Charles Fournier est le Vice-président de la Région Centre-Val-de-Loire en charge de la transition écologique et citoyenne et de la coopération. Makery lui a adressé l’étude Fab City Index afin de recueillir son avis sur les défis auxquels sont confrontés les territoires et les villes autour de la question de la relocalisation de la production. Nous lui avons demandé quelles préconisations il ferait en ce sens aux élus locaux dans la perspective des municipales. Un entretien exclusif pour Makery.
La note de proposition Fab City Index produite par le cabinet Utopies d’accompagnement en transition écologique et commandée par l’association Fab City Grand Paris, propose un calculateur et une méthodologie permettant d’évaluer la capacité des villes à fabriquer ce qu’elles consomment, et ainsi identifier celles qui performent et sous-performent, leurs marges de progression, les grandes tendances actuelles de la micro-fabrication urbaine. A la veille des Elections Municipales 2020, cet entretien avec Charles Fournier Vice-président de la Région Centre-Val-de-Loire pour le groupe écologiste vient compléter l’enquête menée par Makery à partir des enseignements du Fab City Index et aborde les conditions concrètes et in situ du basculement productif et culturel auquel nous invite le concept de « Ville Fabricante ».
Makery : L’étude Fab City Index propose des indicateurs de mesure de l’autonomie productive des territoires, pour le développement de territoires plus fabricants, existe-t-il des outils institutionnels notamment en Région qui a la compétence économique, pour accompagner ce mouvement ?
Charles Fournier : Ce n’est pas encore existant mais en Région Centre-Val-de-Loire nous sommes en train de les inventer. La relocalisation est un enjeu majeur. On l’a abordée jusqu’à maintenant de manière sectorielle. Nous avons travaillé sur des projets de relocalisation avec des Projets Alimentaires de Territoire (PAT) et les Systèmes énergétiques territoriaux. Mais il est certain que nous n’avons pas encore vraiment abordé ce sujet à 360° sur l’ensemble des activités économiques d’un territoire.
Actuellement la dynamique sur laquelle nous nous appuyons pour aller vers cela, ce sont les « Territoires en transition ». Il y en a quelques-uns dans notre région plutôt assez avancés, comme Chateauneuf-sur-Loire en Transition et dans des petites communes comme Reugny en Indre-et-Loire. Ce sont soit des dynamiques portées par des citoyens et acteurs des territoires, soit par les collectivités ou idéalement par les deux de manière articulée. En ce sens nous commençons à regarder l’ensemble de ce qu’il faudrait mettre en mouvement pour relocaliser et réécrire une autre histoire des territoires. Pour réussir, nous avons décidé de réorienter complètement notre outil Oxygene, le « Lab des initiatives de développement local » dans l’accompagnement des transitions des territoires autour de la question de l’ingénierie de la transition. Ce qu’il nous manquait, et c’est là où l’initiative de Fab City est intéressante, c’est de savoir comment nous pouvons mesurer tout cela. Même si je signale qu’il faudrait sans doute parler de « Fab Ruralité », pour voir comment cela fonctionne globalement, parce que le prisme est très urbain à ce jour.
Est-ce que les données du Fab City Index vous paraissent appropriables pour des territoires ?
Concernant le Fab City Index, je n’ai pas encore saisi toute la méthodologie, mais je trouve intéressant de regarder dans un territoire ce que l’on fabrique, d’où vient la matière première, où est-ce que l’on revend et d’identifier finalement le degré de souveraineté territoriale sur les activités économiques. Cela me paraît être un outil très intéressant pour travailler la résilience des territoires. En le découvrant, cela m’a donné envie de dire : comment pourrait-on appliquer dans notre région les mesures de ce degré de souveraineté ? Je préfère d’ailleurs dire souveraineté qu’autonomie, car la souveraineté intègre aussi la maîtrise par le territoire de ses ressources et activités, leur impact, celui intègre donc un enjeu démocratique. Par exemple, on peut être autonome en matière d’énergie parce que tout est produit localement, mais n’avoir aucun contrôle sur cette production et ses effets. Dans une région comme la nôtre, cela veut dire beaucoup de choses. Car une part majeure de notre activité économique est dépendante de donneurs d’ordre extérieurs. La question est de savoir comment reprendre cela en considération en se disant que le modèle se relocalise et se consolide localement. Pour cela, il faut regarder les donneurs d’ordre, les capitaux, comment la valeur ajoutée s’inscrit dans les territoires. Chez nous en matière d’agriculture par exemple, c’est symptomatique, car près de 90% de ce que nous produisons est exporté. Nous sommes sur une grande région agricole mais nous importons du lait car il n’y a pas assez d’élevage. C’est pour cela que l’idée de circuit court prend aujourd’hui une large place dans les questions économiques locales. A ce titre l’idée de micro-usines, micro-fabricants évoquée dans l’étude, la notion de démultiplier l’activité dans les territoires dans une logique d’équilibre et de circuit court, plutôt que de faire une chaîne longue, me paraît extrêmement intéressante.
Le Fab City Index met en avant la performance d’une ville comme Cholet, non loin dans les Pays de la Loire, est-ce que cela vous étonne ?
Je ne connais pas très bien l’agglomération de Cholet. Dans mon idée, Cholet était plutôt un territoire dont la valeur ajoutée des activités partait ailleurs. Après, ce résultat, est-ce le fruit d’une volonté, ou était-ce la seule option possible pour ce territoire ? J’ai vu qu’Orléans et Tours étaient aussi dans le haut du panier. Après dans ces régions, je pense qu’il y a un effet l’idée à l’absence de réelle grande métropole. La logique d’aspiration et de concentration métropolitaine a fonctionné un peu moins qu’ailleurs. Dans les Pays de Loire, Nantes a une histoire industrielle très marquée. Elle a des activités maritimes et un vrai tissu industriel local, ce qui fait que c’est un espace qui résiste très bien.
Les régions ont la compétence économique, mais ont-elles les outils d’ingénierie propres à la relocalisation des activités économiques ?
Il n’y a pas ça en effet, parce que la logique pour le moment de l’accompagnement du développement économique, est celle de l’attractivité et de l’export. Je fais un peu court mais cela donne : nous accompagnons les acteurs pour attirer des entreprises et ensuite les entreprises pour qu’elles aient de la valeur ajoutée. Mais souvent c’est de la valeur ajoutée qui peut partir ailleurs. Il faut aussi avoir à l’esprit que cette question de la relocalisation n’est pas portée par tout le monde. Et pour le moment elle reste assez théorique. On a lancé une expérimentation dans notre région autour de « l’écologie industrielle et territoriale ». Ce sont sept expérimentations sur sept territoires, où à l’échelle de ces territoires on a identifié les synergies possibles entre les entreprises, pour réduire leurs flux de matière, leurs flux d’énergie, d’eau, et voir quelles coopérations elles peuvent avoir entre-elles. On a identifié plus de 1800 synergies possibles entre les entreprises. Ce sont les services qu’elles peuvent se rendre entre elles, la mutualisation de moyens. Cela veut dire du circuit court pour des matières premières, autour de la circularité, parce que les déchets des uns peuvent servir de matières premières pour les autres. Cette expérimentation est assez concluante. Les entreprises n’imaginaient pas ça du tout au départ, mais une fois qu’elles sont dedans, elles sont extrêmement stimulées par cette démarche. On le fait avec la CCI, qui a créé un outil national pour identifier ces synergies, la Chambre des métiers et la CRESS. A présent, à travers notre Cop régionale, on est en train de voir comment passer des synergies aux projets communs. Enfin je pense que parmi les outils qui invitent à développer cette notion de relocalisation, l’écologie industrielle est sans doute l’un des plus intéressants. J’ai plus de doute pour l’instant sur les « territoires d’industrie », dont on aurait pu imaginer qu’ils ouvrent sur ces réflexions. Pour l’instant j’ai l’impression que cela ne s’oriente pas dans une vision soutenable de l’industrie et en empathie avec le territoire. Mais c’est trop tôt pour conclure. En tout état de cause, c’est aussi la question qui devrait être posée, de ce lien direct entre cette activité industrielle et les enjeux de résilience du territoire.
La relocalisation est à l’inverse de toute la tendance de ces dernières décennies, et de la mondialisation, n’y a-t-il pas besoin d’un nouveau modèle industriel pour rendre efficientes ces synergies ?
Ce nouveau modèle, c’est l’économie de la fonctionnalité, ce sont tous les piliers de l’économie circulaire. En fait l’économie circulaire on devrait l’appeler « l’économie relocalisée ». Et en plus elle ne devrait pas être une nouvelle niche dans le monde de l’économie mais la base même de l’économie. Il y a un enjeu assez formidable de formation de tous les développeurs de l’économie, qui je pense n’ont pas intégré toutes ces notions-là à ce jour. On commence à sortir du concept, mais nous ne sommes pas encore dans l’opérationnalité, alors que ces PME-PMI de transformation locale qui vont partir des ressources locales, c’est l’histoire d’avenir. Je pense que le modèle économique qui peut tenir, c’est celui-là, car il n’y en a pas d’autre dans la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui. Par ailleurs, pour les territoires ruraux, ces outils sont vraiment une très bonne hypothèse parce qu’aujourd’hui la logique de concentration et d’aspirateur économique des métropoles a un peu laissé exsangues nos territoires ruraux. La seule approche est de raisonner autour d’une économie relocalisée, d’une agriculture, d’un tourisme plus ancré dans son territoire, de l’ESS dans toutes ses dimensions. Le modèle de développement des territoires ruraux reposera sur cette capacité à faire territoire, aussi en matière d’activité économique. D’où le programme Oxygène, mais aussi « ID en campagne », un dispositif de financement unique en France, permettant d’accompagner des démarches collaboratives dans un territoire et qui s’inscrit dans cette perspective d’ancrage local et de durabilité.
En ce qui concerne les acteurs économiques d’un territoire, n’y a-t-il pas nécessité de les mettre autour de la table pour développer ces synergies ?
Cela commence à exister autour des « territoires d’industrie ». Dans ce dispositif, la démarche est co-animée par un industriel, un élu régional et l’Etat. Donc, dans la gouvernance cette dynamique commence à émerger. Sinon, il y a les « contrats de transition écologique ». Nous en avons deux dans la région. Pour l’instant cela met en valeur ce qui existe déjà, mais cela peut déboucher sur l’idée de « contrat unique de territoire ». Je m’en méfie car il peut s’agir d’une recentralisation. Mais il y a au moins cette idée que toutes les parties prenantes doivent être autour de la table. Quand on travaille au sein de la Cop régionale, c’est vraiment dans cet esprit de mobiliser toutes les parties prenantes. Une COP est une conférence des parties. Nous travaillons aussi avec les acteurs économiques pour les mobiliser et les accompagner lorsque cela est nécessaire dans la bataille contre le dérèglement climatique et autour des enjeux écologiques. Pour le moment ce sont des univers qui ne se croisent pas tant que cela. Ces enjeux mobilisent au-delà des habitudes. Ces sujets rattrapent très fort les entreprises et beaucoup sont volontaires pour travailler à la recherche de solutions. Cela ouvre des espaces de travail inhabituels.
Du 9 au 14 décembre dernier, la COP régionale était organisée en Région Centre-Val-de-Loire en parallèle à la COP25 de Madrid :
Au-delà des nécessités de coopération public-privé, ne manque-t-il pas une culture économique commune entre ces acteurs ?
C’est sûr. Mais il faut aussi faire concorder les temporalités. Avec une entreprise, on ne travaille pas comme avec des institutionnels, avec des longues réunions en journée par exemple. Dans la Cop régionale, nous commençons à réussir cela, car la question climatique affole un peu tout le monde. Après le défi est de savoir faire travailler tout le monde. En ce sens, la question de l’organisation de l’ingénierie de la transition est la clé. Comment on la rend égalitairement accessible, avec qui on l’organise, de quoi on a besoin ? Sur le volet de l’énergie, on a beaucoup développé des conseillers en énergie partagés. Il faudrait des conseillers en transition énergétique. On a vraiment besoin de cette expertise. On est quasiment dans un temps où doit émerger une forme de coaching territorial pour accompagner inconcreto les transformations et permettre les mises en synergie des acteurs. La question est de savoir comment on travaille sur toute la chaîne, de la production jusqu’à à la consommation. Mais bien sûr, là-dessus honnêtement, il y a encore du boulot.
On voit qu’il y a une volonté forte de relocaliser sur la restauration collective, mais la synergie des acteurs paraît encore difficile, comment l’analysez-vous ?
Si on prend l’exemple de la restauration collective, honnêtement nous n’avons pas trouvé les bons outils qui permettent de passer d’une production locale, à la capacité de répondre à la commande de restauration collective. Beaucoup annoncent des chiffres mais quand on regarde de près, ils n’ont jamais d’instruments de mesure réels. On a du « local » mais avec des définitions discutables. Sur ce sujet on avait créé une SCIC régionale mais cela n’a pas marché. Nous sommes revenus à du soutien d’outils territoriaux, qui mettent en lien les producteurs et les établissements directement, avec le dispositif « A vos idées » notamment un projet qui s’appelle « Cagette et Fourchette ». C’est une approche qui facilite la réponse aux commandes des établissements. En gros, il y a une seule facture et c’est de la mise en relation. Sans cela, en général un nouvel intermédiaire prend sa part et ça ne marche pas très bien. En région Centre Val-de-Loire, nous avons enfin un outil de mesure concret dans nos établissements scolaires, pour mesurer la part locale de la consommation. Mais à ce jour, beaucoup de statistiques sont du cinéma. Quand on dit qu’on est à 20 ou 30%, c’est souvent déclaratif et sans système de contrôle. Les progrès se font mais tout cela ne va pas assez vite. Il y a d’abord tout un travail à faire sur le fait de former les cuisiniers et commander autrement. On a progressé là-dessus. Ensuite il faut organiser le lien entre les producteurs et les économes pour les commandes. La question maintenant, c’est comment nous évitons de recréer des circuits longs, avec des intermédiaires. Il faut de l’intermédiation et pas un intermédiaire qui se sert au passage et réduit la marge du producteur et impacte le prix. Cela reste difficile à faire parce que nous avons construit d’énormes établissements publics et scolaires qui sont comme de grosses usines. Maintenant on veut réinventer les circuits courts, ce qui n’est pas simple car il faut massifier ces circuits courts et répondre à une demande en augmentation. Pour cela, il faut des groupements d’achat, des magasins de producteurs. Tous ces outils aideront à organiser la distribution locale.
Cagette et Fourchette, reportage Oxygène :
Après, il y a un distinguo à faire entre circuits courts et circuits de proximité. Le circuit court est un circuit sans intermédiaire, mais cela peut venir de loin. Et le circuit de proximité, cela vient de près, mais cela n’exclue pas forcément les intermédiaires. Ce qu’il faudrait ce sont des circuits courts et de proximité à la fois. C’est cela qui est complexe. Dans l’intermédiation, il peut y avoir du gain économique mais pour cela il faut presque réorganiser des marchés locaux. Aujourd’hui on est inscrits dans des marchés nationaux et mondiaux. En ce sens, les monnaies locales sont un instrument intéressant. Elle ne règle pas tout mais l’exemple du WIR en Suisse est intéressant. C’est une monnaie inter-entreprise qui sert beaucoup en période de crise. Elle a été inventée au moment de la crise de 29 et permet de redynamiser les échanges locaux entre entreprises quand cela ne va pas bien. Je pense qu’il y a des enseignements à tirer de cela car c’est une monnaie qui recréé de l’ancrage local. En attendant, la question alimentaire est en effet l’un des sujets sur lesquels tout le monde a envie d’avancer et qui est démonstrateur de la complexité de la relocalisation des activités.
Si vous aviez un message à faire passer aux élus et aux acteurs avant les élections municipales sur ces questions sur la Ville et le Territoire fabricant ?
En fait nous avons tous les ingrédients, mais il faut passer à une étape supplémentaire, qui est l’appropriation politique de tout cela. Le sujet est de voir comment cela raisonne positivement pour les élus locaux. Aujourd’hui ils n’imaginent pas comment ils peuvent être des chefs de file parce que le développement économique est la compétence des régions. Les intercommunalités ont l’immobilier d’entreprise, donc il y a un couple Région-Intercommunalités à renforcer pour accompagner les transitions et la relocalisation. Le sujet de la relocalisation monte un peu sur l’alimentation à travers les Projets alimentaires de territoires (PAT). Des territoires sont en train d’installer des Conseils locaux de l’alimentation, dans lequel nous retrouvons tout le monde ; la grande distribution, les producteurs, les paysans, les consommateurs, et où nous travaillons sur : comment on relocalise ? Mon invitation aux élus serait donc de s’inscrire dans des démarches comme celles-là, de porter cette idée que l’on ne va pas y arriver tout seul, qu’il faut bien créer des espaces où l’on va opérationnellement travailler sur ces dimensions de relocalisation. Cela peut aussi se faire sur l’énergie et plus largement sur toutes les activités économiques. Par exemple, pour que les citoyens s’impliquent nous venons de créer un dispositif de soutien à la production d’énergie. Quand un citoyen met un euro dans un projet, nous mettons un euro en face. Nous nous sommes ainsi fixés une règle dans le SRADDET (Schéma Régional d’Aménagement et de Développement Durable du Territoire), que 15% de la production de l’énergie sur le territoire sera faite par des citoyens et des acteurs locaux, des collectivités, des entreprises locales. L’idée est de fixer par le haut une règle et de se dire : il faut aller par là. Autour de ces invitations, il y a plein de choses à explorer.
Le message en clair : nous devons dépasser la logique d’attractivité pour préférer celle de la relocalisation, de la meilleure intégration de l’activité économique dans et pour son territoire. C’est le circuit court, la circularité et tout ce qui conduit à la résilience des modèles et des territoires, dans un contexte de profonds dérèglements et d’épuisement de nos ressources. Et ces changements ont besoin d’animation, de capacité de pilotage et de mesure. C’est là où se situe tout intérêt de l’idée des « territoires fabricants ».
Le site de la COP Régionale Centre-Val-de-Loire.
Retrouvez l’enquête de Makery et l’étude « Fab City Index France : vers des villes plus fabricantes » sur le site du Think Tank Utopies.