Créé en 2009 à l’initiative du sociologue et anthropologue Bruno Latour, le Médialab Sciences Po conçoit des outils numériques pour les sciences sociales. Rencontre avec ces experts en datavisualisation.
Journée active au Médialab Sciences Po ce mardi 8 mars. Une trentaine de personnes sont rassemblées dans une salle au sous-sol de Sciences Po, rue de l’Université à Paris, pour la réunion hebdomadaire ouverte. « C’est la crise du logement », plaisante Mathieu Jacomy, en charge des outils de cartographie du Web et des réseaux. Même sans fenêtre, la dynamique est stimulante et le groupe rassemblé autour de Bruno Latour ne semble pas s’ennuyer.
« L’idée à l’origine du Médialab était de proposer un équipement qui permettrait de tirer avantage des technologies numériques pour renouveler les méthodes et les théories sociales, de la même manière que les sciences dures peuvent avoir un service d’instrumentation scientifique, explique à notre intention le directeur technique Paul Girard. Nous avons été la première université à obtenir un équipement en sciences sociales. »
Un laboratoire de «publiants»
Le Médialab a démarré en 2009 avec deux personnes, Paul Girard, ingénieur en numérique, et Tommaso Venturini, sociologue des sciences. Aujourd’hui, ils sont une trentaine. Les projets se sont multipliés, financés par l’Europe, l’Etat, la région Ile-de-France… Le Médialab rassemble aujourd’hui des compétences en sciences sociales, en ingénierie numérique et en design de l’information et de l’interaction.
Bruno Latour demande à son équipe de lever la main : « Qui travaille dans les sciences sociales ? » Une quinzaine de mains se lèvent. Le même nombre pour ceux qui s’intéressent à l’innovation en pédagogie, cinq pour le design d’information et le design graphique, trois pour l’écologie. Presque toutes pour les technologies numériques.
Méthodo, analyse et théorie
« Le Médialab a trois missions principales fortement intégrées : méthodologie, analyse, théorie, résume Bruno Latour. La première est d’être au service des chercheurs de Sciences Po aux prises avec des données nouvelles pour lesquelles il n’existe pas encore de méthodologie bien établie. La deuxième mission consiste à analyser en quoi la numérisation modifie les médias et les médiations qui sont l’objet des sciences sociales et humaines, particulièrement en économie, en sciences politiques, en histoire et en sociologie. La troisième est de repérer en quoi la numérisation ne se contente pas de multiplier les données et de modifier les pratiques existantes, mais quelle nouvelle prise elle apporte sur les questions fondamentales de la théorie sociale. C’est cette combinaison exceptionnelle entre méthode, analyse et théorie qui explique l’originalité de son organisation. En effet, contrairement aux autres centres de Sciences Po, il est composé d’un petit nombre d’universitaires et d’un nombre important d’ingénieurs, tous considérés comme publiants, qu’il s’agisse d’articles, de logiciels ou de méthodes. En ce sens, il emprunte davantage son modèle d’organisation à un laboratoire d’instrumentation scientifique. »
Renouveler les outils de la sociologie
Le Médialab a d’abord exploité « les nouveaux corpus de données numériques générés par l’usage de médias sociaux pour ouvrir une troisième voie méthodologique quali-quantitative et basée sur les traces numériques », nous explique Paul Girard après la réunion (en sociologie, les deux premières méthodes sont qualitative et quantitative). Une double approche qui s’explique par le fait que les datas sont très hétérogènes, « les données du Web n’étant pas du tout contrôlées et les utilisateurs propageant des styles de discours très différents, des formats différents, de contenus qui peuvent même être multimédias, etc.». Pour les analyser, il a donc fallu « proposer des moyens de recherche et d’enquête qui utilisent les technologies numériques en terme de moyens de traitements algorithmiques et de stockage », ajoute-t-il. L’analyse de ces masses de données relève du quantitatif et leur traitement se fait grâce à la puissance des ordinateurs. Tout le reste du travail d’interprétation, de lecture, de commentaire, de tagging, de filtrage, de sélection, relève du qualitatif. « Le projet est d’inventer les outils qui permettent de mixer ces deux choses, avec pour objectif de donner de nouveaux moyens d’enquête », poursuit-il.
Avec ces nouveaux outils, les théories du social se sont trouvées modifiées. Paul Girard s’appuie d’ailleurs sur le fondateur du Médialab, auteur prolixe, pour préciser les fondements théoriques de cette nouvelle approche sociologique : « Pour Bruno Latour, le travail que nous menons offre l’opportunité de revisiter des concepts posés par Gabriel Tarde au tout début de la sociologie. » Au début du XXème siècle, deux conceptions de la sociologie s’opposaient, celle défendue par Gabriel Tarde et l’approche d’Émile Durkheim. La première était basée sur les milliers de micro-interactions qui construisent la société, la deuxième sur la statistique (elle aussi naissante), et qui tablait que « la société est structurée, et qu’au sein de ces structures se déplacent et interagissent les individus », poursuit Paul Girard. « À l’époque, Tarde n’avait aucun moyen de mettre en pratique sa théorie qui établissait que de ces circulations émergent des effets communs, des rayons imitatifs vus comme des structures sociales. » Grâce au numérique, le Médialab revisite la théorie de Tarde.
Traces numériques
Plus prosaïquement, le Médialab permet de construire des instruments qui « permettent d’observer la société autrement », avance Mathieu Jacomy. L’analyse des traces numériques est un moyen d’aller dans la direction imaginée par Tarde et mise à jour par Latour. « Avec la lecture de Durkheim, on ne peut voir le travail que mènent les acteurs pour faire exister les structures sociales. On a tendance à prendre le siège pour la fonction. On voit bien aujourd’hui avec la multiplication des controverses que ce cadre éclate. Prenez la production d’expertises aujourd’hui sur les parabènes : la science ne fournit pas de réponses parce qu’elle est vulnérable, parce qu’il y a du lobbyisme industriel et politique. »
Datascape et E.A.T.
L’originalité du Médialab dans la recherche universitaire, c’est qu’il ne sépare pas design, sciences sociales et ingénierie : les ingénieurs sont partie prenante de la recherche. Christophe Leclercq, historien de l’art, a ainsi travaillé sur l’un des premiers projets en 2011 mettant en application ces théories en sociologie. Il a réalisé un « datascape » pour comprendre comment les artistes avaient travaillé avec les ingénieurs dans le cadre d’Experiments in Arts and Technology (E.A.T.), célèbre expérience américaine de la fin des années 1960. Cet « outil pour chercheurs permet de résoudre l’opposition entre l’histoire de l’art (qui étudie l’interprétation des œuvres) et la sociologie de l’art (qui étudie tout ce qui va rendre possible l’existence de ces œuvres, les instruments, les personnes, les institutions) », poursuit Christophe Leclercq, qui partage aussi avec Bruno Latour le commissariat de Reset Modernity!, exposition à voir à partir du 15 avril 2016 au ZKM, le centre d’art et de technologie des médias de Karlsruhe.
«E.A.T. Datascape», présentation par Christophe Leclercq:
« Le design d’interaction est essentiel », avance Paul Girard. La datavisualisation, « en manipulant tout un tas de données, donne à voir la chaîne de transformation à travers laquelle elles sont passées pour arriver à une représentation, mais en intégrant la possibilité de pouvoir toujours revenir en arrière ». En jouant à explorer les données, l’utilisateur trouve son propre niveau de lecture, et peut changer à tout moment son point de vue, approchant ainsi de « la nature hypertexte des supports du Web ».
Depuis ce premier datascape, le Médialab en a produit d’autres, comme « La fabrique de la Loi », qui reprend les données du Parlement français sur une période donnée, en étudiant les modifications d’un texte de loi (amendements, débats, échanges…), au fur et à mesure de son parcours à l’Assemblée et au Sénat.
Retrouvez par ici le trombinoscope du Médialab Sciences Po
La semaine prochaine, suite de cette immersion au Médialab, autour des logiciels libres développés par le lab qui cartographient les controverses scientifiques