essayons de dessiner et structurer un espace le plus large possible, et d’en faire un instrument partagé entre différents profils d’alternatifs pour découvrir et se repérer entre les différentes mouvances.»
Pierre JdlF
L’objectif des utopistes concrets était de proposer un outil simple pour donner à voir les lignes de convergence et de fracture, et surtout permettre de les ajuster collectivement. Tout le code et les données sont ainsi ouverts sur Github. Il est donc relativement facile pour un visiteur de critiquer ou proposer une formulation dans la section « textes » ou la présence ou absence d’un site dans la section « réseau ».
S’installer de manière alternative
Plus pratiquement encore, les utopistes concrets pensent justement à construire des projets qui s’ancrent dans la durée.
«Le site est un outil pour chercher où et comment s’installer de manière alternative, où monter un espace collectif. La carte permet de voir l’existant, les projets qui nous attirent, dont on pourrait s’inspirer.»
Pierre JdlF
Et de conclure : « Nous avons développé cette première version entre quelques ami.e.s, c’est un carnet de recherche collectif ouvert, un premier brouillon imparfait et maladroit, mais qui permet d’ores et déjà d’ouvrir la discussion. À tous ceux qui se reconnaissent dans la galaxie de sens que nous essayons de composer, et qui ont le cœur d’y passer une part de leur temps, rejoignez-nous, copiez, critiquez, modifiez, reformulez ! »
Le manifeste Utopies Concrètes
« Convergence des possibles : un outil pour comprendre et articuler les “alternatives”
On arrête tout
On réfléchit
Et c’est pas triste
— l’An 01
On en a marre
Parce que nous allons droit dans le mur
Et que le désastre n’est pas seulement écologique (rapport au monde), mais surtout social (rapports entre nous)
Parce que nous sommes responsables et soucieux de l’héritage que nous laissons à nos enfants
Qu’il faut tout changer, là, tout de suite
Parce que nous sommes partout à ne plus vouloir d’un monde gouverné par l’argent et par une poignée d’oligarques obsédés de pouvoir
Que nous avons besoin de définir collectivement ce qui en lui nous aliène, ce contre quoi nous nous battons et pour quoi nous vivons
Parce que nous n’en pouvons plus de l’uniformisation des discours médiatiques dominants
Parce que le vieux monde tarde à mourir et que le nouveau tarde à naître
Que nous croyons que le politique est partout
Que nous voulons nous gouverner et nous organiser par nous-mêmes
Parce que nous voulons rétablir les liens avec le monde vivant, avec nous-mêmes et avec les autres
Que nous voulons nous réapproprier notre santé, notre éducation, notre nourriture, notre énergie, nos échanges et nos lieux de vies
Parce que l’avenir porte plusieurs noms et plusieurs formes : autonomie, autogestion, décroissance, transition, résilience, auto-construction, DiY, hackers, écosocialisme, coopératives, activisme, communs, convivialisme, écoféminisme, anarchisme, tiers-lieux, hétérotopies, sobriété heureuse, désobéissance civile, et bien d’autres encore
Que nous avons besoin de les formuler, traduire
Comprendre leurs différences, ce qui les oppose ou les rapproche
Produire des objets de médiations et de traversée de ces univers
Dessiner collectivement les frontières de nos espaces politiques, ce que nous n’acceptons plus et ce que nous expérimentons
Parce que nous manquons d’outils simples et libres permettant de représenter et de composer ces mondes, c’est-à-dire d’articuler — et non d’opposer — plusieurs formulations possibles des problèmes et des solutions
Pour un espace de médiation et de dialogue entre les différents mouvement “alternatifs”
Pour rendre visibles et faciliter l’accès aux initiatives concrètes de cette transition
Pour sortir de nos zones de confort
Pour une insurrection tout à la fois philosophique et pratique
Parce que nous sommes nombreux à nous poser ces mêmes questions
Veuillez agréer, Mesdames, Messieurs, l’expression de nos espoirs les plus fous
(seul, nous n’allons nulle part) »