La rentrée des fabacadémiciens
Publié le 11 janvier 2016 par Fabien Eychenne
De janvier à juin, la Fab Academy dispense cinq mois intensifs de bidouille et de fabrication numérique. Cette formation internationale initiée par le MIT attire de plus en plus d’étudiants. En France, plusieurs labs l’organisent. Enquête.
Sao Paulo, de notre correspondant
« La Fab Academy cherche à trouver un équilibre entre l’enthousiasme décentralisé du mouvement maker DiY et le mentorat qui résulte du faire ensemble », expliquait le professeur du MIT Neil Gershenfeld, père des fablabs et directeur de la Fab Academy dans un essai intitulé How to make almost anything pour Foreign Affairs en 2012. Ajoutant : « Le modèle traditionnel des études supérieures suppose que la fac, les livres et les labs sont rares, accessibles par seulement quelques milliers de personnes à la fois. En termes informatiques, le MIT peut être considéré comme l’unité centrale : les étudiants s’y rendent pour traiter l’information. Plus récemment, l’alternative de la formation à distance s’est développée, qui permet de gérer plus d’étudiants. Cependant, cette approche ressemble au partage du temps sur l’unité centrale, où les étudiants à distance sont comme des bornes connectées à un campus. La Fab Academy s’apparente plus à l’Internet, connecté au niveau local et géré au niveau mondial. Cette fusion des communications numériques et de la fabrication numérique permet effectivement au campus de se rendre chez les étudiants, qui peuvent partager des projets qui sont réalisés localement, sur demande. »
Fab Academy 2015, bande-annonce du campus distribué:
Depuis 2009 que la Fab Academy existe, donc, elle forme ses futurs diplômés en cinq mois (environ 600 heures de cours, de janvier à juin), au prototypage et aux différentes techniques de fabrication numérique, dans un des fablabs partenaires. Pour en savoir plus sur cette « institution » dans l’univers de la fabrication numérique, nous avons pris le temps d’entretiens avec sept « fabacadémiciens », qui l’ont suivie, l’organisent ou en sont tuteurs : le « petit dernier » Kenzo Abiko, étudiant brésilien en 2015 à Providence aux Etats-Unis, l’Espagnol Tomas Diez, directeur du fablab de Barcelone et coordinateur de la Fab Academy, qu’il a lui-même suivie en 2008 à Barcelone, le Français Romain Di Vozzo, fabmanager de Digiscope, le fablab du plateau de Saclay, étudiant en 2012 à Providence, le Français Cédric Doutriaux, fabmanager à Nantes chez Plateforme-C (promo 2014 à Barcelone), l’Italien Massimo Menichinelli, fondateur de OpenP2PDesign et créateur de nombreux fablabs à travers le monde (promo 2012 à l’université d’Aalto, en Finlande) et instructeur depuis, le Français Jean-Michel Molenaar, fabmanager de la Casemate à Grenoble, étudiant à la pré-Fab Academy en 2008 et organisateur de la Fab Academy à Grenoble en 2013, et enfin l’Italien Aldo Sollazzo, organisateur à Paris pour Volumes et Woma de la Fab Academy 2016 (promo 2014 à Barcelone).
Aux origines de la Fab Academy
Tomas Diez se souvient : « En 2008, le festival international des fablabs Fab5 devait se tenir en Inde mais a été décalé à 2009. Nous avons profité de l’été pour travailler à définir les contours de la Fab Academy avec Neil Gershenfeld, Haakon Karlsen, Vicente Guallart et d’autres. A l’automne, la version 0 commençait pour une durée de trois mois. » Pour Jean-Michel Molenaar, avant la Fab Academy, n’existaient que des « bootcamps, un concentré d’apprentissage à la fabrication numérique réduit à une semaine dont plusieurs s’étaient tenus au fablab Norvège ».
Tout (ou presque) sur la fabrication numérique
Aujourd’hui, la formation se déroule de janvier à juin, et est entièrement dédiée à la maîtrise de la fabrication numérique pour « fabriquer presque tout ». La Fab Academy n’est pas une formation pour devenir fabmanager, mais pour apprendre, comme le rappelle Jean-Michel Molenaar, à passer « du code à des objets physiques et des objets physiques au code ».
Durant la formation, les étudiants vont apprendre de nombreuses techniques de fabrication numérique : création et programmation de microcontrôleurs, conception de matériaux composites, lecture des données de capteurs, usage de logiciels de CAD, etc.
«La Fab Academy est toujours de nos jours le cours le plus complet sur la fabrication numérique. Le but de la Fab Academy est d’apprendre les bases de tout ce que l’on doit savoir pour être capable de travailler dans un fablab ou mieux, pour être capable de développer un projet dans un fablab.»
Massimo Menichinelli, promo 2012
Néanmoins, indique Romain Di Vozzo qui a suivi la formation à l’espace artistique AS220 à Providence : « On passe tout son temps dans le lieu, on rencontre les publics, on se retrouve à faire l’accueil, à organiser des évènements, à organiser le fablab lui-même, c’est aussi très formateur. On se rend compte des problèmes courants, des différents types de publics, etc. Cette partie de la Fab Academy n’est pas formalisée, elle est du registre de l’informel. Ce n’est pas en soi une formation de fablab manager, mais ça donne un bon aperçu du travail d’un fablab manager. »
Enfin pour Cédric Doutriaux, « c’est une formation qui permet également de développer certaines pratiques liées à la fabrication numérique qui pourraient paraître un peu lointaines comme le moulage et la fabrication de moules avec des fraiseuses, mais aussi les matériaux composites, des techniques que nous ne pratiquions pas. L’inventaire des fablabs recommande des Composants montés en surface (CMS) qui ne sont pas si difficiles à souder, tiennent dans quelques boîtes et permettent de réparer plus d’objets, nous nous en sommes équipés. »
Ceci n’est pas un diplôme du MIT
Si la formation est basée sur le populaire cours How to make (almost) anything de Neil Gershenfeld au MIT, la FAQ du site rappelle que le diplôme délivré par la Fab Academy « n’a aucune relation institutionnelle avec le MIT ». Un récent mail sur la liste de discussion des anciens étudiants insiste sur ce point : « Merci de retirer toute référence au MIT sur vos CVs et bios dans la mesure où cela est considéré comme une fraude au regard de la Fab Academy et sera revendiqué comme tel par le MIT lui même. »
Le mercredi, c’est Prof Gershenfeld
La Fab Academy est donc une formation technique qui aborde chaque semaine un sujet différent. Tous les plans des cours ainsi que les vidéos de présentation de Gershenfeld sont publiés sur le site dédié. Le père des fablabs intervient lui-même durant deux heures le mercredi en vidéoconférence. Il commence par une heure de cours sur le sujet de la semaine puis prend un des projets réalisés par un des étudiants pour l’analyser collectivement et voir ce qui a fonctionné ou pas.
Chaque cours est suivi d’un mini projet pour mettre en pratique le contenu théorique. Pour Cédric Doutriaux, « si le niveau est assez élevé, il n’est pas inaccessible mais demande beaucoup de travail, on passe 20 à 30 heures par semaine pour réaliser les travaux pratiques. Par exemple, pendant la semaine programmation de microcontrôleur, après l’avoir créé, j’ai dû le programmer en assembleur, puis en C, puis en langage Arduino. On peut aller au fond des choses. Il faut de plus, documenter tous les travaux chaque semaine, ce qui prend du temps mais est très formateur. » Pour Kenzo Abiko, « tout le groupe passait 40 heures par semaine dans le lab parce que beaucoup de gens sont sur un projet vital et veulent donner le meilleur ».
La formation aborde chaque semaine une thématique qui pourrait, selon plusieurs de nos interlocuteurs, être déclinée sur plusieurs mois. Selon Massimo Menichinelli, c’est « un aspect intéressant de la Fab Academy : au lieu de se spécialiser dans une thématique, on cherche à en comprendre une majorité, avec évidement des préférences pour chacun des étudiants. S’il y a un cours théorique de Neil en vidéoconférence, puis des cours des instructeurs locaux pour structurer les semaines, l’apprentissage est majoritairement basé sur les initiatives personnelles. On apprend ce qui nous intéresse. »
«On apprend à apprendre. Les domaines abordés sont très larges. Il arrive souvent que les instructeurs locaux ne sachent pas répondre à certaines questions, mais l’apport théorique nous permet de savoir où chercher.»
Aldo Sollazzo, promo 2014
Les deux dernières semaines sont dédiées au projet final qui doit mettre en pratique les différents apprentissages.
Ressources partagées
La documentation de tous les miniprojets hebdomadaires et des projets finaux depuis 2008 permet d’avoir une base de ressources très instructive. Tous nos interlocuteurs ont mentionné les travaux des anciens étudiants comme autant de ressources permettant d’avancer plus rapidement. Jean-Michel Molenaar estime que « la documentation des projets a permis d’augmenter la qualité des projets finaux depuis que la Fab Academy existe ».
Une, deux, trois Fab Academy
Il existe aujourd’hui trois façons de suivre la Fab Academy. Certains des fablabs accueillant la Fab Academy sont des supernodes, des fablabs qui ont déjà proposé la formation les années précédentes et disposent de ressources et tuteurs très qualifiés. Les diplômés de la Fab Academy peuvent également proposer que leur fablab accueille des étudiants. Les supernodes aident ces fablabs moins expérimentés. Enfin, troisième cas de figure, comme l’a été Cédric Doutriaux, qui souhaitait suivre la Fab Academy dans un fablab où personne n’a encore passé le diplôme. « C’est vraiment difficile, on se sent parfois un peu seul et communiquer à distance avec le supernode qui est souvent surchargé est frustrant. Plusieurs personnes dans mon cas se sont rendues dans des supernodes en fin de formation durant une semaine pour tout terminer et valider. »
Des tuteurs plus partenaires que profs
Tomas Diez le dit sur le ton de la plaisanterie : « Davantage partenaires que professeurs, les tuteurs traduisent les propos de Neil en un langage accessible au commun des mortels. » Au vu de l’étendue du champ de compétences nécessaires, difficile pour eux de tout savoir. C’est là que le réseau intervient, affirme Kenzo Abiko : « Je voulais utiliser à fond le logiciel Grasshopper, mais notre tuteur n’avait pas cette compétence, il m’a renvoyé vers quelqu’un du réseau à Amsterdam qui a pu répondre à mes questions. »
La question du réseau est par ailleurs centrale dans la Fab Academy. Pour Massimo Menichinelli, « la Fab Academy a toujours été le cœur de l’activité du réseau des fablabs, elle met en place les standards et construit la collaboration entre les laboratoires. Elle est difficile à organiser, mais l’expérience produite en vaut la peine. » La communication passe aussi par une liste de discussion par promotion ainsi qu’une mailing liste des anciens. Jean-Michel Molenaar se dit d’ailleurs « plus en contact avec des personnes de Wellington en Nouvelle Zélande qu’avec les labs de Lyon avec qui nous sommes voisins. Si j’ai une question difficile, je m’adresse à la liste alumni et je reçois une réponse rapide. Le niveau de compétence est incroyable, plusieurs centaines de personnes ont suivi cette formation. »
Tomas Diez et Aldo Sollazzo s’accordent : « La Fab Academy est fondamentale pour le réseau. On sait qui fait quoi, les projets développent beaucoup de ressources et on sait à qui s’adresser quand on rencontre des problèmes. »
Une formation à 5 000$ (ou 5 000€)
La formation coûte 5 000$ (et le même montant en euros). Une jolie somme, surtout dans les pays européens où le coût de l’éducation supérieure est indirectement financée et traditionnellement moins chère, rappellent plusieurs de nos interlocuteurs. Pour Massimo Menichinelli, qui a organisé la Fab Academy en Finlande, « le coût est rédhibitoire dans ce pays où l’éducation est gratuite, mais on a trouvé des moyens détournés pour faire financer les postes ». Même son de cloche en France : « C’est difficile de trouver des financements. » Cédric Doutriaux tempère : « Les formations Arduino, à l’impression 3D, etc. coûtent généralement 300€ la journée, alors que la Fab Academy dure cinq mois. » Romain Di Vozzo aimerait que la formation soit prise en charge par les structures institutionnelles, mais ce n’est pas encore le cas.
Tout le monde s’entend pour dire que la Fab Academy vaut bien les 5 000$ qu’elle coûte, que ce soit pour ouvrir un fablab, devenir fabmanager ou pour trouver un emploi (ce qui est particulièrement vrai dans les pays du Sud).
Les 5000 $/€ sont ventilés avec 2 500€ revenant au laboratoire accueillant la formation pour acheter le matériel nécessaire et payer les formateurs. Un quart des 2 500$/€ restants sert à payer les formateurs, un quart pour les serveurs d’hébergement, les systèmes de vidéoconférence, la chaîne de distribution, un quart revient à la Fab Foundation pour la gestion administrative, les envois de produits, etc., et enfin un quart nourrit un fonds pour créer des bourses afin de financer plusieurs étudiants des pays du Sud souhaitant suivre la Fab Academy. En 2015, 250 étudiants se sont inscrits et 139 ont terminé la formation. Pour l’année 2016, 93 fablabs la proposeront, dont plusieurs en France à Grenoble, Toulouse, Paris, Ajaccio et Gif-sur-Yvette.
L’avenir (et les limites) de la Fab Academy
Un modèle la Fab Academy ? Nos témoins n’ont-ils aucune critique ou amélioration à apporter à la formation ? Les Français souhaiteraient que la dimension politique soit plus présente. Romain Di Vozzo aimerait « des interventions sur la “rétro-ingénierie” ou l’obsolescence programmée qui sont inscrits dans l’ADN de la Fab Academy » dans la mesure où « le potentiel sociétal de cette formation dépasse la seule question de la technique des machines du lab ».
Massimo Menichinelli et Tomas Diez ajouteraient plus de design dans sa relation avec la société, tout en reconnaissant que la charge de travail est déjà conséquente. Pour Cédric Doutriaux, « il manque une curation dans les ressources disponibles, de très nombreux projets ouverts sont souvent difficiles à trouver ».
Si les cours ont évolué en fonction des nouvelles machines et technologies, plusieurs pistes sont à l’étude pour offrir des compléments à la formation. Les Fab Thesis d’une durée de six mois permettraient à certains étudiants de changer leurs projets d’échelle, « pour en faire des projets commerciaux ou autres, explique Tomas Diez, en leur offrant du temps pour se développer avec les ressources des fablabs : sur la chaîne d’approvisionnement, le design, le financement, etc. » Comme le projet final d’Aldo Sollazzo de drone open source, « devenu un projet à part entière de plateforme open source ».
Dernière piste – et pas des moindres –, la création de formations distribuées selon le principe de la Fab Academy. L’Academany regroupe aujourd’hui la Fab Academy, prototype la formation de biologie synthétique How to grow (almost) anything et accueillera prochainement une formation pour créer ses propres machines modulaires.
Voir les projets des étudiants sur le site dédié pour 2015 et 2014, et sur la plateforme Fablabs.io