En avant la musique des big datas de la nature
Publié le 16 février 2016 par Laurent Catala
Direction des vents, mouvements sismiques ou ballet géospatial, les bases de données de la nature trouvent une nouvelle résonance dans une création musicale processée tous azimuts.
Comme celles de ses auditeurs, les oreilles de la musique actuelle s’élargissent toujours davantage pour capter de nouvelles données. Le phénomène n’est pas nouveau (qu’on songe à Ryoji Ikeda et les mathématiques dans Datamatics), mais il suit l’évolution exponentielle des big datas et s’applique désormais à des données en prise directe avec notre environnement naturel.
Laboratoire français réputé dans la recherche en art sonore, Locus Sonus a développé plusieurs projets à partir de sources météorologiques captées en temps réel. Metopia d’Eva Sjuve révèle par exemple les répercussions de la pollution sur notre environnement par sonification de zones sensibles. Mubili (2015) d’Amandine Provost crée des paysages sonores pour téléphones mobiles, à partir de la direction des vents sur la carte sonore en ligne Locustream.
D’autres artistes leur ont emboîté le pas. David Letellier et Herman Kolgen ont créé le dispositif monumental Eotone (2014-2016), qui traduit en une composition orchestrale modulable les variations de force et de direction du vent, des données éoliennes saisies simultanément dans plusieurs villes.
Pièces sismiques
Le Montréalais Herman Kolgen puise pour ses live AV Seismik et Aftershock dans les datas du magnétisme terrestre et les tensions sismiques à partir d’une application spécialement conçue. En enregistrant en temps réel l’activité tellurique et les champs magnétiques, ce logiciel « de digitalisation de sédimentations picturales », génère de façon autonome les sons et les modulations visuelles sur lesquelles Kolgen intervient.
«Seismik», extrait de la performance d’Herman Kolgen, LEV festival (Espagne, 2014):
Récemment produite à la suite d’une résidence au Centraltrack de Dallas, la performance audiovisuelle Ce Qui Monte de Sandra et Gaspard Bebié-Valérian (Art-Act), du laboratoire d’art numérique Oudeis, transforme des informations sismiques en éléments de composition sonore.
«Ce qui monte», performance de Sandra et Gaspard Bébié-Valérian, décembre 2015:
« Il s’agit d’un travail réalisé dans le cadre de l’appel à résidence américaine de l’Institut français, détaille Sandra Bébié-Valérian. Nous avons été accueillis à Centraltrack, un centre d’art associé à l’Université du Texas à Dallas. Nous y étions en étroite collaboration avec Franck Dufour, enseignant à l’Atec (Arts, Technology, and Emerging Communication) au sein de l’université, ainsi qu’avec Heyd Fontenot, le directeur de Centraltrack. »
Sous l’impulsion d’artistes-chercheurs spécialistes des arts hypermédias comme Frank Dufour, l’Atec réunit l’exploration de modèles scientifiques et de process artistiques à travers les nouvelles technologies. On y étudie par exemple comment des données provenant d’imageries par résonance magnétique pourraient permettre une nouvelle forme de sound design à partir du cerveau.
Pour leur résidence, Art-Act s’est attelé au « concept universel de catastrophe » et plus particulièrement à l’étude des problèmes de fracking (l’exploitation du gaz de schiste). Dallas est en effet partie prenante du Barnett Shale, le deuxième site ressource en gaz de schiste aux Etats-Unis. Les images de la performance sont d’ailleurs tirées de catastrophes passées liés à l’activité humaine, tels le Dust Bowl, cette période de tempêtes de poussière qui a sévi aux États-Unis dans les années 1930, ou l’effondrement du barrage de Baldwin Hills dû aux activités de fracking dans les années 1960.
« Pour ce projet, nous avons étudié plusieurs sismogrammes et observé comment convertir ces graphiques en données exploitables, explique Sandra Bébié-Valérian. Une fois fait, nous avons créé nos propres tremblements de terre graphiques et les avons traduits en données pour les inscrire ensuite sur des bobines de papier et les intégrer sur un sismographe. Ces retranscriptions sont ainsi devenues des éléments de composition sonore, à l’instar d’une partition de musique. Comme élément scénographique, nous avons utilisé un vieux sismographe auquel nous avons intégré plusieurs électroniques et moteurs, ceci nous permettant de tracer les tremblements de terre en temps réel sur des bobines vierges. »
Alors que le projet initial « n’aspirait à être qu’une installation en incluant trois sismographes », poursuit l’artiste, depuis Dallas, « nous avons décidé de créer une performance live qui développe le sujet : le sismographe, placé dans l’espace de la performance, suit le rythme et le fil d’une narration, les courbes tracées sont la retranscription directe du récit mais aussi de l’activité sismique qui, progressivement, structure l’espace de la performance. »
Lecture des objets célestes
Les astres, les étoiles et l’espace constituent une autre source potentielle de données pour les musiciens. Dès le début des années 1990, le projet ambient-electronics d’Andrew Lagowski S.E.T.I. utilisait des archives de la Nasa pour composer ses bandes-son.
Plus récemment, l’artiste plasticienne lumière Félicie d’Estienne d’Orves a mené deux projets liant datas astrophysiques et musique. Avec la compositrice Lara Morciano, Octaédrite (performance qu’elle présentera dans le cadre du festival Mirage à Lyon en mars), est une composition musicale noueuse écrite à partir des sillons perçant la surface d’une coupe de météorite ferreuse. EXO, avec la musicienne Julie Rousse, comme la tête de lecture d’un disque vinyle, envoie des rayons laser qui traduisent les données astrophysiques en son. Cette lecture de la carte du ciel et des objets célestes a été conçue avec le soutien du Laboratoire d’astrophysique de Marseille et de l’astrophysicien Fabio Acero du laboratoire AIM (astrophysique instrumentation modélisation) au CEA (Centre d’études spatiales). Un projet intrigant, présenté à Aubervilliers pendant la dernière Nuit Blanche.
«EXO», Félicie d’Estienne d’Orve et Julie Rousse, timelapse, Nuit blanche 2015:
« J’ai composé les pièces musicales à partir d’une interprétation personnelle des données propre à chaque objet céleste », explique la compositrice Julie Rousse. Ce n’est pas une sonification, mais une réelle interprétation. Chaque objet céleste possède sa propre identité. Mais ils sont aussi regroupés par famille d’objets célestes (trous noirs, supernova, galaxies, étoiles, etc.). Des éléments de données ont été utilisés pour créer des instruments qui transforment le son, appliquant des courbes de mouvement et de granulation. Les pulsars sont les seuls pour lesquels j’ai utilisé les données réelles – quoique transformées aussi. La distance des objets célestes à la Terre a été aussi l’une des données réelles utilisées. Elle a servi à donner une échelle de temps, imposant une durée exacte à chaque objet. »