Dans la première partie de notre entretien avec Hugo Persillet, animateur et sociétaire de l’Atelier Paysan, au Village de l’Eau des Soulèvements de la Terre, il retraçait pour nous l’historique, l’organisation et la pratique de la coopérative d’autoconstruction. Dans cette deuxième partie, nous abordons la démarche politique et les perspectives socio-économiques qui ont été élaborées collectivement au cours des 15 ans d’activité de l’Atelier Paysan.
La première partie de cet entretien est à lire ici.
Makery : Nous parlions de votre position quant aux choix et aux usages des technologies… Pouvez-vous développer ?
Hugo Persillet : Je dis souvent, – et c’est intentionnellement idéologique -, qu’on ne favorise rien qui serait de l’ordre du solutionnisme technologique. Ce n’est pas évident à entendre, c’est quelque chose qui est très peu perçu. Là, il y a un choc des cultures assez intéressant avec les néos installés, parmi lesquels il y a beaucoup de profils d’ingénieurs désertés. Je le dis comme ça, un peu grossièrement : des gens diplômés qui sont passés par des formes scolaires de réflexion face au monde social. Et la forme scolaire de réflexion dominante face au monde social depuis un siècle, c’est le techno-solutionnisme ; c’est-à-dire que face à un problème, qu’il soit social, économique, ou politique, il y aurait une réponse technique à apporter. C’est l’idéologie de l’ingénieur, qui date du XIXe siècle, devenue dominante aujourd’hui. L’ingénieur, tout de gauche soit-il, tout déserteur soit-il, tout écolo soit-il, pense par réflexe qu’un problème se règle par une solution technique. Du coup, il kiffe les paysans, parce que nous sommes le monde de la solution technique alternative. Mais nous, nous sommes là pour politiser la technique. Ce qui veut dire ne jamais oublier que n’importe quel choix technique est politique ; la neutralité n’existe pas en technologie. Typiquement utiliser un drone pourquoi pas, mais attention, le drone n’a pas été fabriqué pour toi. Tu vas donc véhiculer une forme de l’idéologie de l’industrie militaire, malgré toi, quand tu utilises le drone. Si on était dans un paradigme complètement différent d’innovation, tel qu’on le défend à notre petite échelle, peut-être n’aurait-on pas inventé le drone, mais autre chose… C’est cette question-là qu’il faut se poser : « Plutôt que le drone, qu’est-ce que je peux faire de vertueux dans un monde bio, écolo, paysan ? »
Documentez-vous ces questionnements et réflexions ?
Oui, on se réunit, on passe du temps à en parler. On a monté un parlement des technologies au sein de la coopérative, qui balbutie encore, mais qui essaye de formaliser, de rendre encore plus collectif ce qui se faisait un peu dans des bouts de salles et de réunions jusqu’à maintenant. On a l’ambition que ça soit le plus collectif possible, et que ces décisions-là ne soient pas dans les mains de nos salariés. Parce que finalement, dans le quotidien de l’Atelier Paysan, il y a un moment où il y a des arbitrages qui sont effectués par les salariés, – et ils sont géniaux nos salariés, ils sont super -, mais on est là à une frontière politique forte, où l’on a l’obligation de se demander si on est en train de recréer une dépendance en agissant comme nous le faisons : Sommes-nous en train de rendre l’Atelier Paysan indispensable ? Du coup, comment le rend-on aux paysans ?
Les grands arbitrages de R&D sont rendus le plus collectivement possible par des instances politiques de la coopérative, les sociétaires, les copropriétaires de la structure, qui ont du recul, qui ne sont pas occupés en permanence à répondre à des demandes individuelles. Il y a une temporalité de la décision politique, et une temporalité de la demande technique, qui sont en conflit. Il y a aussi un conflit de générations. On a même vu ce conflit se matérialiser au sein de l’équipe salariée, où historiquement on n’avait que des collègues jeunes, premier boulot, et puis des gens du monde paysan sont arrivés, et des gens qui venaient du monde du métal… Il y a eu aussi cette question des rapports de classes qui s’est posée à un moment donné.
Pour revenir sur l’approche culturelle vis-à-vis de la technologie, il y a une différence d’approche générationnelle entre le réflexe immédiat d’adoption, et la méfiance a priori. L’ergonomie en est un autre exemple : On a des anciennes générations où, pour être paysan, il faut que tu en baves. Il y a une valeur là-dedans. « Je suis fier d’utiliser l’outil du grand-père, parce que c’est l’outil du grand-père, je défends une certaine tradition, une continuité. Et puis j’en ai bavé. » C’est quelque chose qui est valorisé, d’en baver. Et là tu as des jeunes, des femmes, de nouvelles personnes qui débarquent en nous disant : « Euh, en fait on en bave déjà assez, peut-être pourrait-on faire en sorte que les fermes ne durent pas 5 ans, que ça ne soit pas un métier de super-héros au masculin, et du coup peut-être y aurait-il un truc de l’ordre de l’ergonomie qui serait à valoriser, et non pas un échec ou un aveu d’impuissance ? … » Il y a un aspect générationnel à ce qui se joue là-dedans, mais je pense qu’on en sort. Il y a un truc un peu viriliste du début de l’Atelier Paysan par exemple… Aujourd’hui on s’en détache, mais on s’est traîné un peu cette empreinte de départ, vu qu’on avait des super-héros génies au commencement. Voilà, oui, on est traversé par ces dynamiques-là.
Dans le numéro du journal La Planète Laboratoire réalisé à l’occasion du Village de l’Eau, il y a un article qui fait la comparaison du bilan énergétique de l’activité agricole avant et après la disparition de la traction animale au profit de la mécano-chimie. Le bilan montre que s’il y a eu une hausse de la productivité, il y a eu une baisse très claire de l’efficience énergétique. L’Atelier Paysan a-t-il une analyse et/ou une position sur la traction animale ?
La réponse facile serait de dire non, il n’y a pas de ligne dure. Parce que globalement, l’Atelier Paysan n’a pas vocation à être prescripteur d’itinéraires techniques, agronomiques. Ce n’est pas notre vocation. Encore une fois, on suit les directions que suivent nos membres. C’est eux et elles qui sont prescripteurs. Après, évidemment, ce sont des choses qui se discutent entre ces membres assez régulièrement. Prosaïquement, si je devais faire un état des lieux de la question, je dirais qu’il y a eu un engouement assez romantique autour de la traction animale il y a une dizaine d’années. Romantique et politique aussi, avec ce que tu évoques en terme d’efficience énergétique, notamment pour le maraîchage : Les avantages du circuit du carbone, la non-utilisation de matières fossiles, etc. Aujourd’hui, on observe clairement un recul de l’engouement, face à la difficulté de la mise en œuvre. L’approche romantique a clairement ses limites. En fait, la traction animale est extrêmement technique, à la fois agronomiquement, et pour la conduite du cheval. Je fais visiter des fermes en traction animale à des jeunes en installation. Toutes tiennent le même discours : Ça ne s’improvise pas. C’est 15 ans d’équitation, plus une spécialisation en conduite agricole. Sinon, vous allez blesser l’animal, ruiner vos cultures et vous blesser vous-même. Ça calme. La plupart des fermes que je connais opèrent un mix entre traction animale et traction thermique. Il en existe cependant quelques-unes en micro-maraîchage ou en viticulture qui fonctionnent uniquement en traction animale. Oui, l’Atelier Paysan a une gamme d’outils pour la traction animale hyper efficaces. On a même des innovations uniques au monde. Par exemple, le porte-outils polyvalent 4 roues, le POP4, a été inspiré de techniques Amish, adaptées à l’agroécologie, (parce que les Amish ne sont pas du tout agroécologiques, contrairement à ce qu’on pourrait penser). C’est une espèce de char surélevé 4 roues avec l’outil de travail qui est devant soi, conduite des rênes à la main, rotation des roues au pied avec de la petite hydraulique pour baisser l’outil dans les trois dimensions. Il a fallu 2-3 ans de R&D participative là-dessus, en partenariat avec l’association Hippothèse, spécialiste de la traction animale.
J’élargis ton exemple à d’autres choses qui sont un peu à la mode : Le maraîchage sol vivant, par exemple, c’est à dire la non-mécanisation totale qui est très en discussion dans le monde du maraîchage en ce moment. C’est une approche portée par des entrées très idéologiques dans le métier, qui font face, à un moment donné, à la réalité du terrain et au monde de 2024. Typiquement, toutes les fermes qui sont mises en avant, citées tous les trois jours dans la presse, etc. ne font pas la démonstration économique. Elles fonctionnent avec des subventions, une armée de bénévoles. Pierre Rabhi, sur sa ferme, n’arrivait pas à produire assez de légumes pour nourrir les gens qui y travaillaient. Je caricature à peine. Les paysans que je connais, qui réfléchissent à ça au sein de l’Atelier Paysan, sont tous non dogmatiques, alors qu’ils ont beaucoup de pratique.
Leur crédo, c’est attendre de voir, pour éviter de tomber dans le piège de la martingale qui cocherait toutes les cases d’un coup : je n’utilise pas de pétrole, je sors du légume, je bosse 35 heures par semaine et j’ai 2000 euros de revenu à la fin. Si cette martingale existait, on l’aurait déjà trouvée. On a beaucoup de gens, plutôt des nouvelles générations, qui ont commencé leur familiarisation avec le monde paysan par Youtube et les tutos, en recherche de LA solution. Elle n’existe pas. Ce sera plus probablement la mise bout à bout de plusieurs bonnes solutions qui vont fonctionner. Il y a des choses qui ne fonctionnent pas assez, mais dont on pense qu’elles sont des bonnes pistes. Aller vers de la non-mécanisation par beaucoup de couverts végétaux, de l’apport de matière organique, c’est une bonne piste. Mais en l’état aujourd’hui, on n’a pas assez de matière organique. J’ai vu des gens qui pendant 2 ans ont mis 1m20 de matière organique dans leur champ, avant de commencer à produire quoi que ce soit. C’est-à-dire qu’ils ont mis sur une semelle pourrie par le conventionnel je ne sais combien de tonnes par an de matière organique. Alors oui, ça finit par pousser. Mais c’est quasiment du hors-sol et ça coûte très cher ! Il faut avoir eu un bon poste dans le privé avec une bonne prime de départ pour pouvoir se lancer dans un délire pareil… Et puis, tu vas la trouver où la matière organique autour de toi ? Tant que tu es tout seul, ça va, tu vas pouvoir aller à la déchetterie verte du coin… Mais ce n’est pas reproductible. Il y a plein de bonnes idées qui ne sont pas reproductibles. Il faut penser des cycles… C’est compliqué. A l’échelle de la ferme, notre ligne, s’il y en a une, c’est « on fait ce qu’on peut ». A l’échelle collective, il faut militer pour une transformation globale des choses. Parce qu’on ne pourra pas atteindre une martingale dans les contextes sociopolitiques d’aujourd’hui.
Après la séquence électorale que nous venons de vivre, les manifestations d’agriculteurs etc., cette semaine de mobilisation pour demander un moratoire sur les méga-bassines semble un moment particulièrement important. Quelle analyse faites-vous de la situation actuelle ?
C’est pour cela que nous sommes ici, aux Soulèvements de la Terre. Nous ne sommes pas aux Soulèvements de la Terre pour venir parler de nos formations au travail du métal et avoir des nouveaux stagiaires. Nous sommes dans les fondateurs des Soulèvements de la Terre, depuis le début, nous étions dans les discussions préalables. Et nous avons attaqué l’État au Conseil d’État l’année dernière en notre nom. Nous sommes engagés contre le projet d’escalade technologique, d’aggravation de la situation. Les méga-bassines font partie de l’utopie industrielle selon laquelle on résoudrait nos problèmes en ne changeant rien au contexte économique, en augmentant l’emprise technologique, en faisant de plus en plus gros, de plus en plus loin, de plus en plus satellitaire, etc. Il s’agit de s’en passer, mais il s’agit de s’en passer collectivement. Ça, c’est très important. Si vous me permettez, je fais un passage par ça. Nous nous sommes autorisés à écrire un manifeste, Reprendre la Terre aux Machines, dont le sous-titre est « Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire ». Nous y donnons les observations larges politiques qui ont été faites depuis nos 15 ans d’existence, depuis où nous nous situons, les fermes.
Collectivement, au-delà des fermes, l’ensemble de la population doit s’atteler à se débarrasser de l’industrie dans l’alimentaire et dans l’agriculture. C’est très important, ça change nos postures militantes. Nous, on est dans le monde des alternatives. Et dans le monde des alternatives, – on l’expose dans « Reprendre la Terre aux Machines » -, nous passons par un moment douloureux, mais important, qui est de prendre en compte vraiment notre impuissance, en tant qu’alternative, à faire de la transformation sociale, à changer la face du modèle agro-industriel, alors que certains, – pas tous -, avaient cette prétention-là. Dans notre monde, qui vient des luttes paysannes des années 70, où les gens étaient très politisés, on parlait de paysans-travailleurs, de résistance à l’industrie, on parlait d’accaparements capitalistes, des forces et du savoir-faire, de prolétarisation du monde agricole, etc. Puis nous avons fait face à des dizaines d’années de dépolitisation; comme le reste de la société, nous avons été traversés par un univers libéral qui a fait des dégâts, et qui a réduit un geste politique collectif à de la pratique individuelle alternative : « Je vais me mettre à la marge de ce que je considère être le capitalisme, et je vais faire dans mon jardin une espèce d’oasis alternative qui préfigurera du monde de demain. » C’est devenu très, très dominant dans les têtes ; chez les jeunes, mais également dans les générations adultes de ces 30 dernières années, qui étaient beaucoup plus politisées il y a 30 ans, mais qui se sont finalement perdues en chemin. On l’a vu dans les syndicats, on l’a vu partout.
Nous faisons partie de cette histoire-là. A un moment donné, nous nous sommes dit : réfléchissons bien à ça. Réfléchir bien à ça, c’est être lucide, et commencer par arrêter de raconter des blagues. Parmi les blagues qu’on a souhaité arrêter de raconter, il y avait celle qui consistait à dire qu’il suffisait que tout le monde se mette à faire comme nous, et que voilà, comme ça on allait gagner. Ce n’est pas rien d’être passé par là. Je vais aller vite, mais en gros notre constat de lucidité, c’est de dire que premièrement, on ne peut que constater qu’il n’y a aucun lien entre le développement des alternatives et un quelconque recul de l’industrie. C’est contre-intuitif : On est dans le pays qui développe et a structuré le plus d’alternatives depuis au moins les années 70. Nature et Progrès, c’est les années 60, ils sont encore là, ils sont puissants. On a cumulé un ensemble de structures alternatives sur du long cours, ce n’est pas neuf. On a des structures sur le foncier, sur les circuits courts, sur l’organisation de la ferme, sur les semences. On a Terre de Liens, on a les AMAP, on a des magasins de producteurs, on a monté des filières entières, etc. Sur à peu près tous les plans de l’activité agricole, on trouve de l’organisation collective. Nous avons fait la démonstration qu’on savait faire tout mieux que l’industrie, en agriculture. Nous avons un déjà-là énorme.
Mais nous avons été incapables de transformer quoi que ce soit. En France, on a trois fois plus de surface en bio, et trois fois plus de pesticides épandus depuis 20 ans. On ne peut donc faire aucun lien entre trois fois plus de surface en bio et un quelconque début de commencement de recul de l’utilisation des pesticides. Il y a plus de pesticides en 2024 qu’en 2023, et c’est pire chaque année. Pendant que nous installons péniblement des fermes maraîchères vertueuses, des fermes-usines sont construites à côté. Maintenant, on en est à l’usine à salade sur quatre étages, des salades qui poussent dans des espèces de tambours de machines à laver avec une lampe au milieu. On est sur du hors-sol total. Ils appellent ça bio parce qu’il n’y a pas de pesticides. C’est branché directement sur une centrale nucléaire avec une dépense énergétique gigantesque, mais ça consomme peu de foncier parce que c’est sur étages. Du pur solutionnisme technologique, qui ingère des demandes consensuelles – moins de foncier, pas de pesticides -, pour les mettre dans une logique industrielle mortifère.
La condition pour généraliser une agroécologie, c’est de mettre du travail humain à la place du travail mort. Les machines, qu’elles soient pesticides, chimiques, ou mécaniques, c’est le travail mort, un terme de Marx. Il s’agit de mettre du travail vivant à la place. C’est ça, le principe général. Mais le revers de cela, c’est que ton produit sera nécessairement, quoi que tu fasses à l’échelle de ta ferme, pas du tout au même coût que le produit industriel. Le paradigme unique de l’industrie depuis les années 40, c’est standardiser, faire du rendement d’échelle, spécialiser des zones entières, mettre tous les cochons en Bretagne, tous les fruits dans la Drôme. Maintenant, la spécialisation est mondiale, précisément dans le but unique de faire baisser le coût de l’unité produite. On ne pourra jamais être compétitif sur ce terrain-là, il ne faut pas essayer de le faire.
On est donc face à un paradoxe : D’une part, il est ultra nécessaire, tout de suite, à l’échelle collective, de se débarrasser de l’industrie et de la remplacer par des pratiques agroécologiques qui nécessiteraient un million, voire plus, d’installations paysannes. Ce n’est pas du délire, c’était le cas dans les années 80 où il y avait un million de fermes en France. D’autre part, on sait qu’en l’état agroécologique actuel, c’est impossible, car il nous faut, dans un univers compétitif libéral, arriver à trouver un débouché pour nos produits qui sont plus chers. Dans une logique de marché, il faut pour cela opérer un geste de distinction. Il faut pouvoir expliquer que ton produit n’est pas le même que l’autre parce que mille choses, soit en l’expliquant patiemment à tes voisins qui finissent par te faire confiance, soit en te mettant dans des logiques de labellisation, de certification, etc. Mais ce n’est absolument pas une approche politique efficiente pour généraliser les choses, au contraire, à l’échelle collective, ça la verrouille. Le résultat, c’est que nos produits ne sont destinés qu’à une part congrue de la demande, la part la plus privilégiée culturellement et financièrement. Et c’est l’explication principale qui fait que nos alternatives sont confinées à moins de 8% de la production depuis 20 ans.
Pour conclure sur le sujet de notre impuissance, je voulais parler de la fable de la tâche d’huile, de la conviction, de la force de la vertu, qui a été portée par certains. Non seulement c’est complètement inefficace, mais ca devient une partie du problème à un moment donné, parce que c’est une fable dépolitisante qui écarte la réalité du rapport social, qui renvoie une complexité socio-économique à une responsabilité individuelle, ce qui est le propre d’une idéologie réactionnaire. Nous devenions des réactionnaires, malgré nous, à insister sur le pouvoir du consommateur individuel. Il nous faut être en mesure de proposer quelque chose de l’ordre de l’offre politique pour toute la société.
Le dernier choc en date a été quand on a pris conscience dans le monde paysan de la réalité alimentaire du pays. Etonnamment, ce n’était pas un sujet ; ou alors de manière assez cryptique… Il y avait cette croyance que la mise en marché d’une offre alternative allait finir par conquérir le marché, et à la fin le faire s’effondrer. Alors qu’une mise alternative en marché en renforce la logique. Le marché a besoin d’une dualité de l’agriculture pour exister. On cite cette anecdote dans « Reprendre la Terre aux Machines » : L’un des co-auteurs était au secrétariat national de la Confédération Paysanne. Il a été reçu par Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture du gouvernement Hollande, qui lui dit : « vous avez raison, il s’agit de sortir des pesticides urgemment, c’est un vrai problème. Mais pourquoi vouloir les interdire ? Les gens peuvent consommer dans une gamme sans pesticides, les agriculteurs ont le choix de produire avec ou sans pesticides. C’est le monde d’avant, interdire, vous voyez. » Au sein-même de l’État, domine l’idéologie de la main invisible du marché, qui allouerait équitablement les ressources. Dans la logique de marché, la coexistence des deux agricultures est nécessaire au maintien de l’agriculture industrielle. L’agriculteur bio n’est pas combattu par l’Etat, parce que celui-ci a intérêt à le maintenir là pour justifier de ne rien faire en termes de politiques publiques, et servir de cache-sexe à l’industrie. Au Salon de l’Agriculture, c’est notre agriculture qui est en 8 par 10 sur les photos, ce qui permet de ne jamais montrer la violence des abattoirs, des fermes-usines, etc.
A l’Atelier Paysan, on a constamment des demandes d’interviews de la presse mainstream et des institutions, parce qu’on incarne la vertu, le mérite (on montre que « c’est possible », etc.) Face à cela, il ne faut pas trembler et être en capacité de commencer à formuler un projet de société subversif pour faire s’effondrer le marché. On n’a pas de boîte magique, mais on sait qu’il faut sortir de la logique de compétition, et instituer la socialisation des choses. Nous militons pour une sécurité sociale alimentaire, qui consiste à décorréler l’accès à l’alimentation du revenu individuel. Aujourd’hui 8 millions de Français, (dont des agriculteurs !), font appel à l’aide alimentaire. Un étudiant sur trois fait appel à l’aide alimentaire au moins une fois dans l’année. C’est extrêmement choquant. Et ça met à bas tout discours moralisateur sur notre supposée exemplarité vertueuse : Qu’est-ce que tu vas dire à une mère de famille qui n’a pas les moyens de nourrir ses enfants tous les jours avec les produits les plus bas du supermarché, quand toi, tu arrives avec ton produit bio vendu à la Biocoop ? Si en plus, tu lui fais une leçon de morale sur le bien manger, tu commences à faire partie du problème. Tu déclenches du déni, de la révolte.
On a les mêmes positions politiques à l’Atelier Paysan face au mouvement des agriculteurs conventionnels à qui l’Etat dit : « on va vous doubler le prix du gasoil sans rien changer alors que vous êtes déjà à zéro à la fin de l’année, etc ». Il faut entendre l’absurdité de ces propositions, la violence que ça provoque, comprendre que la stratégie étatique c’est de rejeter la faute sur l’individu alors qu’il y a 70 ans de décisions politiques qui ont fait disparaître tous ses ancêtres à lui, l’agriculteur. Lui, il est survivant d’une compétition terrible et on vient lui dire aujourd’hui que c’est de sa faute. La réponse de la Coordination Rurale, c’est « allez tous vous faire voir. Écolos, Etats, Bruxelles, tous dans le même panier, laissez-nous tranquille. » Si on veut sortir de cette opposition identitaire biaisée entre le « vertueux » et « le vrai agriculteur qui nourrit le monde », il nous faut formuler des projets de société qui passeront probablement par des formes de socialisation.
Pour nous, le bout de la réflexion, ou plutôt le commencement de la suite, ça serait un million d’agriculteurs pour commencer à inverser la logique, subvertir le modèle industriel, et rétablir le début d’une société paysanne. Ce n’est pas la même chose qu’une société avec des paysans. Une société paysanne serait plutôt une société de la subsistance, dans la puissance politique que peut contenir ce terme, qui ouvrirait les portes de l’accès à la terre à des gens qui ne sont pas dans le métier agricole. Cette idée jusqu’à maintenant était taboue dans nos structures agricoles. Au point où on en est aujourd’hui, tout projet qui met les mains dans la terre pour produire quelque chose est bon à prendre. Alors comment fait-on pour ouvrir les portes, en faire un vrai projet de société, comment s’adresse-t-on aux classes populaires, aux quartiers ? Comment valorise-t-on le déjà-là, les savoir-faire de subsistance, le travail des femmes là-dedans (les combats féministes ce n’est pas juste que les femmes deviennent PDG du Cac-40), parce qu’historiquement ce sont elles qui s’occupent de la subsistance ? L’écoféminisme matérialiste est très inspirant sur ces lignes-là, d’un point de vue subversif et révolutionnaire. Vandana Shiva avec ses armées de paysannes, pour nous, c’est le début du tome 2 de Reprendre la Terre aux Machines, ça serait compléter un projet révolutionnaire.
Depuis que nous avons formulé cette capacité à regarder notre impuissance en public, si j’ose dire, de face, et à en déduire des conclusions politiques, nous recevons un accueil incroyable. Nous l’avons d’abord écrit pour nous, nous avons profité du Covid pour faire une pause et se dire plutôt qu’écrire une tribune de plus, on va se réunir pour essayer de poser nos idées. Nous étions partis pour écrire 20 pages, une brochure, nous avons écrit un livre édité au Seuil, et nous en avons vendu 17 000. Nous n’aurions jamais pensé avoir une audience pareille sur un sujet si compliqué, qui ne se résume pas en un tweet (rires). Ça veut dire qu’on est au bon moment, au bon endroit. Je suis extrêmement content que nous et d’autres sur ces lignes-là aux Soulèvement de la Terre, puissions sortir des textes mesurés, justes, qui ne tombent pas dans le piège de remettre une pièce dans la guerre civile, la soi-disant guerre écolo / agricole, qui est instrumentalisée par la bourgeoisie agricole. Nous sommes assez fins sur le choix des cibles, sur les mots employés, sur la prise en compte de la lutte des classes au sein du monde agricole. Je suis fier de ça. Je n’étais pas sûr d’être partant quand on m’a dit « nous allons faire une alliance avec les zadistes, Extinction Rebellion et la Confédération Paysanne »; Et en fait, oui, il y a une intelligence collective qui est en train de se développer.
Les alliances nouées actuellement avec les syndicats de quartier populaire, avec les gens qui travaillent sur la précarité alimentaire directement, sont extrêmement intéressantes. Le prochain pas va être d’aller chercher les syndicats qui sont dans l’agro-industrie : Que fait-on du Breton sur trois qui travaille dans l’agro-industrie ? Il faut qu’on se parle, déjà. Comment fait-on société là où tout concoure à la fissurer, que l’alimentation est un facteur de fracture, qu’on ne sait même plus comment les gens mangent, comment ils produisent, etc. ? Comment reconstituer du commun là-dedans ? On va devoir faire société avec tout le monde, même avec les fachos… Nous avons au moins prouvé que nous étions capables d’entendre certaines choses sur nous-mêmes, dans nos propres luttes ; aujourd’hui nous ne participons plus à fractionner la société, à nous recroqueviller sur nos identités vertueuses, soi-disant minoritaires et en danger. Le fait que nous soyons en capacité de formuler un projet de société, c’est encourageant.
Première partie de l’entretien.
Le site de l’Atelier Paysan, et sa chaine Youtube
Reprendre la terre aux machines, Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, le livre de l’Atelier Paysan (Seuil, 2021)