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Covid-19 : la visière, ce tiers-objet

Production de visières au Garage Moderne à Bordeaux. DR.

Julien Goret travaille au Garage Moderne à Bordeaux. Pendant le confinement ils ont coorganisé l’initiative « Visières Modernes ». Julien Goret propose aujourd’hui une réflexion sur le phénomène qui s’est enclenché autour des visières de protection individuelle, revient sur la notion de tiers-objet et appelle à un « Permis de faire » appliqué aux makers.

Correspondance,

Un objet manifeste

Depuis mars, mus par l’évidence d’un besoin, nous produisons tous des visières, masques et autres accessoires. Cette production, on ne peut pas en rendre compte d’un point de vue purement technique.

Sa matérialité ne l’épuise pas, nous avons produit un objet pluridimensionnel, à facettes, c’est à la fois un fait social par les interactions qu’il a créé, un fait industriel unique par la transversalité des méthodes de design qui l’ont rendu possible. C’est aussi un fait sanitaire. Enfin, c’est pour toutes les parties prenantes une expérience de réappropriation par le faire d’une situation qui nous échappait.

Nous avons donc joué en accéléré la partition complète des fondamentaux des « mondes makers » : sociabilité par le faire, production utile, design ouvert et partagé et surtout, (re)construction des acteurs comme sujet par l’agir.

Nous avons pu avancer assez librement jusqu’à présent. Avec en ligne de mire une production à livrer au plus vite, sans s’interdire grand chose et en mobilisant des ressources qui hier nous paraissaient inaccessibles : des bénévoles qui assemblent dans leur salon, des entreprises qui donnent du temps machine, des dons de matière venus d’un peu partout et d’improbables fonds de tiroirs.

Les financements sont venus eux aussi de sources diverses : d’abord la débrouille, puis de l’argent public, et à mesure qu’il se fait rare une participation des bénéficiaires, avec des arbitrages pour continuer à diffuser au plus juste et au plus vite.

Au final nous avons un objet d’économie radicalement mixte, radicalement hybride et donc sans statut ni auteur, c’est ce qui fait son efficacité, mais en même temps, c’est un ovni légal : produit dans un cadre ni professionnel, ni personnel, ni lucratif, ni non-lucratif, ni public, ni privé.

Préparation de visières aux Copeaux en Normandie en avril. Crédit photo : Stéphane Dévé

Des produits hors norme

A mesure que l’urgence fait place à la gestion de crise, l’administration revient et les cadres législatifs régissant les activités de production sont réaffirmés, avec de notables adaptations toutefois. Au début de la crise, chacun comprenait que le paradigme normatif traditionnel, celui des codes, n’était pas assez agile pour faire face, c’est un cadre de temps de paix, qui d’abord prévoit et prescrit des comportements adéquats, puis s’applique aux situations par le contrôle. Au plus fort de la pénurie d’équipements, l’autorité a déménagé, elle est passée de l’AFNOR aux soignants : était aux normes ce que les utilisateurs trouvaient utilisable, et ce que la communauté avait de mieux à partager. Ce renversement est temporaire, et l’urgence s’éloignant, la configuration initiale sera rétablie, mais est-ce souhaitable ?

Un modèle de visière conçu à Bruxelles par un groupe de fablabs, fabriqué à Bordeaux par un imprimeur, assemblé par les utilisateurs :

Des objets hybrides

Nous produirons à l’avenir d’autres objets hybrides, parce que c’est le rôle de nos lieux de fabrique ouverts. Sans cadre adapté nous resterons aux marges, condamnés à produire des prototypes, à produire pour nous mêmes seulement, ou à ne rien produire du tout et à faire de l’animation en imprimant de petites choses en plastique.

L’ensemble des objets iconiques produits et utilisés par les makerspaces sont littéralement et inévitablement « hors norme ».

Plusieurs imprimantes 3D Open source dans un abris de jardin, Bordeaux, 2020.

Bien avant les visières, nous avons créé du lien autour d’objets hors normes : La reprap Prusa Mendel, qui il y a presque 10 ans s’auto-répliquait d’un hackerspace à l’autre, et a connu le succès qu’on sait, n’est pas aux normes. La Kombucha DIY n’est pas aux normes, de même que nos machines-outil de récupération.

Cette crise a mis au jour une contradiction dans le modèle de nos lieux, qui pouvait passer inaperçue tant que la dimension modeste de nos activités la rendait tolérable : Il est impossible d’être un espace public de prototypage, de production et de diffusion d’objets, et en même temps de se soumettre à des démarches d’homologation lentes et coûteuses, conçues pour un monde dans lequel il existe une séparation stricte entre concepteurs, fabricants et utilisateurs. Nous sommes pertinents parce que nous produisons vite et ensemble : la normalisation telle qu’elle existe aujourd’hui prescrit de faire exactement l’inverse.

Permis de faire !

Personne ne souhaite faire n’importe quoi, ni n’appelle à abolir toute norme.

Mais nous ne sommes pas les premiers à revendiquer un Droit adapté à nos temporalités. Le Droit s’écrit de deux manières, il est constitué de codes établis par la représentation politique et ses techniciens, mais aussi de jurisprudences, qui disent son interprétation et dont l’autorité garantit l’égal traitement des justiciables. Le dosage de ces deux composantes du droit varie d’un état à l’autre, d’un sujet à l’autre, il est toujours en débat.

En France, l’une des dernières tentatives de faire bouger ce curseur vient du domaine de l’architecture : il s’agit du Permis de faire, porté dans la loi LPAC par Patrick Bouchain. La lettre de la loi est la suivante :

« A titre expérimental et pour une durée de sept ans à compter de la promulgation de la présente loi, l’Etat, les collectivités territoriales ainsi que leurs groupements et les organismes d’habitations à loyer modéré peuvent demander […], pour la réalisation d’équipements publics et de logements sociaux, déroger à certaines règles en vigueur en matière de construction dès lors que leur sont substitués des résultats à atteindre similaires aux objectifs sous-jacents auxdites règles. […] Il détermine également les conditions dans lesquelles l’atteinte de ces résultats est contrôlée tout au long de l’élaboration du projet de construction et de sa réalisation. » Article 88, Loi LCAP du 7 juillet 2016

La norme ne dit plus « comment » elle donne un objectif et prescrit de suivre une méthode d’analyse. Les moyens peuvent être détournés, ils sont expérimentaux et par définition inattendus, chaque tentative est l’occasion de constituer un nouveau savoir, et en même temps un précédent qui fera jurisprudence.

L’architecture opère dans un environnement normé mais travaille sur de l’existant et souvent avec des procédés « low tech » . C’est un laboratoire de fabrication distribué, de Liverpool à Bordeaux, de l’Alabama à Boulogne-sur-Mer.

L’application de ce texte est plutôt restreinte pour le moment, circonscrite à des problématiques très techniques de sécurité. Sa portée est potentiellement plus importante et il gagnerait à sortir du domaine de la construction.

Appliquée à nos espaces, il ouvrirait un champ de possibilités et entérinerait une exigence qui est déjà la nôtre : réaliser une production d’objets en public, fabriquer un savoir commun et accepter (et encourager) la pluralité des acteurs impliqués dans la chaîne de production : des citoyens aux chercheur, des publics dits « distants » aux ingénieurs.

Nous continuerons à produire des méta-objets, qui ne s’épuiseront pas dans leurs qualités mécaniques, mais seront supports de liens pour les communautés d’acteurs diversifiés qui les produisent, et dont la conception sera l’occasion de la mise en public d’un savoir.

Quand un objet ou une production ont un caractère d’utilité publique, il doit être possible de mobiliser une pluralité d’acteurs et de ressources, sans être rappelé à l’ordre au nom d’un paradigme inadéquat car trop étroit pour la situation. Très concrètement le droit de la concurrence nous permet de produire et commercialiser mais nous interdit d’impliquer des bénévoles. A contrario on peut tout à fait organiser du bénévolat dans un cadre associatif mais dans ce cas, la production est secondaire étant entendu qu’elle n’est pas une fin en soi.

Visières construites au Fablab de Jarry. Crédit Fablab de Jarry

Tolérance versus franchise

On pourrait tout à fait continuer aux marges, dans le champ de la tolérance, mais cela pose la question des responsabilités, qui reposeront toujours in fine intégralement sur ceux qui font.

L’autre possibilité serait, pour nos lieux, de disposer d’une franchise (au sens d’exonération en deçà d’un certain seuil) qui établit expressément qu’étant donné notre activité, jusqu’à certains volumes, et dans la mesure où nous servons une forme souhaitable d’innovation et d’intérêt général, les objets que nous produisons (et les moyens que nous mettons en œuvre à cette fin) sont exonérés de certaines règles, ou du moins sont présumés conformes si, un fois livrés, ils satisfont aux critères de sécurité énoncés par la norme.

Les réglementations concernées sont de deux ordres : les normes relatives aux qualités de l’objet d’une part, et celles liées aux modalités de production.

Pour en revenir au cas des visières EPI (équipement de protection individuelle), ce sont bien sur ces deux axes que les makers sont attaqués aujourd’hui :

– Sur l’objet fini : Beaucoup seraient prêts à respecter la norme COVID 19 EN 166, mais peu peuvent dépenser les sommes nécessaires pour missionner un organisme de certification qui rendra ses conclusions après la fin de la pandémie. En adaptant la procédure du permis de faire, le contrôle aurait pu accompagner la production plutôt que d’attendre qu’elle se conforme à une procédure inapplicable de contrôle centralisé avant diffusion.

– Sur la main d’œuvre, la régulation invoquée derrière l’accusation de travail dissimulé a deux buts : (1) protéger les travailleurs, et dans ce cas on est clairement dans une situation de crime sans victime étant donné qu’à ma connaissance, tous les producteurs de visière se sont eux-mêmes investis de leur mission. (2) Protéger le marché en créant les conditions d’un concurrence libre et non-faussée. Sur un marché sans offre suffisante et qui concerne un bien vital, on peut tout de même se demander si la concurrence est la chose à protéger en priorité. Là aussi, une autorisation dérogatoire, même bornée dans le temps, en volume, même conditionnée au respect de points de design fondamentaux aurait servi l’intérêt général.

Visières au Garage Moderne à Bordeaux. DR.

 

Objet d’intérêt général

De même qu’il existe des associations d’intérêt général, qui permettent d’organiser des activités hybrides pour le bien commun (faire œuvrer ensemble salariés et bénévoles, produire sous un régime lucratif ET non-lucratif), il devrait exister des objets d’intérêt général, inventés collectivement, produits par une diversité d’acteurs et reconnus pour cela malgré (ou grâce à) l’étrangeté des méthodes qui ont permis de les faire advenir.

Cette période spéciale a été un moment de vérité pour les lieux de fabrication ouverte, qui ont su se saisir des enjeux et faire face aux besoins dans les temps grâce à leur capacité de mobilisation d’acteurs hybrides. Cette capacité à mettre en mouvement de la diversité n’est pas utile qu’en période de crise, elle sera appelée à l’avenir à modeler des territoire productifs plus inclusifs.

En savoir plus sur l’Opération Visières Modernes.