Chroniques, Biennale des Imaginaires Numériques qui n’a jamais pu ouvrir au public, a tenu malgré tout à organiser en clôture des journées professionnelles entre Aix-en-Provence et Marseille ce mois de janvier. Retour sur un évènement qui se réinvente et invente (contexte sanitaire oblige) un autre futur, pour l’art, pour la vie ici-bas, pour nous, pour l’éternité.
Faudra-t-il mettre la vie sous cloche, privilégier la stase (« devenir graine » comme le disent si bien Magali Daniaux et Cédric Pigot ces théoriciens du temps long), pour « protéger » (idée prométhéenne et donc ethnocentrée) nos environnements appauvris et abimés ? Comment accéder à l’éternité si l’on continue de prêcher (pour les uns) et de subir (pour les autres) la fiction d’une croissance ininterrompue qui exploite nos environnements ?
L’époque est dure et elle pose de nombreuses questions concernant la survie sur notre planète, ainsi que sur les moyens qu’il faudrait déployer pour continuer à avancer dans, et avec, les écosystèmes que nous avons d’ors et déjà participé à saccager. La vie en suspension, ou « sous perfusion », est-elle le meilleur moyen de prolonger nos existences, et même de nous rendre immortel ? Ou au contraire n’est-ce qu’un pis-aller pathétique qui nous permet à peine d’entretenir un semblant d’existence viable ? Alors qu’il est (peut-être) déjà trop tard, l’humanité dans un moment de lucidité panique entend réparer l’écosystème et sa biosphère en mettant maladroitement la vie sous cloche et en employant tous les moyens néo-techniques à sa disposition dans la grande tradition qui veut que « la technologie arrive toujours à palier aux erreurs de l’humanité ». Une fiction entretenue par un mythe tenace, celui du progrès (et de la supériorité humaine sur le reste du vivant), et l’ignorance du fait que chaque solution technique provoque en cascade d’autres problématiques parfois cataclysmiques sur le temps long. Un mirage, aussi, qui éloigne inexorablement l’humain de la nature, nature dont il se sent distinct (lui qui est prétendument « la culture »).
Par delà le thème général de l’Eternité, cette « vie sous perfusion » est une des thématiques qui nous semblait relier comme un fil rouge une bonne partie des œuvres exposées (et malheureusement majoritairement invisibles pour le public) dans les différents lieux d’Aix-en-Provence et de Marseille pour Chroniques, seconde Biennale des Imaginaires Numériques co-dirigée par Zinc et Seconde Nature. Un thème qui résonne étrangement – et ironiquement – avec le contexte sanitaire et social de notre époque, où oui, la culture est elle aussi sous perfusion. Maintenue en vie à coup de promesses et d’aides, indispensables évidemment, mais à l’heure où vous lisez ces lignes, tout aussi déprimantes que les efforts de l’humanité pour garder opérationnel un environnement qui cède sous les coups de boutoir d’une entropie largement provoquée par le règne humain.
L’Eternité en question
Interroger cette notion d’éternité en 2020 et 2021 n’est pas futile, ni gratuit, alors que se pose plus que jamais la question de l’avenir de notre survie sur terre. Et nombreux sont les artistes qui s’emparent de ces questions à Chroniques. Pour Eternité 1 (Avons-nous le temps pour l’éternité ?) à la Galerie Zola d’Aix-en-Provence, c’est par exemple Barthélémy Antoine-Loeff, un créateur de mondes métaphoriques dont les préoccupations écologiques ne sont plus à prouver (voir son exposition monographique Inlandsis1 en 2017 au Lavoir Numérique de Gentilly), qui propose avec Tipping Point une évocation poétique en réduction d’un permafrost en pleine déconfiture – au sens propre comme au figuré – avec un minuscule iceberg menacé de dilution maintenu artificiellement en vie par la « grâce » de la technologie humaine : un iceberg dont l’âge se compte en nombre de minuscules gouttes. Toujours à la galerie Zola, même sensation d’assister au triste « miracle » d’un pis-aller biotechnologique avec le Reborn Tree de l’artiste taïwanais Chuang Chih-wei (Taïwan était l’invité d’honneur de la Biennale cette année). On dit qu’au fil du temps, les arbres se renforcent, s’enracinent plus profondément, quand ils sont stimulés par le vent. L’artiste nous propose un arbuste dont les mouvements des branches sont stimulés par des servomoteurs tractant des fils de marionnettiste. Vouloir forcer ce processus de résilience par des moyens techniques – comme semble l’évoquer la pièce ici – nous laisse l’impression de voir un malheureux arbre mot-vivant, un arbre-zombie pour le temps présent.
Faire pousser sur les ruines
Alors, la nature sous cloche et la vie en suspension, est-ce tout ce qu’il nous reste pour espérer ? A cette question, pas vraiment de réponses de la part de l’artiste français Donatien Aubert, même si la vision de ses Jardins Cybernétiques présentés au sein d’Eternité 2 (Que voulons-nous faire pousser sur les ruines) à la Friche Belle de Mai à Marseille enchante. Ses plantes hors-sol dont le développement et la mise en scène doivent tout à la technique (néons froids, alimentation en eau automatisée, etc.) ne sont pas sans évoquer le Silent Running de Douglas Trumbull (1972), un manifeste écologiste de science-fiction où un astronaute privilégie la vie d’une forêt sous dôme plutôt que celle de ses coéquipiers, et provoque un sentiment aussi inexplicable que déchirant de nostalgie pour un monde en train de disparaître.
Même sentiments paradoxaux avec Spring Odyssey d’Elise Morin, une expérience art-science qui tente d’établir le degré de résistance à la radioactivité de plantes mutantes (des plans de tabac irradiés) dans une zone où une nature déjà polluée par l’activité humaine (l’artiste s’inspire de la « forêt rouge » ukrainienne, située près de la centrale de Tchernobyl), et qui invente un monde où la nature ne peut plus s’apprécier qu’au casque, en réalité virtuelle. Un dispositif que l’on retrouve avec Les Oiseaux d’Emilie Faïf et Nicolas André, où les enfants sont invités à imaginer l’univers aviaire sans ne jamais en voir aucun.
La résilience en héritage
Dans l’installation et vidéo-danse, toujours pour Eternité 2 à la Friche Belle de Mai à Marseille, Le monde après la pluie, l’artiste Eva Medin raconte la vie après la catastrophe, quand tout est déjà arrivée. En ligne de mire ici, une apocalypse qui entre en résonance avec une autre, plus ancienne, celle de la Première Guerre mondiale, puisque l’œuvre (et son titre) s’inspire d’un tableau de Max Ernst ayant lui-même participé à la « Grande Guerre ». Une expérience destructrice qui poussera le peintre à écrire, dans sa biographie : « Max Ernst est décédé le 1er août 1914. ». Savoir « encaisser le choc » (définition originelle du terme « résilience ») c’est aussi envisager la vie autrement, établir du pérenne sur de nouvelles bases. « Vivre avec le trouble », comme dirait Donna Harraway.
« Le Monde après la pluie », Eva Medin, 2020 (extrait) :
Sur ces bases perturbantes mais passionnantes, le chorégraphe, performer et marionnettiste Michael Cros nous propose de vivre des expériences touchantes avec les mutants du monde à venir. C’est sur ce terreau fertile, au sein du Pro-Vivance LAB (PVL2097), que l’artiste marseillais mène ses recherches sur le peuple sombre (« Les bébés sombres »), créatures d’un autre monde, mêlant nature et culture, totems utopiques de notre relation indissociable au vivant.
L’industrie du vivant (humaine, planétaire, environnementale)
Assistée par la technique, maintenue tant bien que mal dans des conditions viables par une véritable industrie du vivant, la vie l’est aussi chez Future Baby Production, un collectif initié par Shu Lea Cheang et Ewen Chardronnet. A l’exemple de leur Unborn0x9, une installation artistique et une performance qui interroge l’avenir cyborg de la parentalité et la mainmise accrue de la technique sur le vivant en présentant une troublante ectogénèse (le développement des fœtus en utérus artificiel) de science-fiction, intégrant l’idée du corps comme composante biologique d’un vaste système de communication cybernétique contemporain. Exploitation aussi avec The Millennium Ginseng Project de l’artiste taïwanais Ku Kuang-Yi, une installation art-science qui se penche sur la question de la biodiversité et se lit comme une mise en garde contre la multiplication des récoltes illégales nuisant gravement au développement du ginseng sauvage.
A contrario, The Infection Series de Chuang Chih-wei conçoit la technique comme inséparable de la nature illustrée par la coévolution cruelle de patates douces et de néons froids qui ne peuvent exister l’un sans l’autre. Une œuvre qui est aussi un commentaire d’actualité sur la cohabitation des virus, parasites et autres organismes endémiques et l’humanité.
Cette régulation du vivant techniciste et industrielle qui survit sur le mythe – erroné évidemment – du « coût zéro » de l’exploitation des ressources naturelles, est certainement l’une des erreurs originelles les plus dommageable qui soit pour notre environnement. Ce sont ces mythes d’une croissance infinie, corollaire d’une intervention des « big tech » comme « sauveuses de l’humanité », que souhaite dénoncer le collectif Dinovation.org. Avec Post-Growth Toolkit, ils proposent un serious-game dévoilant des enjeux sinistres. Présentée au 3bisF à Aix-en-Provence, l’exposition interroge les « sensibilités sociétales autour de questions telles que le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité, et leurs multiples conséquences géo-politiques et sociales. »
Ghost (or God) in The Machine ?
Vivre pour toujours, une préoccupation toute humaine, mais pourquoi et comment ? Comme un fantôme au cœur de la société-machine que nous construisons et consolidons malgré-nous tous les jours un peu plus ? Une fois encore la technologie est appelée à la rescousse d’une vie déficiente, tant socialement que simplement biologique. C’est ainsi que l’on sourit à l’ironique Grave de Thierry Fournier, une installation vidéo conçue comme une pierre tombale animée présentée à la Galerie 21Bis d’Aix, qui évoque l’impossible quête de postérité incarnée aujourd’hui par certaines idées transhumanistes (et les réseaux sociaux). Eternité assistée par la technique encore avec Haunted Telegraph, belle évocation de la fascination des être humains pour l’au-delà (et une possible survivance de nos consciences dans « l’après ») par Véronique Béland, une artiste qui s’inspire tout autant des préceptes scientifiques en matière d’ondes électromagnétiques que des expériences spirites de de Thomas Edison et son nécrophone. Une œuvre qui mêle ancien et moderne, où une intelligence artificielle tente d’interpréter des sons dans une scénographie originale qui évoque les séances de spiritisme du 19ième siècle.
Avoir le contrôle, jusqu’au bout. Telle est désormais la préoccupation de beaucoup de nos contemporains dans nos environnements compétitifs et aseptisés. Nos machines, comme le vivant, doivent obéir. A moins qu’ironiquement nos outils se rebellent et inventent de nouvelles façons de nous rendre moins agressifs, moins affairés (et sans doute plus sereins ?). Démonstration de cette tendance avec l’hilarant Howto d’Elisabeth Caravella dont l’installation vidéo se moque gentiment des tutoriels d’entreprises à destination de motion designers fatigués et stressés. Une œuvre que l’on envisage tout autant comme un commentaire humoristique sur notre époque que comme le point final d’une épopée humaine qui devra faire preuve de modestie, d’écoute, de compréhension et surtout, d’humour, pour ne pas que l’aventure tourne au cauchemar.
Retrouvez les œuvres de Chroniques, Biennale des Imaginaires Numériques.