Après le crash de Zano, le crowdfunding à l’ère du «bad buzz»
Publié le 4 janvier 2016 par Elsa Ferreira
Un mauvais vent soufflerait-il sur le crowdfunding? En novembre 2015, le minidrone Zano brûlait ses ailes malgré 3 millions d’euros levés sur Kickstarter. Les flops du financement participatif peuvent-il enrayer le succès de ce nouveau modèle?
Le plus grand flop du crowdfunding préfigure-t-il la fin d’une époque ? Lancée en novembre 2014, la campagne du Zano, un minidrone autonome, petit, intelligent, volant quasiment seul et revenant au bercail pour recharger lui-même ses batteries, avait fait rêver et levé plus de 3 millions d’euros… avant d’exploser en vol moins d’un an plus tard.
L’équipe britannique porteuse du projet, Torquing Group, « des développeurs et ingénieurs très talentueux », spécialisés dans les drones pour les marchés « industriels, de la défense et de la police », avait pourtant l’air sérieuse et rodée. « Le risque n’est pas si vous allez l’avoir, mais simplement quand vous allez l’avoir », fanfaronnait le chef de projet Ivan Reedman. Pour 188 €, les « super early birds » se voyaient promettre une première version du minidrone en juillet 2015.
La vidéo de présentation du projet Zano :
Zano se brûle les ailes
La suite, vous la connaissez peut-être : le plus gros succès pour une campagne Kickstarter européenne (3 millions d’euros, donc) et ses 12 000 soutiens sont aussi l’échec le plus médiatisé des projets en financement participatif.
Le 10 novembre 2015, Ivan Reedman, le PDG de Torquing Group, démissionne, « pour raison de santé et de différends insurmontables ». Le 18, la compagnie entre en liquidation volontaire et l’agence gouvernementale britannique Trading Standard lance une enquête. De son côté, Kickstarter embauche un journaliste, Mark Harris, pour faire la lumière sur cet échec.
« Kickstarter est construit sur la confiance, justifie la compagnie dans une déclaration. Il est possible pour les créateurs qui s’attaquent à de grandes idées d’échouer, mais nous attendons de la transparence et de l’honnêteté tout au long du processus. » Pour Mark Harris, « ils n’ont pas simplement échoué, ils n’ont pas suivi la procédure en cas d’échec. Kickstarter veut comprendre ce qui s’est passé pour s’assurer qu’il s’agissait bien d’un échec, et non d’un délit. »
Dans le petit monde encore tout neuf du crowdfunding, la concurrence est déjà rude. Les Américains Indiegogo et Kickstarter ont dégainé les premiers, respectivement en 2008 et 2009. La France a rapidement emboîté le pas avec Ulule et KissKissBankBank en 2010. L’Europe est encore loin derrière les Etats-Unis en matière de financement participatif : 9,46 milliards de $ en 2015 pour les seuls Américains, contre 3,26 milliards pour l’Europe. Son marché intéresse grandement Kickstarter, qui a ouvert sa plateforme à la France et l’Allemagne en mai 2015 et à cinq autres pays européens en juin.
Le sens du business
« On commence à voir de gros projets échouer, explique Mark Harris. Le moment est peut-être venu de se demander si le modèle doit être amélioré. » En effet, si l’histoire du Zano a été particulièrement médiatisée, elle est loin d’être le seul échec de la courte histoire des plateformes de financement participatif.
Jeux vidéos, montres intelligentes ou objets connectés… les listes des flops du crowdfunding est un thème populaire des médias spécialisés. Quelques semaines avant Zano, un autre gros projet Kickstarter, la glacière Coolest Cooler, avait provoqué la consternation. Malgré une levée massive de fonds, la compagnie, à court de cash, vendait sa glacière sur Amazon avant même de l’avoir livrée à ses premiers soutiens !
Pourtant, selon un rapport d’Ethan Mollick de l’université de Pennsylvanie pour Kickstarter, seuls 9 % des projets financés sur la plateforme américaine échouent à délivrer les contreparties promises. Parmi eux, les projets ayant levé moins de 1 000 $ sont les plus à risque.
Les échecs s’expliquent par le fait que les créateurs délaissent souvent le business pour privilégier l’innovation, assure l’investisseur et business angel Alexandre Goujon. « Les fondamentaux d’une entreprise ne sont pas la levée de fonds, mais d’arriver à vivre », rappelle-t-il. Le financement participatif n’est qu’un marché test. Et, poursuit-il, passé ce stade de développement, « il faut de l’accélération, de la vitesse ».
« Kickstarter n’est pas un magasin »
Les acteurs du crowfunding s’accordent à le dire : le risque est inhérent au financement collaboratif. « Kickstarter n’est pas un magasin », est-il d’ailleurs indiqué dans la section « confiance » de la plateforme. Pas sûr pourtant que le message passe bien. Après avoir annoncé qu’il enquêtait sur l’échec du projet Zano, Mark Harris a reçu environ 400 témoignages de backers déçus. « Beaucoup de gens ont l’impression qu’en soutenant un projet, ils ont droit à leur récompense. La perception que Kickstarter est davantage un magasin qu’un jeu de casino semble assez répandue », résume le journaliste. Même si, précise-t-il, les milliers de contributeurs dont il n’a pas reçu de nouvelles « ont peut-être une opinion différente ».
Plus de cinq ans après l’apparition des plateformes de crowdfunding, et à mesure qu’elles se sont popularisées, leur cible s’est élargie. « Les populations qui arrivent sur nos plateformes sont moins alertes, moins averties de ces mécaniques, reconnaît Mathieu Maire du Poset, directeur adjoint de Ulule. Il va falloir adapter notre communication et être pédagogique. Les gens vont soutenir des projets sans avoir beaucoup d’information. »
Pour exemple, le rasoir laser Skarp censé révolutionner le rasage (au laser, on ne se coupe ni se brûle la peau). La campagne a levé plus de 4 millions de $ sur Kickstarter, qui l’a annulée in extremis, pour violation des règles de la plateforme. Le jour suivant, elle réapparaissait sur Indiegogo… et récolte actuellement près de 450 000 $.
Le prototype contesté par Kickstarter de rasoir laser Skarp:
Quelle responsabilité pour les plateformes ?
Côté sérieux du projet, tout paraissait en revanche réglé pour le minidrone Zano. Kickstarter avait-elle un devoir de contrôle ? Quels mécanismes d’alerte ont été mis (ou pas) en place ? « Ces questions feront vraiment partie de l’histoire », répond Mark Harris, dont l’enquête sera publiée fin janvier.
Côté français, on se plait à renvoyer la balle aux Américains, arguant que c’est là-bas que débarquent la plupart des campagnes pour l’innovation. 95 % des projets sur Kisskissbankbank sont artistiques ou culturels, nous précise Vincent Ricordeau, cofondateur de la plateforme. Et puis, Kisskissbankbank comme Ulule misent sur une sélection plus stricte des projets et l’accompagnement des créateurs. Chez Ulule, dix salariés sont dédiés à cette tâche, contre « une douzaine » chez Kisskissbankbank. Durant le temps de la campagne du moins. Après, c’est le grand saut. « C’est la grosse faiblesse du crowdfunding », reconnaît Vincent Ricordeau.
« 2016 sera l’année du bad buzz. Passés les cinq ans où on était tous géniaux, de nouveaux entrepreneurs qui créaient le “capitalisme romantique”, on voit les premiers projets qui se plantent, les premières arnaques. C’est important de dire que le pourcentage de vrais problèmes est infime. Même s’il est vrai que c’est moins angélique que ce qu’on a voulu dire au départ. »
Vincent Ricordeau, cofondateur de Kisskissbankbank