Climate Games: «Nous sommes la nature qui se défend»
Publié le 11 mai 2015 par Ewen Chardronnet
Isabelle Frémeaux et John Jordan, co-fondateurs du Laboratoire d’imagination insurrectionnelle (Labofii), préparent pour décembre leurs Climate Games autour de la COP21, la conférence sur le climat. Des jeux qui engagent le public dans une justice climatique hacktive. Interview.
Après avoir publié «Les sentiers de l’utopie» aux éditions la Découverte, vous préparez des Climate Games en «accompagnement» de la COP21, la conférence internationale sur le climat en décembre à Paris. De quoi s’agit-il ?
Isabelle Frémeaux : Avec notre projet Climate Games pour les mobilisations lors de la COP21,la conférence des Nations Unies sur le changement climatique, nous nous associons à de nombreux mouvements sociaux qui ont décidé de mettre en lumière et d’agir contre la manipulation et la phagocytation des négociations par le pouvoir des multinationales. Nous avons décidé de proposer un grand jeu, qui considère à la fois le cyberespace et la rue comme terrains de jeu, dans lequel des équipes vont se former pour élaborer des actions de désobéissance civile contre le pouvoir des multinationales. Nous voulons un jeu qui permette d’offrir un éventail d’approches et de tactiques qui dépassent ce qui est souvent présenté comme antagoniste, les actions symboliques contre les actions plus radicales, de blocage par exemple.
John Jordan : En amont de Climate Games, nous proposons une série de hackathons HACKCOP. Nous venons d’en mener deux récemment, un à l’Antiekstudio Vooruit de Gand et un autre au Lieu Unique avec PING et ArtLabo à Nantes. Les suivants auront lieu le mois prochain à Londres et au Berliner Festpiele à Berlin. L’idée est de rassembler artistes, activistes, gamers, hackers, développeurs, pour créer la plateforme Climate Games mais aussi pour imaginer des missions, des formes d’actions, proposer une carte de Paris et de sa banlieue où tout le monde pourra inscrire une équipe et recevoir des informations, par exemple sur la localisation de l’équipe bleue (les flics), de l’équipe grise (les lobbyistes), etc.
Nous sommes très inspirés par Bertolt Brecht qui disait de son travail de théâtre que c’était une façon d’entraîner les gens au plaisir de transformer la réalité. Pour nous, c’est exactement ce que la rencontre de l’art et de l’activisme peut proposer. Le capitalisme monopolise le désir, les fantasmes, et il faut bien constater que la gauche s’est montrée nulle sur ces questions, elle pense toujours que l’information va changer les gens.
« Nous savons parfaitement que des centaines de personnes viennent mourir en mer Méditerranée en essayant de fuir le désastre économique et social auquel ils sont soumis. Nous le savons, mais nous n’agissons pas. Ce n’est pas l’information qui nous fait agir, c’est le désir d’un autre monde, c’est le fantasme et le plaisir. »
Nous espérons que les Climate Games seront une passerelle pour les gens qui n’ont jamais mené d’actions directes, qu’ils puissent élargir ce mouvement grandissant pour la justice climatique et faire en sorte que l’on ne parle pas de transition énergétique sans inclure le mot justice, que l’on cesse de parler d’écologie sans parler du social. La façon dont les humains se dominent entre eux se lit dans la façon dont l’homme domine la nature.
Pourriez-vous vous nous en dire plus sur le Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle (Labofii) que vous avez créé en 2003 ?
I.F.: Je ne suis pas artiste, j’ai été maître de conférence en Media Culture Studies à Londres pendant 15 ans, et je suis impliquée dans les mouvements écolo-libertaires (pour faire court) depuis environ dix ans. Le Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle crée des espaces pour que les artistes et les activistes travaillent ensemble, en essayant de dissoudre ces identités-là, pour mêler l’imagination et la créativité des artistes au courage, à l’audace et à l’engagement social des activistes.
J.J.: J’ai un parcours artistique, par contre je hais ce label de l’artiste qui suggère un monopole sur la créativité, comme si le reste du monde n’était pas créatif, et en fait je hais aussi le terme activiste, parce que cela suggère que les activistes sont les seuls à vraiment transformer la société et qu’ils ont un monopole de la transformation sociale. Je me définis un peu comme un artiste-activiste, mais ni artiste, ni activiste. J’ai été maître de conférence aux beaux-arts avant que nous deux devenions des déserteurs de l’Académie pour créer le Labofii et de nouvelles formes de désobéissance civile.
«Toute forme de changement, ce qu’on peut appeler le progrès social, est le résultat d’actions de désobéissance. Les femmes qui portent des pantalons, le week-end, la contraception, le mariage gay, tous ces acquis sont les résultats d’actions menées par des gens qui ont désobéi, qui ont fait de la prison, qui ont été tués, qui ont été vus par la société comme des fous, des terroristes, etc.»
Puisque nous sommes entrés dans l’anthropocène, il faut proposer des alternatives, d’autres façons de gérer nos économies, notre relation avec la nature, nos relations sociales. Il faut s’engager dans des actes de résistance, de désobéissance, pour arrêter cette machine suicidaire qui met littéralement le feu au climat et qui conduit à la disparition de près de deux cents espèces chaque jour.
« Nous essayons de penser le OUI, la création des alternatives, et le NON, la désobéissance civile. »
Comment vont s’organiser vos Climate Games ?
J.J.: Jameson a dit que “le plus grand problème de la philosophie politique, et plus tard, de la science politique, c’est la formation du groupe”. Dans l’ère de l’anthropocène, le problème prend une dimension encore plus grande, ça ne se passe plus seulement entre nous-mêmes, êtres humains, mais aussi entre nous et les autres, non-humains.
Cette question du groupe, comment collaborer ensemble, c’est aussi le centre de notre travail, comment créer des façons de travailler ensemble, sans domination. Nos ateliers commencent toujours avec cette question : comment un groupe se construit. On travaille beaucoup à créer la confiance entre les gens et à donner des outils de décisions horizontales. Mis en action pendant Occupy et les mouvements des places en Espagne, ces outils existent depuis très longtemps, ce sont des outils de consensus, comment organiser des réunions, des groupes, etc.
Les jeux que vous proposez font office d’exercices d’occupation et servent ensuite de base pour des discussions ?
J.J.: Beaucoup de nos jeux sont des manières de penser avec le corps. Nous sommes très inspirés par la permaculture, cette pratique de design développée dans les années 1970 par des scientifiques qui avaient observé la différence entre l’agriculture mono-industrielle et la façon dont une forêt s’autogère.
« La permaculture nous montre que nous avons énormément de leçons à recevoir de la nature si nous voulons créer des systèmes sociaux plus résilients, plus divers, plus productifs et moins énergivores. »
Nous utilisons un jeu de chaises et de mouvements pour expliquer le principe des marges : sur les marges d’un écosystème, entre une forêt et une prairie par exemple, il existe énormément de relations entre de nombreuses espèces différentes. C’est dans cette unité en diversité que se trouve le plus grand moteur d’évolution et la plus grande créativité.
I.F.: Le jeu physique est un moyen efficace pour prendre du plaisir à être ensemble mais aussi pour apprendre autrement que par la pure rationalité. Je suis assez influencée par les pédagogies féministes qui parlaient de la connaissance et de l’apprentissage qui vient du mouvement du corps, des émotions. Le jeu fait ça très bien. Ça permet justement de travailler très sérieusement sans se prendre au sérieux.
«On est beaucoup plus créatif quand on prend du plaisir, et on a plus de plaisir quand on dispose d’un éventail d’activités, y compris des activités où très basiquement on court, on rit, on joue, ça fait ressortir une intelligence qui ne ressort pas quand on ne fait appel qu’à la rationalité.»
Comment reliez-vous jeux tactiques et application pour smartphones dans la préparation des Climate Games ?
I.F.: Les jeux sont utilisés comme outils d’entraînement tactique. On prend des jeux d’enfants très simples pour montrer à quel point le jeu peut effectivement être très utile pour apprendre à être solidaires, à être vifs, à être attentifs… L’application sera utilisée à la fois comme un outil d’organisation et comme un outil pédagogique. Pour ce qui est de l’organisation, elle fournira la géolocalisation de cibles, ou d’officiers de police, ou d’autres équipes, pour pouvoir produire des mouvements aussi fluides et efficaces que possible dans la ville. En tant qu’outil pédagogique, elle servira à montrer pourquoi cela fait sens de cibler telle compagnie, tel événement ou tel lobbyiste, comment ils travaillent, pourquoi il faut intervenir.
J.J.: Notre récit principal, c’est : “Nous sommes la nature qui se défend.” Le jeu est encore en définition. En pratique, tu nommes ton équipe du nom d’une espèce, par exemple l’équipe mycélium, et tu commences à examiner les cibles possibles, comme Solutions21, grand événement du capitalisme vert organisé pendant la COP, sponsorisé par GDF Suez etc., au Grand Palais. Ensuite tu prépares ton équipe pour faire une action, pour bloquer, infiltrer ça… Pendant que tu mènes l’action, tu peux regarder ton smartphone et voir si 30 cars de police prennent la direction du Grand Palais et décider le cas échéant de partir vite et d’aller bloquer un lobbyiste dans son hôtel. Une fois l’action réalisée, tu mets les photos de ton action sur le site, et tu reçois des points. Et si l’action est très drôle, tu en reçois plus. En décembre, on veut un grand lancement très théâtral dans le style du film Hunger Games : les jeux commencent, n’oubliez-pas qui est le vrai ennemi.
Est-ce une manière de laisser une grande place à l’humour ?
J.J.: Il y aura beaucoup de points pour les actions qui font beaucoup rire les gens. C’est important pour nous qui nous situons dans la non-violence. Nous définissons la violence comme l’acte de faire mal à quelque chose qui est vivant. Casser une fenêtre, ce n’est pas de la violence, mais ce n’est pas très utile stratégiquement non plus.