Le Turner Prize, prestigieux prix d’art contemporain britannique, nous a plutôt habitués à l’art le plus expérimental et conceptuel. Parmi les quatre finalistes 2015 figure un collectif d’architectes pour leur projet social Granby Four Streets, à Liverpool.
MISE A JOUR: Le Turner Prize a été attribué au collectif Assemble lundi 7 décembre, une première dans l’histoire du prestigieux prix d’art contemporain britannique. « Power to the People », titre ainsi le Guardian qui salue leur « travail bienvenu et vital dans la grande bataille contre la division sociale ». Makery avait eu du nez en allant à la rencontre de ce collectif qui promeut le collaboratif.
Glasgow, envoyée spéciale
Le Turner Prize ferait-il peau neuve ? D’abord, et pour la première fois, le prix d’art contemporain britannique quitte son classieux QG de la Tate Britain, à Londres, pour le (non moins classe) Tramway, centre d’art du sud de Glasgow, en Ecosse. Surtout, après des décennies de provoc’ et d’art ultra conceptuel, le jury se met à regarder du côté du DiY et du collaboratif. Symbole de ce tournant, la nomination d’Assemble, un collectif de 18 architectes et designers britanniques.
«Connerie conceptuelle»
Au Royaume-Uni, le Turner Prize est une institution. Et l’une de celle contre laquelle on aime râler. Il faut dire que depuis 1984, le jury, un bureau de quatre figures de l’art contemporain qui change chaque année, se fait un malin plaisir à donner à l’art contemporain une résonance abstraite – au point qu’en 2002, le ministre de la Culture britannique lui-même a qualifié le prix de « connerie conceptuelle ». Côté stars, on a pu y voir Anish Kapoor (1991) ou Damien Hirst, en 1995, avec Mother and Child Divided, quatre tanks remplis de formol et accueillant les corps d’une vache et d’un veau, coupés en deux comme prêts à être disséqués.
Cette année ne déroge pas tout à fait à la règle. A Tramway, l’exposition labyrinthique des quatre finalistes du prix Turner 2015 présente ainsi des manteaux de fourrure cousus à des dossiers de chaise (Infrastruktur, de Nicole Wermers), allégorie (si on a bien compris) de l’appropriation de l’environnement urbain, une performance arty d’un sextuor (devenu trio le jour de notre visite) tout de noir vêtu et leur chef d’orchestre (Doug, de Janice Kerbel) ou encore une intéressante salle d’archives collectant lectures et vidéos pour explorer la « réalité consensuelle » (The Military Industrial Complex, de Bonnie Camplin).
Et voilà que l’on découvre l’œuvre d’Assemble, un bric à brac de poignées de portes, de tabourets, de luminaires, de carrelages et de cheminée. « Vous pouvez toucher les objets », prévient même le staff de l’expo. Comme un petit quelque chose de différent…
Urbanisme politique
Au téléphone depuis leur studio londonien, Lewis Jones, l’un des 18 membres du collectif Assemble le reconnaît : « On ne qualifierait pas notre travail d’art. » D’ailleurs, l’annonce de leur nomination en mai dernier a été une « totale surprise, on croyait presque à une blague ». Mais alors, pourquoi se retrouvent-ils là ? « Je crois qu’il y a beaucoup de similitudes entre notre manière de travailler et une pratique artistique socialement engagée », tente-t-il d’expliquer : une approche de l’architecture « holistique » qui leur aurait valu leur nomination.
Ou bien leur approche est-elle plus provocante qu’elle paraît. Politique même. Le projet qui a reçu l’adoubement du jury du Turner Prize est Granby Four Streets, soit la rénovation d’un quartier de Liverpool multiculturel au passé glorieux, frappé par la crise industrielle des années 1970 : le port voisin ferme, le chômage s’envole et le quartier est laissé à l’abandon, sur fond de projets d’urbanisme catastrophiques et de tensions sociales.
« Le quartier a été graduellement racheté puis démoli pendant les 20 ou 30 dernières années », raconte Lewis. A la place des maisons victoriennes sont construites des barres gigantesques « tellement mal conçues et gérées et tellement étrangères à la vie traditionnelle de Liverpool où les portes restent ouvertes (…) qu’elles ont été démolies dans les dix ou vingt ans après avoir été terminées », écrit l’urbaniste Jonathan Brown dans le catalogue édité par Assemble. Et de citer l’une des plus ferventes opposantes à la démolition, Dorothy Kuya : « Ce qu’il s’est passé ici est un scandale. Ce ne sont pas seulement des maisons convenables qui ont été détruites, c’est une communauté entière. »
Le renouveau des ruines
En 2010, ne restent plus du quartier de Granby que quatre rues, remplies de maisons abandonnées, et la perspective toujours d’actualité de les raser. « Les habitants ont commencé à faire les choses eux-mêmes, reprend Lewis Jones. Ils ont travaillé collectivement pour nettoyer – le conseil municipal avait arrêté de ramasser les ordures –, peindre les maisons vides pour rendre la vue plus belle, planter des fleurs et rendre cet endroit chaleureux et soigné. Ça a été le vrai moment de transformation : pour le conseil municipal et les autres habitants, il est devenu crédible que le quartier n’avait pas besoin d’être détruit et qu’il pouvait être un bel endroit pour vivre. »
C’est dans ce contexte que Assemble débarque et donne un coup de boost à la rénovation. Pour l’une des maisons les plus décrépites, ils imaginent un jardin d’hiver ; pour celle dont un étage s’est écroulé, ils conçoivent une maison à belle hauteur sous les toits. Pour le reste, ils utilisent les ruines pour en faire du neuf : les fameuses poignées de portes, cheminées et luminaires, présentées au Turner Prize.
Des objets faits main qui sont la pièce centrale de leur dernier coup de maître : après avoir rénové les habitations, il est temps de remettre de la vie et des commerces dans les artères principales. Ce sera le Granby Workshop, qui emploie environ dix artistes, designers et makers locaux.
«Tateshots», le projet d’Assemble au Turner Prize 2015:
Sur leur site web, où l’on peut passer commande (de 8 à 325 £selon les objets, soit 11 à 454 €), le collectif décrit les processus de fabrication « pour que les gens comprennent d’où les choses viennent et comment elle sont transformées. Nous voulons être ouverts sur l’information : si quelqu’un aime le produit mais ne peut pas se l’offrir, il peut essayer de le faire lui-même ».
Pour savoir si le collectif remportera le prix de 25 000 £ (35 000 €), Assemble devra attendre le 7 décembre. D’ores et déjà, l’expérience a été plus positive encore que surprenante : « J’espère que ça encourage les gens à penser à l’environnement de nos villes et de nos objets et aux manières alternatives de les développer. » La réalité au service du concept, tout un art.