A dada sur la data au Cabaret Voltaire
Publié le 9 mars 2016 par Annick Rivoire
7000 internautes ont suivi les 4 et 5 mars les élucubrations dada-dataesques de 80 poètes, hackers, média-artistes et autres glitcheurs, venus à Zurich pour le Grand Dada Manifesto. Un hack-hommage aux 100 ans de dada, porté par «Dada-Data», le webdoc de David Dufresne et Anita Hugi, dont Makery était partenaire.
Zurich, envoyée spéciale
Quel rapport entre une baleine à bosse, une webcam-urinoir, des costumes gonflés sous l’effet des hashtags « grosse », « data » et « dada » et un poète à l’ananas ? A priori, aucun. Pourtant, à Zurich les 4 et 5 mars, sous les objectifs de caméras déguisées en Elisabeth van da Lipp, Sophie Dadako ou Robert da Dashian, la baleine, l’urinoir, le poète et la data ont fait barnum et bon ménage à l’occasion du Grand Dada Manifesto. Un événement festif, potache, brindezingue et forcément irracontable orchestré par les deux auteurs de Dada-Data, le webdoc cabaret digital qui rendait ainsi hommage aux cent ans du mouvement dada.
Makery, partenaire de ce DadaDataThon, y était, pour 30h (ou presque) de suivi live (à re-voir par ici). On avait bien tenté de s’y préparer, comme quelques-uns des 80 participants venus d’un peu partout (avec une forte représentation francophone, mais aussi des Allemands, des Italiens, une Roumaine, et même un Argentin), en concoctant une machine à interview Datadadadata, avec la complicité d’Albertine Meunier et Sylvie Tissot. Un programme où la machine réinterprète en mode aléatoire des fragments de questions, allant piocher dans une base de données de noms propres, lieux, adjectifs et adverbes nourris par l’équipe autour de la thématique annoncée par les organisateurs : « guerre, dada, data ».
La machine en question a été programmée en 2011 avec Thomas Baumgartner pour France Culture, la codeuse Sylvie Tissot l’a mise à jour, nous l’avons nourrie de nouveaux mots et questions (avec du GAFA, de l’état d’urgence, du Trump et autres vocabulaires dataïens), et sommes partis à Zurich avec l’intention de la tester auprès de tous les participants.
Mais comme il s’agissait bel et bien d’un marathon dada, l’imprévu était de la partie. D’autres avaient aussi préparé leur manifeste dodo, emoji, Twitter… pour contribuer à la conception de ce « manifeste digital dada » annoncé par les organisateurs, David Dufresne, auteur de webdocs fameux (Fort Mc Money, Prison Valley…) et d’enquêtes affutées (Tarnac, magasin général), et Anita Hugi, productrice de documentaires à la SRF et spécialiste du mouvement dada (elle a notamment initié et produit deux docus sur dada et sur Sophie Taeuber-Arp).
Une intention affirmée dans un pur esprit dada par le «maître de cérémonie», McKenzie Wark en personne, qui avait « commis », en amont de la rencontre, un Manifeste rétrodada politique et subersif en diable. Déclamé à quatre voix en quatre langues en ouverture de l’événement, vendredi 4 mars, il poussait à revisiter l’esprit et le souffle, l’humour, la dérision et le désespoir joyeux qu’une bande de poètes et artistes (Hugo Ball, Sophie Taeuber et autres Tristan Tzara, avant d’atteindre Duchamp) avait insufflés en 1916 à une Europe en guerre.
Des média-artistes avaient mis en ligne des tweet-actions (formidable E-Real Novella des Suisses W2rkH0f), d’autres étaient conviés à intervenir en « keynote » (dont le curateur venu du fin fond de l’Iowa de l’International Dada Archive ou encore Joël Vacheron, le co-auteur de Dadabot (dont on vous a déjà parlé). La bande de joyeux data-dadaïstes française Albertine Meunier, Julien Levesque et Bastien Didier allait performer le Manifeste Datadada conçu en 2014 (leurs costumes de récup’ gonflent au fur et à mesure que les mots « dada », « manifesto » et « grosse » sont tweetés sur le Net) et imaginé un jeu-performance pour déborder OK Google et son programme « quel bruit fait… ». Bref, tout ce beau monde, hackers, média-artistes, théoriciens, journalistes et blogueurs, étudiants de l’école d’art de Zurich (qui ont streamé l’événement), s’étaient préparés.
De façon tout à fait dada cependant, rien ou presque ne s’est passé comme prévu.
Le Cabaret Voltaire, où est né le mouvement dada, et son architecture aux murs épais, a fait des siennes : les Canadiens (venus en bonne délégation, la réalisation du webdoc Dada-Data étant signée du studio de webdesign Akufen) n’arrivaient pas à se connecter au wifi, lequel se révélait capricieux une fois les 80 participants tentant tous (ou presque) de tirer un maximum de datas du réseau.
La mise en train proposée par McKenzie Wark à partir de jeux textuels d’artistes (de Raymond Roussel à Perec en passant par Debord, Rimbaud ou Burroughs) « pour briser la glace » avait un petit côté workshop d’école d’art. La « table des Français » a fait sauter quelques pétards dans des rouleaux de papier avec slogans dada, puis écrit avec des miettes de pain et des bouts de queue de tomates cerise « dada voit too ». DiY certes, mais pas vraiment data ! A l’open-mic, ça déclamait, ça chantait dans toutes les langues. Un démarrage sous forte influence dada !
Et puis les datas s’en mêlent. Joël Vacheron parle de la créolisation de la data… Ou comment certains artistes s’emparent d’algorithmes pour faire dévier la machine. Paolo Perdercini, du collectif de jeux radicaux (anti-pape, anti-McDo…) Molle Industria, enfonce le clou. « Bien sûr, nous sommes dominés par les algorithmes » et la seule solution est : « Move fast and break things. » Sa brillante démo pour un kit online à utiliser pour le manifeste digital dada défile vite, il n’a pas pensé à la documenter pour les participants, qui retiendront au mieux le site Cheap bots done quick (pour fabriquer en 10 minutes un bot sur Twitter).
Tout en grignotant du fromage (suisse), certains planchent dur, à base de collages textuels, de pièces de théâtre-happenings sur la guerre, de programme modifié pour glitcher un manifeste, d’autres discutent migrants, crise économique autour d’une bière, goûtent l’air de la nuit zurichoise, voire vont dormir. A 4h, il ne sont plus qu’une poignée (4 devant l’ordi, 2 qui dorment). A 11h le lendemain, le Cri du dada, performé par la troupe d’Albertine Meunier, Julien Levesque et Bastien Didier, redonne un grand élan d’allant et de fou-rire collectif, permettant une fusion bienvenue entre esprit dada et esprit data.
McKenzie Wark fait le zèbre (pas simple), le blogueur Nicolas Bole imite à la perfection le dindon, David Dufresne et l’écrivain Jean Songe la baleine à bosse… Les artistes en profitent pour distribuer casquettes «GAFA TOI» et «Dada pépettes», caleçons dada et sous-bock « la Data c’est GAFA, la Datum c’est Badaboum ».
En début d’après-midi, on « pitche » le manifeste dada à venir, certains annoncent la couleur « no tech », d’autres (dont la « table des Français ») parlent de texte déclenché par la seule force des ondes électriques du cerveau. Du code, du glitch, du poème, la pièce de théâtre a disparu, l’artiste argentin déclame un texte écrit a la mano en espagnol. C’est quoi ce bazar ?
Moulinette post-dada
Tandis que le groupe folk-rock suisse The Dead Brothers (qui a fait la bande son de Dada-Data) investit la salle pour un soundcheck interminable (à leur décharge, le Cabaret Voltaire est propice à la déclamation, pas au concert multi-instruments), les organisateurs informent les participants qu’ils auront 5 minutes pour présenter leur manifeste. Pour accélérer la mise en boîte sur Dada-Data et pour respecter l’horaire du concert (gratuit et prévu à 20h). Quand enfin les restitutions commencent, tout va très-très vite.
« Je revendique les 5 minutes », dira David Dufresne a posteriori, interpellé sur ce passage à la moulinette. « La concision est essentielle. » N’empêche. D’une langue à l’autre, d’un média l’autre (Twitter, reconnaissance vocale de l’Iphone, collage, ananas, openBCI…), on a à peine le temps de comprendre les projets : en vrac, un code dada matrix signé Fragment-in, jeune collectif suisse à suivre, un manifeste glitché avec le soft open source Pixel Drifter, le Mentalisto Dada Manifesto de la « table des Français » (mots collectés dans la salle en rapport avec les 3 mots-clés dada, data, guerre, constitution d’une base de données bilingue pour la machine qui fera défiler les mots, que Bastien arrêtera par la seule force de la pensée… avec un OpenBCI, qui capte les ondes électriques, et enverra sur l’imprimante à rouleau, que Jean Songe lira au micro…).
Au pas de course, les manifestes se suivent et ne se ressemblent pas. En même temps, qui aurait pu prétendre accéder à la puissance du manifeste original ? David Dufresne l’annonçait d’ailleurs : « On n’est que des perdants, donc tout le monde a gagné. »
D’ici quelques jours, Dada-Data, qui a réussi à attirer pas moins de 180 000 visiteurs depuis le 5 février et a reçu pendant le Grand Dada Manifesto quelque 7 000 visites, mettra en ligne les restitutions vidéo. L’absurde et la poésie, le dérèglement et les glitchs anti GAFA auront-ils la puissance de dada ? Au Cabaret Voltaire, le merchandising dada à base de savons et bloc-notes dada, donne une petite indication. Les urinoirs imprimés à la chaîne par les 3 imprimantes 3D installées pendant Dada-Data au Cabaret Voltaire sont-ils encore subversifs ? Et les avant-gardes ont-elles d’autre destinée que de se faire engloutir (par la pub, les médias, la société de consommation, le capitalisme et on en passe) ?
Le webdoc «Dada-Data» de David Dufresne et Anita Hui
L’envoyée spéciale de Libération Amaëlle Guitton a écrit ici et là sur l’événement
Nicolas Bole a tweeté l’événement pour le Blog documentaire
Sur le live de Makery, vous pouvez retrouver les dada interviews machine de Anita Hui, Paulo Ahumada Rovai, David Dufresne, Nicolas Bole, Laura Perrenoud, Ivan Gulizia, McKenzie Wark