Le 26 avril dernier, la Cité des Sciences à Paris a accueilli la soirée de clôture de la résidence d’écriture initiée par Matrice (centre d’innovation technologique, artistique et sociale). Un événement pour célébrer la parution d’Amazonies Spatiales en présence des auteur(e)s. Cette anthologie publiée chez Bragelonne regroupe des textes qui repensent, de manière positive, l’aventure spatiale à l’orée de 2075. Ce futur proche a été imaginé en partenariat avec l’Observatoire de Paris et l’ESA (l’Agence Spatiale Européenne).
Les mangroves de l’imaginaire
Cette soirée a permis de revenir sur les interrogations autour de l’exploration spatiale qui ont traversé cette résidence d’écriture et emmené les auteur(e)s de Paris, à Toulouse puis à Kourou au Centre Spatial Guyanais.
Pour reprendre la formulation de Lancelot Hamelin, dramaturge et coordinateur artistique d’Amazonies Spatiales, l’objectif de ce projet était de retrouver un élan et du rêve alors que se pose toujours la question de savoir « pourquoi et comment cette aventure s’est-elle réduite à un projet de conquête capturé par le lobby militaro-industriel, et aujourd’hui par des milliardaires aux comportements infantiles ? »
Les interventions en binôme de Claudie Haigneré (spationaute et ancienne ministre) et Christophe Fiat (écrivain et performeur), Mathieu Luinaud (manager-conseil en stratégie @ PwC Space Practice) et Haïla Hessou (autrice de théâtre), Stéphane Israël (PDG d’Arianespace) et Christiane Taubira (ancienne garde des Sceaux et ancienne députée de Guyane) ont ouvert cet événement.
Le terme « battle » était finalement bien mal choisi pour qualifier ces échanges : leurs propos étaient complémentaires, pas forcément contradictoires, prospectifs, mais en aucun cas « explosifs » comme annoncé… Ils ont tous réaffirmé ou prolongé les réflexions développées dans l’anthologie et insisté sur la nécessité de reconsidérer l’épopée spatiale de manière positive.
Pour cela, dans un article au sommaire d’Amazonies Spatiales, Claudia del Prado Sartorius, Simon Guirriec et François-Xavier Petit (directeur général de Matrice) préconisent de prendre « la fiction comme point de départ et d’arrivée », car c’est « l’angle le plus puissant pour penser l’avenir et renouveler nos imaginaires ».
Mais finalement « qui de la science ou de la littérature est plus à même de décrire le futur ? » Sur ce sujet, impossible de faire l’impasse sur la littérature d’anticipation. À commencer par Jules Verne, dont les héros ont tourné autour de la lune un siècle avant les missions Apollo, ou H.G. Wells qui a anticipé le rayon laser…
Le prisme de la science
La poésie sera invoquée à de nombreuses reprises par les intervenants. Pour autant, la littérature n’a pas le monopole de l’imaginaire. Mais le prisme de la science, entre « réalisme magique » et « désenchantement de l’outre-monde », nous offre désormais une vision de l’espace en proie à la pollution (les débris en orbite notamment) et à la militarisation croissante.
Autre débat : « Le futur de l’exploration spatiale peut-il s’écrire sans conquête ni appropriation ? » On le sait, les mots ont leur importance et le terme de « conquête » reflète bien la mentalité, l’imaginaire avec lequel la course à la lune s’est opérée. Kennedy dans son célèbre discours de 1962 à Houston parlait d’une nouvelle frontière. Cette bataille contre l’URSS a été gagnée par les États-Unis qui ont planté leur bannière étoilée à la surface de ce nouveau territoire…
Sur Terre, cette exploration spatiale doit aussi se débarrasser de ses oripeaux néo-colonialistes. Christiane Taubira a rappelé le prix que la population guyanaise a payé lors de la construction du Centre Spatial Guyanais. Ce qui était un angle mort de l’épopée spatiale française et européenne sera (enfin) reconnu au sein d’un futur musée qui ouvrira bientôt dans la foulée du programme d’Ariane 6.
Au final, « Peut-on faire confiance au rêve spatial pour sauver la Terre ? » Cette vaste question reste ouverte… L’idéal serait de concevoir l’espace comme un bien commun et durable. Juste après ces considérations, les auteur(e)s ont pris la parole pour nous faire part des « feedbacks » qu’ils ont reçus suite au rêve éveillé qui a été le leur durant ce temps de résidence.
Slippery grounds
Le public a ensuite été invité à suivre Maya Minder. Avec théâtralité, la tête recouverte d’un casque avec une visière opaque comme ceux des ouvriers des hauts-fourneaux, l’artiste et performeuse culinaire, s’est dirigée vers des tables sur lesquelles se dressaient des paysages de nourriture aux formes et couleurs proches de décors d’aquarium.
Préparé en collaboration avec Lei Saïto, Romain Descombes et Fransisca Tan, ce buffet-performance était proposé et produit par ART2M et Makery dans le cadre du programme More-Than-Planet cofinancé par l’Union européenne. Intitulée « Slippery Grounds« , cette proposition artistique part du principe que « notre consommation alimentaire transforme notre existence terrestre, puisqu’en mangeant tous les jours, nous sculptons nos paysages, depuis le fond des océans jusqu’à l’espace ».
Au menu, cinq plateaux différents, dont les noms offrent une vue en coupe de notre planète. Et pour ouvrir le buffet, Maya Minder s’adressait à l’audience en démarrant également par une perspective fictionnelle :
« Je m’appelle Ye, je suis une taïkonaute de la mission spatiale chinoise et j’ai volé avec le vaisseau spatial habité Shenzhou-18 jusqu’à la station spatiale Tiangong hier, le 25 avril, en 2024.
Je suis la première Homo Photosyntheticus, génétiquement modifiée pour devenir la première humaine capable de photosynthèse. Pour voler vers Mars, je n’ai plus besoin de manger ou d’absorber de l’énergie extérieure par la nourriture. Je peux récupérer l’énergie du soleil. Mon homéostasie énergétique est maintenue par la seule énergie solaire. Je suis la première Homo Photosynteticus. Je suis devenue la première être humaine auto phototrophe. Je suis la première expérience réussie pour que l’humanité devienne multi-planétaire.
Je vous présente ce dîner comme un repas où l’on mange l’abondance de la planète Terre. Lithosphère, Hydrosphère, Biosphère, Stratosphère et Exosphère. Le point de vue antropocentrique du centre de l’Univers. Il y a une citation célèbre qui dit que le centre de l’Univers, c’est vous, parce que nous ne sommes capables d’imaginer l’Univers qu’à partir d’un seul point de vue. C’est le point de vue que je vous offre depuis l’espace, à travers les lunettes d’une macro-vision, du macro au micro. »
À dominante bleu-vert, « Hydrosphère » fait référence aux océans et se compose notamment de ceviche d’algues sur feuilles de chicorée, de salade de wakamé, de chou bleu, de kimchi, de spiruline et de sablés à la sarriette… En rapport avec les minéraux et la géologie, « Lithosphère » offre un « mezzé » de fromage de chèvre, de crumble de caroube, une montagne de riz brun aux flocons de nori, de carottes, de brioche au charbon végétal et de crackers complets…
En lien avec le vivant et la biodiversité, « Biosphère » est une farandole de champignons marinés, brocolis, choux-fleurs, chicorée de Catalogne, radicchio (trévise) et endives frisées… Placée sous le signe des nuages et de la météo, « Stratosphère » est un éventail sucré qui regorge de barbe à papa, de meringues, de crèmes citron, de bonbons japonais (kohakutou) et autres sucreries aux pousses de pin… Et pour figurer l’espace extra-atmosphérique, « Exosphère » mise sur du raisin vert, des pommes vertes et un assemblage de fruits exotiques…
Lecture intimiste et discussion impromptue
Après cette expérience culinaire, très appréciée par l’assistance, place à des moments de lectures intimistes. En comité restreint, les écrivain(e)s ont rassemblé quelques auditeurs autour d’une table pour distiller des extraits de leurs récits. Un exercice enrichissant, tant pour les auteurs que pour les lecteurs.
Ces rencontres ont aussi permis de retrouver la communauté, ou du moins une petite partie de la cinquantaine d’experts qui a accompagné les écrivain(e)s durant leur résidence. Parmi les ingénieurs, sémiologues, prospectivistes, économistes, roboticiens, géographes, astrophysiciens qui ont été mobilisés figuraient Jean-Pierre Andrevon et Gérard Klein (figures tutélaires de la science-fiction française), Jean-Michel Truong (consultant, écrivain transhumaniste et posthumaniste), Jacques Arnould (chargé des questions éthiques au Centre National d’Études Spatiales), Frédéric Keck (philosophe et anthropologue).
Ce moment d’échange informel a aussi été l’occasion de débattre de la portée de certains aspects de ce projet. Au-delà des récits, comment concevoir un futur désirable et réalisable demain, en 2075 ? Peut-on vraiment espérer que la création « de nouveaux paradigmes de science-fiction pourront, en se disséminant, inspirer la vision des décideurs et in fine permettre que l’espace soit réellement au service de l’ensemble de l’humanité »…?
Nous avons joué le jeu de la discussion impromptue avec deux experts, Loïc Besnier (prospective) et Isabelle Duvaux-Béchon (observation de la Terre, géographie et écologie). Nous les remercions encore d’avoir supporté nos questions, un peu décalées, sur un autre angle mort de l’épopée spatiale française : celui des scientifiques allemands récupérés par la mission Joliot-Curie pour le CNRS dès 1945.
Peu compatibles avec le « roman spatial national », nous avons en effet oublié, si ce n’est occulté, ces ingénieurs mis à contribution pour le développement des premières fusées françaises au LRBA (Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques), le « Pennemünde français » à Vernon dans l’Eure… Notamment Karl-Heinz Bringer qui a mis au point le moteur Viking qui équipera les premières versions d’Ariane.
Mission spatiale
Cette soirée de clôture se tenait à l’étage où a lieu la nouvelle exposition permanente de la Cité des Sciences : Mission Spatiale. Un espace qui présente de nombreuses maquettes de base lunaire, des rovers et des sondes, un ancien prototype de combinaison spatiale, des tableaux historiques, des schémas et des mises en perspective, des dispositifs interactifs et des interviews vidéo… Tout, ou presque, ce qui a fait l’exploration spatiale d’hier et d’aujourd’hui et fera celle de demain.
On mesure la part importante que la robotique a prise par le passé et va continuer à prendre dans les futures missions spatiales. Ne serait-ce que pour des raisons de sécurité ou de temporalité pour les explorations lointaines et, de manière pragmatique, pour préparer le terrain (analyse de l’atmosphère, prélèvements de roche, mise en place de modules gonflables ou construction de structures grâce à l’impression 3D, etc.) avant l’arrivée des futurs « sélénites » d’origine terrienne…
En parcourant cette exposition, on prend conscience également de toute la complexité technique d’un vol spatial (choix de la propulsion, calcul des trajectoires, etc.). On se prend à rêver aussi face aux répliques du vaisseau Orion, qui doit prochainement transporter les astronautes vers la lune, et de l’I-HAB, l’un des modules d’habitat de la plateforme orbitale lunaire. Deux structures s’inscrivent dans le cadre du programme Artemis.
Au travers de cette soirée, l’anthologie Amazonies Spatiales a bénéficié d’un véritable « lancement ». Comme celui d’une fusée… Mais la clôture de cette résidence ne signifie pas pour autant la fin de la réflexion prospective initiée par Matrice. Au contraire. L’aventure se prolonge avec « Humanités Spatiales », un programme de recherche interdisciplinaire qui sera mené conjointement avec l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.
Amazonies Spatiales, une anthologie réunie par Vicente Yáñez Pinzón (Bragelonne, avril 2024)
> https://www.bragelonne.fr/
Mission Spatiale, nouvelle exposition permanente, Cité des Sciences, Paris.
> https://www.cite-sciences.fr/