Nicolas Nova observe nos usages numériques comme Claude Lévi-Strauss le faisait avec ses tristes tropiques. Dans «Dadabot», formidable essai sur la «créolisation» à l’ère numérique, il dresse avec Joël Vacheron un état des lieux de cette «nouvelle relation humain machine». Interview.
Fondateur du Near Future Laboratory, Nicolas Nova est futurologue, spécialiste de l’histoire du design, ethnographe de nos usages numériques, enseignant à la Head (Genève) et toujours en avance d’un mot grâce à sa newsletter Lagniappe, qui donne « de la matière sur les cultures numériques, les pratiques émergentes » (par exemple, «Chanterculture» dans sa toute dernière livraison, « renvoie à cette contre-culture extrémiste et réactionnaire qui sévit notamment sur les réseaux sociaux»). Avec Joël Vacheron, sociologue et chercheur en communication visuelle à l’Ecal (Lausanne), Nicolas Nova est l’auteur d’un ouvrage hommage à Dada, qui dépasse le mouvement artistique dont on fête cette année le 100ème anniversaire, et englobe dans la même mouvance artistes, hackers et autres data-manipulateurs.
Dadabot se feuillette en tranches ou à l’envers, sa forme est aussi intrigante que son fond passionnant. Nous avons profité d’un passage du Genevois à Paris pour lui poser quelques questions sur cette curiosité de l’édition (en anglais), à se procurer en ligne sur le site des éditions Idpure.
C’est quoi la «créolisation machinique» dans laquelle selon vous on baignerait ?
Il y avait une analogie à faire entre l’hybridation des contenus culturels avec le numérique et celle qu’on a pu voir du point de vue linguistique et anthropologique. La créolisation est une notion utilisée d’abord en liguistique, puis en anthropologie, qui fait référence aux langues et formes culturelles qui en se croisant et se combinant, donnent une forme nouvelle – une langue nouvelle en linguistique, par exemple le créole jamaïcain ou les créoles francophones des Antilles.
Au cours de la créolisation machinique, ça glitche, ça transforme, ça participe à créer des formes culturelles nouvelles. Les twitterbots qu’on évoque dans le livre vont prendre des extraits de phrases et d’images, vont les rassembler et les mettre à disposition sur Twitter pour donner une forme culturelle un peu étrange. A la manière de la créolisation linguistique, les technologies numériques jouent un rôle intéressant dans ces histoires de créolisation : elles peuvent accélérer l’hybridation. Or, l’hybridation mène à quelque chose de nouveau. Ça a été théorisé par des linguistes, des anthropologues et des gens de la sphère littéraire, en particulier Edouard Glissant.
Quel est le rôle du code, des algorithmes ou de la machine dans ce que vous nommez «dadabot»?
Dès qu’on parle de production machinique ou d’algorithmes qui produisent des contenus culturels se pose la question de l’autonomie des machines. David Cope a par exemple écrit un programme qui passe en revue les symphonies de Mozart et en crée une autre « à la manière de Mozart ». Tout l’enjeu, c’est que ce qui est produit, ce n’est ni Mozart ni David Cope ni le programme, mais tout le monde réuni. Du coup, ça pose les questions “est-ce qu’il y a un auteur ?” et “quel est le rôle des machines ?” Au sens où l’ordinateur qui fait tourner les programmes, le script qui décrit le programme, et le logiciel qui l’affiche, forment un tout englobé dans une chaîne opératoire dont on ne peut pas isoler les différents éléments. C’est parce qu’il y a des gens qui programment des machines, qui vont chercher des contenus produits par d’autres gens, et que ces contenus sont réassemblés par le même programme qui tourne sur certaines machines, que des formes uniques sont créées. C’est difficile d’arriver à identifier qui est responsable de quoi !
«Mozart-style Sonata 2-1», 1997, «Experiments in Musical Intelligence» (EMI), David Cope:
Notre parti pris consiste à expliquer qu’il y a une nouvelle relation humain machine, une collaboration entre la communauté des utilisateurs et des programmeurs d’une part, les programmes et les machines sur lesquels ces programmes tournent d’autre part. C’est un argument pour battre en brèche l’idée que ce sont des machines qui font des choses toutes seules dans leur coin.
Dans la forme du livre et le fond, vous mélangez et hybridez pas mal. Vous présentez un glossaire en plein milieu, donnez la parole à des artistes et des bricodeurs… Pourquoi?
Cet objet touffu matérialise la créolisation d’un point de vue tangible. Ce n’est pas un livre qui se lit du début à la fin mais peut se prendre par tous les bouts. Le livre est une forme de collage de textes, de formes et de formats (il y a un essai académique avec notes de bas de page, un lexique pédago, un listing, des photos glitchées pour une mise en abîme…). Grâce notamment à l’intervention graphique de Raphaël Verona d’Idpure, nous avons trouvé un formatage étrange.
Il nous fallait aussi refléter la diversité des interventions. Certains se revendiquent artistes, d’autres sont plutôt designers comme Matthew Plummer-Fernandez. Nous voulions croiser les sphères musicales, visuelles, les artistes des nouveaux médias et des bricoleurs programmeurs et d’autres artistes qui font des performances comme Constant Dullaart. Puisque les enjeux de la créolisation ne sont pas liés à une forme particulière ou même un matériau ou un format artistique, mais sont transversaux.
Quand on parle d’algorithmes, est d’abord évoquée soit leur puissance, soit leur potentielle dangerosité pour nos libertés. Vous parlez de «culture algorithmique», pourquoi?
On l’utilise au pluriel ! Les cultures algorithmiques font référence à la manière dont les algorithmes et le séquençage des différentes étapes d’un programme informatique vont influencer les formes culturelles produites. Il existe deux grandes catégories d’algorithmes. La première, qu’on a mise de côté, relève du filtrage, de la sélection, de la recommandation. Typiquement, Amazon vous dit “vous avez acheté ceci et d’autres que vous ont aussi acheté ça”, ou Spotify vous propose d’autres morceaux selon votre liste de lecture. On voulait couvrir la deuxième catégorie, celle des formes culturelles nouvelles liées à des algorithmes qui récupèrent des bouts de contenu pour les hybrider, les transformer, les glitchs, les remédiations…
Il n’était pas question de pencher du côté de la « tyrannie de l’algorithme », mais d’observer le champ de ces cultures algorithmiques, ce phénomène intéressant, que les artistes et designers documentent eux-mêmes sur Github d’ailleurs. Les créations de Darius Kazemi, qui produit des bots qui vont chercher pour les réassembler des bouts de journaux, ont certes un côté potache mais le net-artiste démontre aussi la logique sous-jacente des bots. Comme dans Ghost Writers, performance du collectif autrichien Traumawien et de l’Allemand Bernhard Bauch, de vraies-fausses publications de commentaires compilés sur Youtube spammant Amazon. Ces projets ne sont pas si éloignés de ce que fait un Narrative Science, cette société qui propose des compte-rendus d’analyse financière générés par des algorithmes pour Forbes.
Une attention nouvelle aux algorithmes apparaît avec la résurgence du fantasme de la machine qui prendrait le pas sur l’humain, comme on a pu le voir avec l’accueil médiatique autour du livre mesuré de Dominique Cardon, «A quoi rêvent les algorithmes». Dans «Dadabot», au contraire, toute critique du code semble escamotée…
Nous conservons une espèce de neutralité d’ethnographe dans le livre, mais le fait d’avoir donné la parole aux artistes qui peuvent mettre en projet et en mots les dangers de l’algorithme est une manière indirecte de critiquer. Et puis, dans cette nouvelle forme culturelle, tout n’est pas à mettre à la poubelle. Laissons-nous aussi surprendre !
Si Forbes choisit de remplacer les journalistes par des programmes, ce n’est pas la faute des algorithmes, c’est la faute de Forbes et de ses actionnaires qui veulent réduire les coûts de production ! La technique, ce n’est pas juste un machin qui tombe du ciel et nous impose des choses, ce n’est ni un objet uniquement pensé par des humains, ni un objet qui se débrouille tout seul, c’est une émanation de différentes manières de faire, d’être.
Et ces grands noms type Elon Musk, Stephan Hawkins ou même Bill Gates qui disent « attention à l’intelligence artificielle »(IA)?
Certes, certaines logiques sont imposées à des groupes humains par des machines. Mais le problème, comme le dit Hawkins, c’est moins la technologie que le capitalisme. Sa crainte de l’IA repose sur l’idée que des formes de société autorisent la collecte d’informations sur nous et nous imposent certaines logiques. C’est moins dans les technologies que dans la logique sociale que réside le problème. La crainte est encore renforcée par le fait que tout ça peut être exacerbé par les technologies. Et c’est évidemment très-très problématique.
«Dadabot. Essay about the hybridization of cultural forms (music, visual arts, literature) produced by digital technologies», Nicolas Nova et Joël Vacheron, éditions Idpure, 2015