Hiroya Tanaka, le fab professeur du Japon
Publié le 1 décembre 2015 par Cherise Fong
Peu après le tremblement de terre qui a ébranlé le nord-est du Japon en 2011, un jeune professeur japonais revenu de Boston achète une vieille maison à Kamakura et la transforme en fablab. Portrait d’Hiroya Tanaka, père pionnier des fablabs japonais.
Tokyo, de notre correspondante
En 2008, le professeur japonais Hiroya Tanaka se rend au Fab Lab Pabal, le tout premier fablab du monde en dehors du MIT, dans le petit village rural de Pabal, à cinq heures de voiture depuis Mumbai, en Inde. Le bâtiment est rudimentaire, l’électricité instable. N’empêche, les makers du village ont déjà bricolé un appareil qui émet des ondes de fréquences supersoniques pour éloigner les chiens féroces, une cuisinière alimentée à 100 % par l’énergie solaire, un générateur de courant à partir d’une bicyclette… et une antenne wifi fabriquée par un enfant de cinq ans à partir d’instructions open source téléchargées.
Pour Tanaka, c’est le choc –puis l’émerveillement, l’inspiration, et finalement la conviction de s’engager lui aussi dans cette communauté naissante. Sa découverte de la culture fablab l’a ensuite mené à Amsterdam, où il a visité De Waag, fablab logé dans un ancien château du XVIème siècle, puis à Barcelone, où il a visité l’immense Fab Lab House solaire. Il admire ces espaces ouverts à tous : ingénieurs, architectes, designers, bricoleurs, artistes… Il passe ensuite une année entière au berceau des fablabs sur le campus du MIT pour suivre le fameux cours de Neil Gershenfeld « How to make (almost) anything ».
Le premier fablab du Japon
En 2011, de retour au Japon, le professeur cherche un immeuble abandonné pour importer l’esprit du mouvement fablab, du numérique au physique, des concepts théoriques jusqu’à l’implémentation locale. Il finit par trouver une maison traditionnelle japonaise à Kamakura, au sud-ouest de Tokyo, vieille de 150 ans, qu’il achète aussitôt.
Pendant deux ans, à l’aide de ses étudiants, il la nettoie, la rénove, l’aménage. Sans soutien financier du gouvernement japonais ni de l’université (de Keio), il vide ses poches pour équiper la maison d’une imprimante 3D, d’une découpe laser, d’une fraiseuse numérique. Et parce qu’il ne lui reste pas assez d’argent pour acheter sa propre maison, il y habite. « Au lieu d’acheter une BMW, j’ai acheté un fablab », résume-t-il.
Aujourd’hui, à 40 ans, le professeur Tanaka est tout aussi idéaliste, drôle et éternellement jeune d’esprit. Il habite toujours la maison de Kamakura en semaine, mais son propre lab éponyme, ainsi que le Social Fabrication Laboratory, sont éparpillés sur le campus très ouvert de l’université de Keio à Shonan-Fujisawa (SFC), au sud de Tokyo.
Originaire du Hokkaido, l’île sauvage à l’extrême nord de l’archipel japonais, et actuellement associé à la Faculté des études environnementales et d’information, Hiroya Tanaka est convaincu de la mission sociale des fablabs. « Au Japon, le mot “social” implique plusieurs choses : pas seulement la collaboration, mais aussi le bien social, l’utilisation de la technologie pour aborder des problèmes sociaux. Le mot “hacker” a une connotation négative… Ici il y a un grave déséquilibre entre les zones rurales, où l’on a des problèmes d’agriculture, de sylviculture, de pêche, etc., qu’on peut essayer de résoudre avec la technologie, et les zones urbaines, où l’on a beaucoup de technologie mais pas d’idées pour leurs applications. C’est ce déséquilibre qui m’inquiète. »
S’il oppose les hackerspaces (pleins de geeks) et les fabcafés (pleins de designers) des centre-ville aux fablabs, qu’on trouve davantage à la marge ou dans les universités, il reconnaît la difficulté de trouver l’équilibre dans des espaces hétéroclites où le modèle reste encore à construire.
Un espace à partager entre pédagogie, business et bien social
Il montre le logo international et tricolore des fablabs : « Il y a des fablabs qui sont plus orientés communauté et projets sociaux, d’autres orientés start-ups, et d’autres orientés recherche universitaire. Or, le logo est composé de trois parties égales : faire-apprendre-partager. Pour moi elles signifient aussi .edu .com .org. Mais ce n’est pas du tout évident de trouver le bon équilibre entre pédagogie, business et bien social, dans un seul et même espace. »
Cependant, son initiative pionnière au Japon a depuis engendré le réseau très actif de Fablab Japan, qui compte à ce jour 15 membres, de Sendai à Saga. En plus des rencontres et des échanges réguliers au niveau régional, national et de l’Asie, les collaborations entre membres du réseau international sont parfois surprenantes. Comme ces sandales imprimées à l’effigie de Barack Obama : les fichiers ont été conçus et transcrits au Japon, puis envoyés à un fablab en Afrique, qui les a adaptées et fabriquées avec des matériaux locaux pour ensuite les livrer en mains propres à la mère du président américain.
« J’adore travailler avec des fablabs en Afrique, communiquer à l’échelle mondiale à travers le design, partager les données, c’est très amusant, continue Hiroya Tanaka. Parce que le réseau des fablabs est mondial, nous avons aussi des amis partout dans le monde, il faut maximiser ce réseau “glocal”. »
« En ce moment, je suis l’un des leaders d’un groupe de recherche mondial pour le fabshare. On collectionne les services web existants (Instructables, Thingiverse, Fabble…) pour renforcer les connexions entre les labs. Mais il y a ceux qui ne comprennent pas la différence entre partager (share) et vanter (show off). C’est une chose que de vanter le résultat, mais dans les fablabs, on utilise le terme partager pour parler de nos échecs et de nos tentatives, pas seulement pour dire “moi, j’ai fait ça”. Pour nous, ce n’est pas ça, partager. »
Ces dernières années, Tanaka a la cote. Il est non seulement reconnu comme le fondateur du réseau des fablabs au Japon, mais est invité à chaque vernissage de fablab en Asie pour y donner le discours inaugural.
Il a reçu une bourse sur sept ans pour lancer le Centre de fabrication digitale en Asie, dont le siège est à Yokohama, où il emploie une dizaine d’ingénieurs venus du monde entier. Un de ses étudiants a ouvert le premier fablab aux Philippines, spécialisé dans la fabrication de prothèses imprimés en 3D pour personnes handicapées. Un autre de ses étudiants a ouvert le tout premier Fab café à Tokyo. La moitié de ses anciens étudiants travaillent dans des fablabs, dont ceux de Shibuya, Sendai et Daizaifu.
Entretemps, ses propres projets, toujours en collaboration avec ses étudiants, pullulent autour de l’impression 3D en différents matériaux (céramique, argile, comestible…) et pour différentes applications (architecturale, médicale…). Il vient tout juste d’entamer la réalisation de son dernier rêve, inspiré du projet One Laptop Per Child, dans son lab personnel à Yokohama : la CNC à 100 dollars (on y reviendra très vite…). « Comme je suis un hacker, je peux fabriquer (presque) n’importe quoi ! dit-il en riant. J’enseigne la mentalité hacker. »
Mais comment réussit-il à tout faire ? « C’est pour cette raison que le Fablab Kamakura, c’est ma maison. Quand je rentre chez moi à 1h ou 2h du matin, je peux utiliser le fablab, parce que c’est ma maison. Voilà mon secret. Voilà mon histoire. »