Chronique d’une makeuse en matériaux (9)
Publié le 13 octobre 2015 par Caroline Grellier
De maker à chercheur, n’y a-t-il qu’un pas ? Caroline Grellier, qui monte son agence de design d’agro-matériaux la Termatière, a discuté du sujet avec l’Institut national de la recherche agronomique et Sup’Agro Montpellier pour saisir la valeur ajoutée du designer DiY.
Raconter le design avec Indigo d’Oc
1er octobre 2015, la journée est marquée d’une croix blanche dans mon agenda. Ce n’est pas tous les jours que le design est à l’honneur à Montpellier ! L’association Indigo d’Oc organise dans le hall de l’Opéra le premier évènement d’un cycle annuel de sensibilisation et d’actions pour la promotion du design comme vecteur de développement économique sur le territoire, avec pour thématique l’objet.
Une exposition grand public, précédée d’une conférence et d’un après-midi d’ateliers participatifs invitant les designers, enseignants, chefs d’entreprise, étudiants, à réfléchir ensemble aux enjeux du design.
Et 8 applications qui voient le jour. L’efficacité des outils du design ! pic.twitter.com/RNgzCpsvX3
— Indigo d’Oc (@Indigo_dOc) 1 Octobre 2015
Voilà comment je me suis retrouvée à discuter à la table « Le design dans la recherche ». L’idée étant d’échanger nos points de vue sur la faculté des outils du design à encourager une approche à la fois prospective et concrète de la recherche, puisque le designer se préoccupe avant tout de l’usager dans la conception de son produit. De par son rôle de médiateur, le designer a aussi une activité pluridisciplinaire et met en place les outils nécessaires au dialogue, à la communication entre les différents acteurs du projet, avant de faire une synthèse créative pour répondre au mieux au problème posé.
« Le design est un dialogue. »
Jasper Morrison, designer
Si l’on commence à reconnaître l’utilité et l’intérêt du designer dans l’entreprise (notamment avec le rapport de la mission design gouvernementale de 2013), qu’en est-il de la légitimité du designer dans un laboratoire de recherche ? Quelles collaborations envisager entre makers et chercheurs ? La question me titille particulièrement, puisqu’avec la Termatière, projet de création d’entreprise spécialisée dans la R&D collaborative en nouveaux matériaux et produits finis 100% bio-sourcés, j’initie une collaboration inédite entre le design dans son approche maker et la recherche en matériaux bio-sourcés.
Rendez-vous cantine
Rien de tel qu’un rendez-vous cantine à Sup’Agro pour en savoir plus sur le point de vue d’Hélène Fulcrand, directrice de recherche à l’Unité mixte de recherche (UMR) Sciences pour l’œnologie (SPO) de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), et Eric Dubreucq, directeur adjoint de l’UMR Ingénierie des agropolymères et technologies émergentes (IATE), qui encadreront notre programme de R&D. Entre deux bouchées de riz, la discussion s’engage sur nos méthodes de travail.
« On est chacun des créatifs, mais on ne procède pas de la même façon ! »
Hélène Fulcrand, directrice de recherche à SPO (Inra)
De mon côté, je revendique une approche très intuitive. Avec des moyens matériels très limités, je bricole des matériaux sans trop savoir ce que je cherche. Quand je me pose une question (« ça brûle ? », « ça résiste à l’eau ? », « ça fond ? », « c’est recyclable ? », « ça décolore ? », « ça durcit quand ça refroidit ? »), je teste.
«L’approche empirique, on l’a aussi! C’est presque indispensable par moment, on a tout intérêt à explorer dans plusieurs directions et à fonctionner à l’intuition nous aussi.»
Eric Dubreucq, directeur adjoint à IATE (Sup’Agro)
C’est là qu’interviennent des outils moins conventionnels à un laboratoire de recherche, tel qu’on peut se le représenter. J’étais assez amusée finalement de voir des points communs entre leur lab et le mien : micro-ondes, ustensiles de cuisine, bac à glaçons… ça sentait aussi fort le bricolage que chez moi.
Dans ma manière de procéder, empirique, je comprends rarement le pourquoi, mais constate avec mes yeux de designer le résultat, que je commente et qui m’inspire plus ou moins. Je garde une trace de tout ce que je fabrique, note des approximations de recette pour reproduire l’échantillon, entre Post-Its et petit journal de bord.
Hélène et Eric, eux, cherchent à comprendre pourquoi. Chaque expérimentation ou presque fait l’objet d’une restitution dans un très sérieux cahier de laboratoire, un répertoire tenu rigoureusement qui rassemble graphiques, recettes des formules magiques, commentaires, photos.
«La météo, l’ordre des étapes de la recette, la luminosité, chaque paramètre compte. C’est comme de la pâtisserie!»
Hélène Fulcrand (Inra)
Rechercher… des applications
Et comme tout bon pâtissier qui se respecte, l’objectif est bel et bien d’aboutir à un gâteau, bon et beau, qui mette en valeur les caractéristiques des ingrédients. Faire de la recherche pour la recherche, ce n’est pas ça qui les intéresse.
Dans ma démarche, je mets constamment en parallèle ma recette artisanale de makeuse avec un procédé de fabrication à plus grande échelle, destiné à un type d’application pressenti. Puisque le designer travaille au service de l’usager, mon travail consiste aussi à valoriser les caractéristiques d’un matériau, à travers sa fonction technique et esthétique dans un produit fini.
Hélène et Eric identifient des idées d’applications pertinentes, mais plutôt en matériaux de substitution. Finalement, notre collaboration devrait permettre à chacun d’aller plus loin. A partir d’échantillons bricolés par mes soins et de leurs connaissances, nous avons défini ensemble un programme de R&D, avec des objectifs précis d’applications et un cahier des charges pour le matériau.
« Ce qui nous intéresse, c’est quand tu poses des questions, quand tu nous challenges. Nous cherchons à comprendre pourquoi, c’est notre travail. Et en trouvant des réponses à tes questions, nous allons mieux comprendre le matériau. Donc nous avançons aussi ! »
Eric Dubreucq (Sup’Agro)
En tant que designer, je cherche à repousser les limites de la matière. Ma contribution vient notamment de ce regard créatif extérieur que j’apporte, de ce foisonnement de questions peut-être inattendues et de contraintes précises, axées vers l’usage du matériau, qui va orienter différemment la recherche et le développement du matériau.
La collaboration avec mon projet de start-up accompagné par l’incubateur de Sup’Agro Montpellier permet aussi d’aboutir à une commercialisation rapide des objets de recherche, ce qui contribue à démontrer efficacement l’impact des laboratoires de recherche.
Chercheurs, makers, bricoleurs
Un projet m’a enthousiasmé, qui illustre bien toute la créativité de l’équipe : que le labo investisse dans une imprimante 3D pour réparer les appareils « irréparables » et gagner temps et argent pour remplacer certaines pièces. Et pourquoi pas imprimer certains matériels sur mesure grâce aux nouveaux matériaux fonctionnant avec cette technologie, comme le verre.
Mais c’est aussi l’occasion d’avoir sous la main de quoi expérimenter des pistes de filaments biosourcés ! Les bonnes idées fusent à la cantine. Affaire à suivre…
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