Le collectif mexicain Interspecifics sillonne la planète de labo en biohacklab, en passant par des festivals arts et technologies. Ils nous expliquent leur façon de travailler à la communication inter-espèces.
Croisées à la Transmediale en février à Berlin, Paloma López et Leslie García nous ont parlé de communication inter-espèces et de la façon dont le collectif Interspecifics poussait cette philosophie de travail dans les labos scientifiques, les biohacklabs et les festivals. C’est tout le collectif cependant (y compris les plantes vertes et les bactéries) qui a travaillé sur cette interview !
D’où vient le nom du collectif Interspecifics?
« Interspecifics signifie “survenant entre espèces”. Cela vient de l’idée de collaborer avec d’autres organismes pour mieux comprendre comment nous construisons la réalité. Nous explorons la possibilité d’étendre nos propres capacités sensorielles au travers de systèmes de communication inter-espèces, ce que Paul Beatriz Preciado appelle une contre-technologie matérielle de la production de conscience.
Comment se compose le collectif?
« Paloma López a étudié les sciences de la communication, “science” signifiant ici l’analyse empirique de la communication comme phénomène social. Malheureusement, et comme nous le voyons souvent dans l’éducation formelle, l’approche était fortement anthropocentrique, plus focalisée sur les médias établis que sur la construction de nouveaux outils pour production de sens.
« Leslie García a étudié le design intégré, une hybridation étrange entre le design industriel et le design graphique. Elle a quitté cette carrière assez tôt et, en 2003, a commencé à travailler dans les arts numériques. Son parcours a joué un rôle important pour comprendre la relation sémiotique entre les objets et les façons d’appréhender le monde et ses phénomènes.
« Thiago Hersan a travaillé à l’amélioration des technologies de fabrication de semi-conducteurs, il est maintenant plus intéressé par l’exploration des usages non-traditionnels de la technologie et leurs effets culturels.
« Mais nous considérons comme faisant partie du collectif l’E.coli, la Geobacter, la Shewanella, le Physarum, des plantes vertes, l’Euglena. Ceci dit, cela prendrait beaucoup de temps d’expliquer leur background !
Vous menez le B10S (lire Bios) à Mexico, de quoi s’agit-il?
« L’an dernier nous avons développé B10S, un programme éducatif en art et sciences à Mexico, qui a tenu une série de labs sur des sujets allant de la microbiologie à la neuroplasticité. Les ateliers étaient organisés en fonction de la nécessité des participants à construire un outil, qu’ils pouvaient ramener chez eux pour leurs propres recherches. Nous offrions la possibilité de travailler avec un spécialiste du domaine pendant quatre jours et tous les participants étaient sélectionnés après appel ouvert à participation. Nous voulions aller au-delà des définitions théoriques du bio-art dans la culture occidentale pour analyser empiriquement son incidence dans le contexte latino-américain caractérisé par la précarité. B10S est un espace pour analyser la sphère épistémologique émergente des pratiques multimédias transdisciplinaires DiY. Un lieu où la connaissance est construite collectivement pour étendre à la fois la portée de son développement et de sa dissémination. Le projet se poursuit cette année et nous travaillons à un programme avec l’équipe du réseau Hackteria.
En tant que bio-artistes, vous avez travaillé avec des scientifiques dans de nombreux labos et labs. Quel bilan tirez-vous de votre expérience et des relations entre les artistes, les scientifiques et le bricolage?
« Cela fait de nombreuses années que nous travaillons en grande proximité avec des scientifiques d’institutions multiples. Avec le projet Phychip, nous avons eu l’opportunité de travailler avec, entre autres, des biologistes de l’université de Graz et des mathématiciens et des informaticiens de l’UWE Bristol. Au Mexique, nous avons fait équipe avec des chercheurs de centres comme le Cideteq, le Ciatej et l’Inaoe. La nature de ces collaborations s’appuie sur un échange mutuel de méthodologies d’où de nouvelles formes de savoir peuvent émerger, des formes qui ne sont pas complètement déterminées par la science ou simplement par la subjectivité de l’art. Les rapports hiérarchiques sont très présents dans le monde de la science, et cela rend parfois difficile de trouver des scientifiques qui sont réellement prêts à s’engager dans les questionnements que soulèvent leurs recherches, à dépasser le statut que peuvent leur conférer leurs résultats. Cependant, certains travaillent suivant un besoin ontologique fondamental pour dénouer et révéler la nature de notre univers. C’est d’eux dont nous nous sentons proches.
« Quand un artiste, un designer ou un bricoleur est intégré dans un dialogue scientifique, une nouvelle épistémologie émerge, où la connaissance n’est pas créée selon une hiérarchie définie mais selon un espace d’échange dialectique. C’est de cette façon qu’il serait possible de créer une nouvelle économie de la connaissance qui ne soit pas basée sur l’aspect quantitatif de la production. Mais ce que nous constatons aussi, lorsque ce genre d’échanges arrive, c’est qu’il ne suffit pas de reproduire selon une perspective open source ce que la science nous offre gentiment, mais qu’il faut l’approcher de manière critique, pour la démystifier et autant que possible, la modifier. Il est clair que cette posture ne sera pas toujours bien reçue par certains scientifiques.
Parce que ces scientifiques sont toujours assez méfiants envers les artistes et les activistes du mouvement de la Science Ouverte?
« La Science Ouverte s’attaque à des domaines très restrictifs par des stratégies de divulgation et des sources de financements alternatifs. Les arguments en faveur de la démocratisation de la recherche et les manières dont cette démocratisation peut changer complètement l’économie de la science peut générer de la suspicion.
« Le modèle de la Science Ouverte suggère une approche différente en ce qui concerne la question du développement d’outils. Alors que les universités et les centres de recherche travaillent avec de l’équipement très cher, de nombreux groupes travaillent au développement d’outils accessibles et organisent des ateliers pour former aux techniques et disséminer les instruments. C’est sans doute la raison pour laquelle le nombre de soutiens augmente exponentiellement dans le monde.
Qu’est-ce que la valise Energy Bending Lab?
« L’Energy Bending Lab est un instrument sonore composé d’un synthétiseur modulaire customisé et d’outils de traitement de signaux qui ont pour objectif de créer une bio-sonification en temps réel par l’utilisation des signaux électriques provenant de différents organismes pour influencer les paramètres sonores. Il a été conçu comme un système inter-espèces DiY. L’interface amplifie d’abord le micro-voltage produit par ces micro-organismes et transforme leurs caractéristiques oscillatoires en signaux de contrôle de voltage qui ajuste l’horloge interne du système dans son ensemble, dynamisant la composition d’un côté et nous apportant des motifs de données de l’autre, le son constituant la passerelle de transduction. L’objet explore la relation entre les formes d’ondes et la matière, en recherchant une compréhension à partir des motifs contextuels qui peuvent illustrer l’ordre sous-jacent de l’univers lui-même et de la conscience humaine, un ordre qui apparaît intimement lié à la vibration.
«Non Human Rhythms», Interspecifics, live, Berlin, février 2016 (avec l’Energy Bending Lab):
« Nous voulions travailler avec des agencements hautement spécialisés ayant connu une évolution de millions d’années sur la même planète que nous. Le niveau cellulaire représente pour nous les plus infimes dimensions de la réalité avec lesquelles il est toujours possible d’interagir. L’une des idées qui nous a le plus intrigués est la capacité sensorielle de ces corps, comment ils perçoivent leur environnement et comment cette perception affecte notre construction collective de la réalité.
« Le développement de ces outils est une part essentielle de notre recherche artistique. Nous les appelons des machines ontologiques et les construisons pour faire l’expérience d’aspects de notre monde qui sont supposés imperceptibles.
Exemple audio réalisé avec la valise Energy Bending Lab:
Comment approchez-vous le mouvement Science Ouverte?
« Nous portons un intérêt particulier à la construction et à la dissémination de la connaissance, où et dans quelles circonstances elle émerge et est légitimée, et à quels degrés les pratiques non-formelles et informelles peuvent y contribuer d’une point de vue empirique.
«Il n’y a pas que la Science Ouverte qui soit fondamentale, mais également la Connaissance Ouverte. Nous essayons de garder des traces du processus complet de recherche pour qu’il soit facilement reproduit et implémenté. Chacune de nos recherches est toujours accompagnée d’un workshop où nous partageons et exposons le niveau de recherche que nous avons atteint.»
« Nous nous considérons assez fortement dans la culture du remix. Pour nous, le mouvement Science Ouverte, qui est proche des arts, le fait de rassembler artistes, bricoleurs et scientifiques pour travailler ensemble, ont beaucoup à voir avec cette culture. C’est pourquoi il est essentiel pour nous de citer la source que nous remixons, qu’il s’agisse d’un code, d’une idée DiY, d’un pièce de matériel, etc. En se référant toujours à la source, il est possible de cartographier l’évolution des idées, l’histoire, la science ainsi que la philosophie. Il est possible aussi de construire un réseau de personnes et d’idées. Si on pense aux temps difficiles que traverse la planète aujourd’hui, au réchauffement climatique et ses conséquences, il faut construire une connaissance intuitive. Auparavant, l’artisanat était suffisant pour construire une autonomie économique, mais aujourd’hui il faut maîtriser un peu d’électronique, un peu de biologie, etc., pour être plus systémique et trouver des modes de relations avec notre monde très brutal.
Vous utilisez également la sonification dans le domaine médical?
« Nous travaillons depuis quelques années à la sonification des signaux EEG. Nous avons d’abord travaillé en neuro-esthétique, en essayant de cartographier les réponses du cerveau aux stimuli esthétiques et essayons maintenant de trouver une cohérence collective à la méditation ou à l’intention créative. Nous avons développé notre logiciel Action Potential pour accéder aux données brutes des casques commerciaux et pour le filtrage et l’analyse des données. Ce logiciel pourrait servir pour la thérapie par neuro-feedback et être utilisé par les neuroscientifiques ou comme option ludique pour les patients. Mais pour cela, nous aurions encore besoin de quelques années de tests. Nous travaillons intensivement avec une équipe de neuroscientifiques de l’institut Inaoe à Puebla au Mexique, au Portugal avec le neuroscientifique Xico Texeira et le compositeur Horacio Tomé-Marques du Mu-arts collective.
Extraits de sonification EEG:
Vous préparez un projet de lab mobile à Mexico, pouvez-vous nous en dire plus?
« Nous préparons une pièce pour Proyecto Líquido, un projet de la Fondation Alumnos47 à Mexico. La commissaire Jessica Berlanga Taylor explore l’influence post-coloniale sur le désir. Nous voulons tenter d’analyser comment l’intention opère en termes de désir d’un point de vue neuroscientifique et essayer de reprogrammer la mémoire à un niveau symbolique. Nous avons cartographié des cerveaux de traditions différentes (chamans, herboristes, traditions thérapeutiques, méditation), dans une bibliothèque mobile que nous avons transformée en lab. Nous cherchons la cohérence collective des signaux EEG pour concevoir une interface de feedback social au travers d’un rituel sonore collectif. Nous nous inspirons des théories qui postulent que la méditation peut avoir un effet de diffusion sur la population environnante en partant de l’idée que la conscience est un champ non-local fondamentalement illimité qui nous connecte tous.
S’agit-il d’une sorte de traitement psychotronique de déconditionnement post-colonial?
« Déconditionnement oui. Nous ne pensons pas à une seule colonisation, mais à toutes les colonisations récurrentes que nous menons et programmons constamment aux différents niveaux de la machinerie du désir personnel et social. »
Atelier Open Sensory Substitution organisé dans le cadre du B10S, 2015: