Makery

Amazonies Spatiales : 2075, l’espace réinventé

Amazonies Spatiales

Un demi-siècle, pas plus… C’est l’horizon temporel sur lequel se profilent les textes réunis dans Amazonies Spatiales. Cette anthologie publiée chez Bragelonne est le fruit d’une résidence d’écriture alliée à des réflexions scientifiques et citoyennes initiées par Matrice, un centre d’innovation technologique, artistique et sociale. Que pourrait être ce futur proche dans un monde blessé ? Comment rêver encore aux étoiles dans un tel contexte ? Quelles orientations technologiques pour poursuivre l’aventure ? C’est tout un faisceau de questionnements qui est aussi mené en partenariat avec l’Observatoire de Paris, l’EHESS et, bien sûr, l’ESA (l’Agence Spatiale Européenne). Lancement ce vendredi à la Cité des Sciences et de l’Industrie.

Les auteur(e)s d’Amazonies Spatiales lors de leur résidence à Kourou au Centre Spatial Guyanais en juin 2023. Photo: D.R.

Rêver peut-être…

Ce dialogue entre littérature et science a démarré en mars 2023. Il s’est déroulé en trois temps. Paris, tout d’abord. Toulouse, ensuite, cité de l’aéronautique et du spatial. Kourou, enfin, où se situe la base de lancement des fusées Ariane. Le postulat de ce projet part d’un constat assez simple : on reparle depuis peu d’une nouvelle épopée spatiale avec la Lune puis Mars en ligne de mire, mais le monde a changé. Profondément changé.

Nous ne sommes plus à l’ère du progrès triomphant qui a porté le programme Apollo. Le « new space » est aux mains du marché, annexé par les tycoons de l’économie 2.0 (Elon Musk avec Space X, Jeff Bezos avec Blue Origin, sans oublier les sociétés Virgin Galactic et Rocket Lab). Le souffle de la conquête spatiale ne transporte plus les foules ramenées à des préoccupations plus « terre-à-terre » (climat, guerre, pandémie…).

Comme le souligne Claudie Haigneré, première spationaute française, ancienne ministre et « pilote navigatrice » dans la préface de ce recueil de textes : « il est temps de renouveler l’imaginaire spatial hérité de la science-fiction des années 50 dont les récits pleins d’espoirs et de promesses se frottent à une réalité adverse et s’y sont usés ». Il faut à nouveau rêver l’avenir pour qu’il se produise.

C’est l’invitation qui a été faite à une quinzaine d’auteurs chargés d’écrire des « récits qui donnent envie d’agir pour construire un futur souhaitable, un futur qui fasse sens et qui soit actionnable ». Soutenus par une cinquante d’experts et scientifiques, ainsi qu’une communauté de passionnés réunie sur Discord, ils ouvrent un autre chapitre de l’histoire spatiale pour l’Europe et le monde en regardant vers 2075.

Claudie Haigneré à bord de l’ISS en 2001. Photo: D.R.

Cayenne c’est fini

Les intervenants viennent de la science-fiction (Sylvie Denis, Michael Roch, Saïd), mais certains ont un profil marqué aussi par le théâtre (Zacharie Lorent, Haïla Hessou), les sciences humaines (Fanny Parise), l’informatique (Mickaël Rémond), la prospective et le droit international (Sophia Guermi)… Des parcours qui multiplient les points de vue et impactent également le style, la narration, etc.

Pour certains participants, l’expérience du séjour dans cette résidence à Kourou, au Centre Spatial Guyanais (CSG), a été déterminante. Beaucoup y ont fait, manifestement pour la première fois, l’expérience d’un pays tropical avec d’autres codes, d’autres références, etc. En témoignent leurs impressions consignées dans Le journal des Amazonautes.

La Guyane a déjà par le passé imprégné la littérature avec Cendrars (Rhum), Albert Londres (Au Bagne), José Maria Ferreira de Castro (Forêt vierge)… Cette décentralisation et ce « décentrement » sont les maîtres-mots qui président au renouvellement de cet imaginaire du spatial comme le rappelle Claudia del Prado Sartorius, responsable du projet Amazonies Spatiales au sein de Matrice.

Le Centre spatial de Kourou émerge d’un désert « vert » qui contraste avec les autres bases de lancement situées dans des régions désertiques (le Kazakhstan pour la Russie) ou marécageuses (la Floride pour les États-Unis). Pour la France, la « relocalisation » des sites où mettre en œuvre des projets technologiques de souveraineté s’est imposée au sortir de la Guerre d’Algérie. Aux confins du Pacifique pour la bombe atomique. En lisière de l’Amazonie pour les fusées.

Dans son avant-propos Christiane Taubira, ancienne Garde des Sceaux originaire de Guyane dont elle fût aussi députée et « contrôleuse des ciels » de ces Amazonies Spatiales, rappelle que la construction du CSG ne s’est pas faite sans friction, spoliation et expulsion sur une terre qui porte encore les stigmates de l’esclavage et du marronnage. Son espérance ? Que ce projet d’écriture provoque « un déchoukage des narcissismes cosmogoniques et un décentrement des rites civilisationnels » !

Illustration du Livre Perdu. Cameron Brooks. Photo: D.R.

Le livre perdu

De fait, cette anthologie n’est pas seulement le prétexte à un voyage géographique, mais aussi à un voyage historique. Un voyage dans l’espace et le temps sous forme de jeu littéraire pour favoriser un « brainstorming fictionnel et conceptuel ». Avec comme point de départ un trou dans le catalogue du Rayon Fantastique, collection mythique de l’âge d’or de la Science-Fiction. Défaut ou erreur de numérotation ? Toujours est-il que le numéro 111 n’existe pas. Il aurait dû paraître en 1963, entre John W. Campbell et A.E. van Vogt…

Mais dans une « réalité parallèle », ainsi que nous l’explique Lancelot Hamelin chargé de la coordination artistique du projet, un exemplaire de ce livre perdu aurait été découvert quelque part en Afrique en 2020… Son contenu procède « d’une imagination et d’une virtuosité baroque, mêlant récits, poèmes, pièces de théâtre, citations, abécédaire de théories scientifiques encore inédites au moment de la publication du livre »…

Mieux encore, « chaque fragment décline les possibles de l’aventure spatiale telle qu’elle pourra être ou plutôt « sera », tant le texte s’impose comme vision incontestable de ce qui est en l’an 2075… Au réalisme des enjeux scientifiques et technologiques concernant l’aventure spatiale, et aux intuitions vertigineuses sur des découvertes à venir, s’ajoute au fait que la décision du gouvernement français d’établir une base spatiale en Guyane est datée d’avril 1964″. Soit un an après la parution de ce livre perdu…

Amazonies Spatiales est donc « livre reconstitué », une histoire du futur qui nous vient du passé. Pour complexifier encore un peu plus le socle de cet essai transfictionnel, des notes, brouillons et cahiers attribués à un mystérieux Vicente Yáñez Pinzón, pseudo emprunté à un navigateur espagnol contemporain de Christophe Colomb, viennent ajouter des éléments d’inspiration pour les auteurs. Ce « personnage » est d’ailleurs censé être à l’origine de cette anthologie décidément très atypique.

Fusée Ariane sur son pas de tir au Centre Spatiale Guyanais à Kourou.

La piste aux étoiles

Sur la base de ce scénario, chaque auteur s’est vu attribuer un script pour garantir une cohérence à l’ensemble de cette fiction spéculative. Au final, sous leur plume électronique, à quoi ressemble notre futur antérieur ? En 2075, le changement climatique a fait son œuvre.

« Les fusées ont déserté Kourou dès les premiers signes de montée des eaux. Les ports spatiaux se sont raréfiés au profit du continent africain ». Le Bénin, berceau du vaudou, le Kenya, le Burkina Faso, sans oublier l’Agence spatiale des EANU (États d’Afrique du Nord Unifiés) font de l’Afrique un acteur de premier plan pour l’épopée spatiale. Et l’animisme a fait des adeptes en dehors de ce continent…

À Kourou, « les antennes se sont tournées vers le sol, les grillages sont tombés, toutes les IA du centre ont été reprogrammées pour essayer de dialoguer avec les plantes et les animaux ». Du moins, ceux qui subsistent encore. Sur une terre survolée par des drones errants, les hologrammes ont remplacé bon nombre d’animaux « depuis que le programme Nature n’a trouvé que ce moyen pour pallier l’extinction de certaines espèces ».

« Sous l’impulsion des crises sociétales, écologiques et climatiques, l’humanité a pris un tournant radical : la décarbonation massive. Les villes, autrefois animées par le bruit des moteurs à combustion, sont désormais silencieuses, les rues se remplissent de véhicules électriques, les usines fonctionnent grâce à des énergies renouvelables et les ménages sont alimentés par des panneaux solaires et des éoliennes ».

Amazonies Spatiales

Premier contact

Dans ce monde d’après (ou d’avant…), le renouveau de la conquête spatiale passe de manière pragmatique par la conception radicalement différente des combinaisons des astronautes, par exemple. L’ingénierie génétique est une hypothèse pour adapter le corps humain aux contraintes exercées par ce milieu peu hospitalier…

On peut imaginer aussi que le biologique remplace le métallique. Un champignon pourrait ainsi recouvrir un vaisseau spatial de mousse pour le protéger des radiations solaires… À côté de ces bio-composants, des insectes ou des araignées pourraient aussi s’intégrer aux circuits des machines.

Cette symbiose pourrait aussi s’observer, ou plutôt s’éprouver, dans d’autres domaines. À Kourou, « le long tunnel, qui servait autrefois à canaliser l’explosion des décollages de fusée, vibre aujourd’hui au son d’une bio-deep lumineuse. Sur le dance floor, à trente-trois mètres sous terre, un DJ homme-feuille, magnifique Chewbacca végétal, fait tourbillonner du bout des doigts des criquets amazoniens, parakwas remixés et singes hurleurs pitchés, pour la plus grande joie des danseureuses »…

Pour l’exploration du lointain, certains réactivent des projets qui étaient restés à l’état de fiction, justement, faute de moyens pour les mettre en œuvre (ascenseur spatial, vaisseau intergénérationnel…). Mais la solution, c’est peut-être tout « simplement » d’imaginer des voyageurs immobiles. Les spationautes restant à terre, sur Terre, tandis que leurs « esprits, leurs sens et leur raison » vagabondent via des robots ultrasensibles et pilotés grâce à « une liaison directe, cerveau / machine ».

Mais aujourd’hui comme hier, la quête absolue de la conquête spatiale reste la découverte du vivant. Peut-être sur les lunes de Jupiter, qui sait… Plus loin, c’est l’intelligence qui peut se manifester. Se posera comme toujours la question de l’autre et du premier contact… Et de la forme de la communication que cela prendra : par le son, par des formules mathématiques ou par « contagion »… « Bonjour. Après avoir reçu votre Golden Voyager, envoyé en votre année 1977, nous nous sommes penchés vers vous »… On peut rêver. On doit rêver.

Amazonies Spatiales. Une anthologie réunie par Vicente Yáñez Pinzón (Bragelonne, avril 2024)

Lancement ce vendredi 26 avril à partir de 18h30 à la Cité des Sciences et de l’Industrie, en partenariat avec ART2M et Makery. Buffet-performance orchestré par Maya Minder à 20h30, Slippery Grounds, Gastronomie du Système Terre à l’heure du tournant écologique. Entrée libre, inscriptions recommandées.

En savoir plus sur https://amazonies-spatiales.fr/