Au Brésil, Tropixel entre système D et open culture
Publié le 10 novembre 2015 par Fabien Eychenne
Le festival brésilien dédié aux cultures libres et au DiY Tropixel s’est tenu à Ubatuba du 22 au 25 octobre. Sous la houlette de Felipe Fonseca, adepte du Gambiarra, la culture de la réparation sud-américaine.
Ubatuba, correspondance (texte et photos Julien Bellanger et Fabien Eychenne)
Felipe Fonseca, qui nous avait proposé une vibrante tribune sur la culture de la réparation au Brésil, est la cheville ouvrière du festival Tropixel, membre du réseau Pixelache, qui se tenait dans la petite ville côtière d’Ubatuba de l’état de São Paulo, du 22 au 25 octobre. Nous y étions, accompagné pour cet article à quatre mains par Julien Bellanger, de l’association nantaise Ping, qui y venait pour la deuxième fois.
La quatrième édition du festival Tropixel, du 22 au 25 octobre, était exemplaire d’une forme de résilience et d’adaptabilité des Brésiliens. A quelques semaines de cet événement au croisement des pratiques artistiques, scientifiques, culturelles et de société, l’un de ses financeurs a déclaré forfait. Tropixel a certes réduit la voilure (moins d’intervenants et un programme flottant), mais sa programmation au système D a proposé rencontres et contenus riches autour de la culture libre, du partage et de la collaboration.
Au programme, donc, des ateliers et des rencontres distribuées dans plusieurs lieux de la ville, parfois même se chevauchant, qui, selon Felipe Fonseca, avaient pour objectif de réfléchir sur le sens « du terme développement, de proposer des alternatives innovantes et soutenables, et proposer des expérimentations collectives durables sur ce sujet même ».
La météo ouverte
La première journée commence les mains dans le cambouis avec les élèves du collège populaire Trance de Neves, pour réaliser des stations météo ouvertes et citoyennes. Les deux animateurs, Marina de Freitas et Renan Da Silva, sont membres du Centre de technologie académique (CTA) de l’université fédérale du Rio Grande du Sud. Ce centre développe des technologies libres aussi bien software (un OS, des logiciels) que hardware (stations météo, fraiseuses numériques, etc.) et a pour but la mise en capacité des utilisateurs en s’appuyant sur la culture libre du partage.
Une trentaine d’adolescents se frottent au montage des stations météo basées sur une carte Arduino. Toutes les machines étant équipées de Windows, la première activité consiste à installer le système d’exploitation libre TropOS qui dispose de tous les logiciels libres pour mener à bien le projet.
Marina explique aux jeunes élèves les concepts soutenant le logiciel libre en rappelant : « Au Brésil nous utilisons tous gratuitement Windows, parce qu’on le pirate, mais aux yeux de la loi ce n’est pas autorisé. » La tâche n’est pas aisée, la majorité des élèves partant de zéro. Mais l’important est de leur faire comprendre les logiques à l’œuvre. Et tant pis si les stations ne sont pas finalisées… Tout est évidemment documenté sur le site du CTA.
Nous déjeunons rapidement avec Felipe qui, comme tout organisateur de festival, est par monts et par vaux. Il nous explique que l’après-midi sera dédiée à une rencontre d’acteurs locaux de la recherche, le festival s’intégrant dans un évènement plus large, la « semaine de la science et des technologies ». En effet, « lorsque nous nous sommes penchés sur le nombre de publications scientifiques via Google Scholar, nous nous sommes rendus compte que les publications venant de la “ville d’Ubatuba” étaient trois fois plus nombreuses que des villes proches de taille bien supérieure. La ville compte de nombreux centres de recherche sur des thématiques différentes, avec un problème : ils ne se connaissent pas et se parlent très peu ».
Organisé par le réseau de science ouverte d’Ubatuba, Ciencia Aberta, la première table ronde de l’après-midi interroge ces questions de partage, voire en amont de visibilité des initiatives scientifiques locales pour créer un réseau local pluridisciplinaire, mais également, pour rendre les productions plus intelligibles et appropriables par les habitants.
En fin d’après-midi, nous filons pour l’ouverture officielle du festival qui accompagne le lancement de plusieurs ouvrages issus des différents festivals Tropixel et des partenaires du réseau Ciencia Aberta. L’ouvrage proposé par Karla Brunet, artiste et chercheuse, est un recueil de textes, de code informatique et d’images du projet Sensorium. Ce projet scientifique et artistique repose sur l’utilisation de logiciels et capteurs libres permettant d’étudier les milieux aquatiques. Certaines des données ont été utilisées comme matériaux pour plusieurs évènements artistiques.
Enfin, la soirée se termine par la projection des courts métrages issus du festival de cinéma Bio Fiction consacré à la biologie synthétique traité de façon ironique, cynique ou pédagogique pour montrer les enjeux des biotechnologies, du biohacking et de leur développement actuel. Un débat est organisé à la fin des projections par Karla et Felipe sur la question de l’appropriation de ces nouvelles technologies par les citoyens dans des logiques ouvertes et transparentes.
Nous finissons cette première journée bien remplie par une note brésilienne, un concert de samba au Jardim Cultural.
Des réseaux et de leur autonomie (et la nôtre)
Vendredi, direction les bureaux de la radio Gaivota FM partagés avec Ubalab (le lab mené par Felipe Fonseca à Ubatuba) pour un atelier sur les « réseaux autonomes ». Julien y présente l’association Ping et engage la discussion sur l’appropriation des outils numériques, la question des ressources, des contenus et de leur partage, en particulier avec l’usage d’une Pirate Box. Quels outils libres permettent la mise en place de systèmes simples et pédagogiques pour faciliter la publication de contenus dans des réseaux autonomes et protéger sa vie privée ?
Deux outils libres sont présentés. Le projet français de la Brique Internet offre deux services complémentaires. Un système qui permet de s’émanciper du regard de son opérateur et d’héberger chez soi, sur la fameuse brique internet, des services tels qu’un serveur de mails, de fichiers, de blogs. Le tout est évidemment basé sur des logiciels libres, mais qu’on peut surtout installer même sans avoir un niveau technique très élevé.
Le deuxième projet est présenté par Vincenzo Tozzi. Baobáxia (clin d’œil au baobab) est un système d’intranet local qui permet de transformer un ordinateur en un nœud local sur lequel d’autres ordinateurs pourront se connecter même sans accès à l’Internet. Le système permet de partager des fichiers multimédias. « J’ai commencé ce projet dans des communautés Quilombos (des villages isolés créés pendant l’esclavage par des esclaves africains et qui ont conservé une culture africaine très forte, ndlr) souvent éloignées où l’Internet est dans le meilleur des cas très chaotique ou, plus généralement, inexistant. Ce projet permet de partager des textes, des vidéos des sons pour sauvegarder cette culture locale et que tous les habitants y aient facilement accès. Les ordinateurs connectés hébergent également une partie des ressources suivant les choix des personnes et lorsqu’ils se rendent dans une autre communauté équipée d’un nœud Baobáxia, ils peuvent échanger et partager les contenus. Les contenus sont ainsi diffusés de nœuds en nœuds. »
L’après-midi est placée sous le thème des « autres développements », sous forme de tables rondes autour du développement local et de l’écologie, Ubatuba disposant de nombreux espaces naturels et parcs préservés et protégés, et des problématiques d’éducation.
Une des tables rondes est animée par l’emblématique universitaire Nelson Pretto dont les nombreux travaux sur les questions de culture ouverte, d’éducation et d’éthique hacker appliquée à la pédagogie font autorité. C’est par ailleurs ce dernier thème qui sera abordé avec la question de « l’inclusion digitale » pour tous en s’appuyant sur les principes de collaboration, d’horizontalité et de décentralisation.
Un joyeux bordel
Dimanche matin, nous partons à la rencontre des espaces naturels et des communautés locales, en particulier celle des pêcheurs et artisans Caiçara directement issue du multi-métissage des populations noires, indigènes et des premiers colons portugais.
Enfin, pour notre dernière après-midi à Ubachuva (pluie en portugais) comme l’appellent maintenant les participants, nous nous réapproprions l’espace public sous la bannière OCUPE! pour Ocupação Cultural Praça Experimental (Occupation expérimentale culturelle de la place).
Malgré la pluie, plusieurs activités sont organisées pour les participants et les habitants. Des ateliers de circuits bending, la construction d’une cabane pour les plus jeunes ou la réalisation de bombes à graines pour ensemencer les espaces publics se mettent en place dans un joyeux bordel.
Un atelier dédié au projet Inspirador, financé par le Goethe Institute, propose une méthodologie innovante pour réaliser des productions culturelles indépendantes, makers et pour repenser la façon dont on produit ces évènements.
Une leçon pour les organisateurs de Tropixel ? Ubalab, engagé dans plusieurs projets au long court nécessitant implication, développement et production via le programme Ciencia Abierta, se pose franchement la question de la capacité à réaliser les prochaines éditions de Tropixel, mais également des prochaines rencontres entre labs sud-américains…