A l’occasion de la remise du rapport annuel sur le phénomène des tiers-lieux au premier ministre Jean Castex, Patrick Levy-Waitz, président de l’association France Tiers-Lieux, revient sur les annonces du gouvernement et les principaux enjeux et enseignements de cette enquête.
Vendredi 27 août 2021, Patrick Levy-Waitz, président de France Tiers-Lieux (FTL), a remis un rapport sur le phénomène de ces espaces hybrides du faire ensemble au Premier ministre. L’association a été chargée en 2018 par le gouvernement de structurer un réseau français des tiers-lieux, préfigurer une filière professionnelle et faciliter la co-construction d’une politique autour de ces lieux. L’occasion de faire le point. Interview.
Makery : Comment s’est passée la remise du rapport ? Le Premier ministre est-il réceptif aux enjeux des tiers-lieux ?
Patrick Levy-Waitz : Le premier ministre m’a fait part d’une attention particulière sur les innovations territoriales – lui-même a créé un tiers-lieux lorsqu’il était maire de Prades.
Il a également eu une prise de conscience de l’utilité de ces lieux au développement de nouvelles compétences dont les citoyens ont besoin pour changer de métiers dans les années et décennies qui viennent, puisque l’on sait que 50 % des métiers vont disparaître.
L’une des annonces importantes est la création de Manufactures de proximité. Qu’est-ce que c’est ?
C’était une proposition de France tiers-lieux pour remettre le travail de la main et les métiers d’art au cœur du plan de relance et du développement des activités dans les territoires.
Quand vous faites de la production, vous avez besoin de machines très chères que vous ne pouvez pas nécessairement payer. De plus, un menuisier travaille le bois mais peut avoir besoin de quelqu’un qui travaille le fer ou le verre. En mutualisant les outils et en concentrant dans un lieu les métiers de la main, on crée de la capacité à créer pour des entreprises, des TPE, des PME, des artisans et donc de l’activité économique.
L’objectif est de créer 100 Manufactures, une par département environ. Ça peut être dans le textile, comme Plateau Fertile, dans le bois-fer-verre, comme Make Ici, dans l’agricole comme Ecopia en Normandie.
Le Premier ministre a également annoncé le déploiement de Services civiques, de Conseillers numériques France Service et de la formation professionnelle dans les tiers-lieux. Il ne semble cependant pas y avoir de fonds importants débloqués. Le plan annoncé vous paraît-il suffisant ?
C’est historique en matière de reconnaissance de ces acteurs. [Les tiers-lieux] ne sont pas des outils qui ont vocation à être financés publiquement en permanence. Beaucoup sont capables au bout de 2-3 ans d’être rentables. Ce sont donc des fonds d’amorçage.
L’État n’est pas le seul financeur. Il y a tout un ensemble d’outils financiers mis au service du développement de ces infrastructures.
Ce qui est important est que l’État a pris son rôle d’aménageur du territoire et d’aide à la structuration de cette nouvelle filière professionnelle.
Quel est l’ampleur de ce phénomène tiers-lieux ?
Nous sommes face au phénomène de société le plus important qu’aient connu les territoires depuis les années 60. Lors de l’émergence de la société des loisirs nous avons eu la naissance des maisons des jeunes et de la culture, le mouvement de l’éducation populaire. Il s’agissait d’un mouvement top down. Là, c’est un mouvement bottom up, qui vient du terrain. C’est une initiative territoriale essentiellement citoyenne mais qui vient aussi des collectivités territoriales et, en général, ensemble. Les territoires s’emparent des nouvelles technologies et des transitions pour bâtir une autre économie et créer des liens sociaux.
C’est un phénomène sous-estimé mais très important : il y aura 3000 à 3500 tiers-lieux en 2022, 2 millions de personnes en 2019 ont fait un projet, 4 millions ont participé à un événement culturel. Ce sont des chiffres très impressionnants. Ils racontent la singularité de notre pays qui a su conserver des zones où l’activité peut reprendre.
Quels critères retenez-vous pour la notion de tiers-lieux ?
C’est un lieu où le faire ensemble est au cœur de l’activité. Faire ensemble pour bâtir un projet, construire une entreprise, développer son activité, faire société. Tout est fait dans le tiers-lieux pour bâtir des liens entre les membres, pour créer, innover, partager, structurer de nouvelles activités hybrides.
Vous estimez à 1000 le nombre de tiers-lieux en construction. Qu’est ce qui pousse cette dynamique ?
Nous sommes à une phase de l’histoire contemporaine où jamais les transitions et les pertes de repères n’ont été si importantes. Les transitions numériques sont très proches de ce qu’ont probablement été les transitions de l’écriture ou de l’électricité. La structure numérique bouleverse absolument tout. [Ces transitions] viennent d’arriver dans les territoires : il y a trois ans, il y avait encore 15 000 zones blanches.
Les citoyens cherchent à s’en emparer. Nous sommes dans une société où les hommes et les femmes, pour une grande part, refusent d’être consommateurs et veulent être acteurs de leur devenir. Ils construisent donc des lieux dans lesquels ils peuvent être au cœur, catalyser ces transitions, produire et faire des activités.
Comment la crise sanitaire du Covid a impacté les tiers-lieux ?
Le Covid a opéré une cristallisation d’un phénomène de mutation en cours : la reconnaissance de ces lieux comme socialement et économiquement utiles. On a recensé environ 5 millions de pousses-seringues et de visières réalisés par les tiers-lieux et des pièces détachées ont été réalisées pour les Ehpad ou les CHU. Ils ont été des lieux relais pour la distribution de produits frais. La communauté des makers au sens large a été au cœur de la résilience du territoire pendant la crise et a été vue par des groupes industriels, par des collectivités territoriales, par des institutions, qui se sont appuyés dessus. La communauté a été reconnue là où il pouvait y avoir auparavant un œil suspect sur ce type de mouvement.
Un des enjeux des tiers lieux, réaffirmé avec la Manufacture de proximité, est la relocalisation de la production. Où en est-on ?
On en est au début. Notre pays a du mal à tourner la page de l’industrie du 20ème siècle. On pense que les grandes usines de 2000 personnes sont l’alpha et l’oméga.
Ce qui est sûr, c’est que nous sommes en forte évolution et de plus en plus d’acteurs commencent à comprendre que la fabrication dans des petites usines est sans doute une bien meilleure réponse dans une société où l’on a 85 % de TPE et PME.
D’où le projet Manufacture de proximité. C’est la démonstration que l’on peut retrouver des moyens par lesquels les artisans et les indépendants peuvent reprendre en main l’activité et la développer.
Pendant longtemps la question du modèle économique s’est posée. Trouve-t-on une solution ?
Oui, bien sûr. Plus vous êtes dans les territoires reculés, plus le modèle public-privé s’impose. Quand vous n’avez pas suffisamment de citoyens ou d’acteurs pour vous amener à la rentabilité, le rôle de la puissance publique est central. Elle doit vous aider pour favoriser la naissance d’un lieu qui permet à des gens de venir créer de l’activité et donc de développer de l’emploi.
En moyenne, les tiers-lieux sont financés à 50% par des activités privées et à 50% par des ressources publiques. Dans ces ressources de nature publique, il y a aussi des activités économiques. Par exemple, la formation dans des tiers-lieux sur demande de Pôle Emploi est une activité économique dans lequel vous avez des revenus de la puissance publique, avec des appels d’offres, des appels à projet.
Je suis très optimiste car on voit des modèles économiquement rentables se développer. Le mandat de FTL sera de renforcer les liens entre l’économie dite classique et l’économie de proximité, représentée par les réseaux de tiers-lieux.
52% des tiers-lieux sont hors métropoles. Quels types d’activités mènent-ils et comment deviennent-ils des pôles d’attractivité ?
Les activités qui s’y développent sont multiples et variées, souvent hybrides et correspondent aux besoins, à la culture, à l’histoire du territoire. Pour atteindre, justement, une rentabilité économique, il faut hybrider les activités.
Il y a des lieux de transition écologique et de co-working, de la fabrication manuelle, des espaces de transition, de l’événementiel et de la culture et le modèle agricole devient important.
Est-ce que les tiers-lieux communiquent entre eux ?
Par nature, les communautés passent beaucoup de temps à travailler ensemble au sein du tiers-lieu, à faire société. Tout notre travail depuis 2018 est de créer un écosystème qui se parle, échange, mutualise ses pratiques, capitalise son savoir, est plus efficace, apprend à se connaître.
En 2018 est né le Conseil National des Tiers-Lieux et aujourd’hui nous avons 13 réseaux nationaux et 13 réseaux régionaux. Certains sont matures, d’autres vont le devenir et nous les aidons à se construire.