Le Centquatre à Paris accueille pour la quatrième fois l’exposition principale de la Biennale des arts numériques Némo de la Région Ile-de-France. Et nous demande si « Jusqu’ici tout va bien ? »
Avec cette quatrième exposition au Centquatre, la Biennale Némo et les commissaires Gilles Alvarez et José-Manuel Gonzalvès poursuivent leur exploration des relations homme/machines.
Après Troublemakers – une invitation au dérèglement poétique des sens – après Les Faits du Hasard – qui imaginait des interactions joliment accidentelles entre l’homme et la machine – la tonalité devient métaphysique : Jusqu’ici tout va bien ? questionne le post-humain.
Les objets ne se contentent plus de prendre vie comme dans l’édition Prosopopées de la Biennale – on se souvient des exosquelettes de Bill Vorn qui agissaient les participants dans une rythmique brutale – ils fonctionnent cette fois en réseau et en autonomie souveraine après la disparition de tout participant…
Conçu par ses deux curateurs comme un musée abandonné à la solitude des machines, Jusqu’ici tout va bien ? suggère plusieurs scénarios ou récits fictionnels possibles de notre disparition au profit des machines.
Time Capsule
L’exposition se lit comme une « capsule de temps » : un archivage d’objets et d’artefacts représentatifs de l’Anthropocène et susceptibles de donner sens à son dépassement dans une « archéologie du futur ».
Le visiteur est mis sur cette voie par l’écoute qui lui est proposé, dans un canapé jauni, du célèbre Voyager Golden Records : un disque compilant une vaste collection de sons – du bruit du vent aux cris d’un enfant – d’extraits de textes et de musiques – de Johnny B. Goode aux chants aborigènes – embarqué par la NASA à titre de « bouteille à la mer interstellaire » dans les deux sondes Voyager en 1977 à l’adresse de possibles extraterrestres…
La suite du parcours nous montrera que les bouteilles jetées à la mer sont en général « le symptôme de temps catastrophés sinon catastrophiques » comme le signalait Michel Foucault (Cité par Xavier Boissel dans Capsules de temps. Vers une archéologie du futur, Inculte, 2019).
Saut darwinien dans « la vallée de l’étrange » ?
Dans la lignée de pans entiers de la SF, plusieurs œuvres nous suggèrent une première version de la « catastrophe » : un cas unique d’extinction volontaire d’une espèce, entraînée par son « accablant désir de machines » – selon l’expression de Jean-Marie Besnier (Demain les posthumains, Hachette Littérature, 2009) – jusqu’à créer de toute pièce de nouvelles formes de vie cybernétiques appelées à lui succéder.
Après avoir externalisé sa mémoire, innerver d’intelligence les circuits imprimés de ses avatars, leur avoir appris à susciter des émotions et les avoir mis en réseau, l’homme a préparé sa perte.
La vallée de l’étrange théorisée par Masahiro Mori, désigne cette relation ambiguë que nous entretenons avec les androïdes. Faite de désir mimétique, de projection et de répulsion.
« A quoi suis-je bon moi-même ? » nous demande accablé Martin Backes à l’écoute de What Do Machines Sing Of ? son simulacre auditif et artificiellement émouvant d’êtres humains chantant des chansons pop des années 90 pour l’éternité…
SEER de Takayuki Todo illustre également cette idée en révélant l’empathie étonnante avec laquelle l’homme se projette dans un robot anthropomorphique, et semble se laisser passivement piéger dans l’interaction.
Son « Robot Simulateur d’Expression Emotionnelle » est une tête humanoïde crée en 2018 avec une imprimante 3D, qui analyse l’expression du visiteur et parvient sans mal à le troubler en retour par sa variété d’expressions du regard.
Cette projection suspecte est plus fortement encore révélée par Justine Emard à travers sa captation – entre attraction et répulsion – des interactions entre Miraï Moriyama et le robot Alter.
Ce robot est animé par une forme de vie primitive basée sur un système neuronal d’intelligence artificielle programmé par le laboratoire de Takashi Ikegami (Université de Tokyo).
Son dialogue avec Miraï Moriyama n’évite pas certains accès de violence, provoquant l’agacement de l’alter ego humain : marque annonciatrice de la tension contenue dans les relations hommes-machines.
L’essaim autonome de nano-robots de So Kanno (Lasermice), qui ne révèlent leur fonctionnement interdépendant et synchrone qu’à la faveur de soudaines apparitions de lasers géométriques, renforce cette dernière idée d’une possible émancipation machinique face à un créateur devenu dispensable.
Crash narcissique ?
Plusieurs artistes suggèrent une autre piste : l’humain serait mort englué dans son narcissisme anthropocentré.
Dans cette version, nul dépassement dans un nouveau stade de l’évolution. Juste l’abrutissement coupable et l’abandon extatique au lâcher prise évoqué par l’installation immersive d’Alexander Schubert : une néantisation dans les stroboscopes, les fumigènes et un son de rave-party.
Ces artistes ne parlent plus de post-humain ou d’avènement d’une nouvelle ère mais d’accident post-industriel et d’aveuglement.
L’homme aurait disparu faute d’avoir été capable d’anticiper le point de non-retour symbolisé spectaculairement dans l’allée centrale du Centquatre par Canto V d’Arcangelo Sassolino : une énorme poutre suspendue soumise à la pression d’un piston industriel, la tordant dans un mouvement de va-et-vient continu, à la limite du point de rupture.
Comme le rappelle Maarten Vanden Eynde avec The Great Decline, seuls les virus et les bactéries poussent le vice d’une destruction inconsciente de leur environnement jusqu’à s’auto-détruire.
Timothée Chalazonitis se charge d’évoquer cet aveuglement avec son Cimetière du réconfort. Un mausolée cynique, gravant sur des pierres tombales les expressions communes énoncées pour éviter de faire face à une réalité désagréable : « Ça va aller », « Ne t’en fais pas », « Tout ira bien »…
Dans cette lecture du narcissisme contemporain, la Dream-Machine de Brion Gysin vire au cauchemar, dans un carrousel de Selfies hallucinatoires, que le Projet Eva décrit comme « l’expérience ressentie d’une petite mort rappelant la vacuité de l’existence en ligne. Vous êtes encapsulés et le monde numérique tournoie autour de vous.»
L’impressionnante et cinématographique installation de voitures défoncées de Paul Duncombe signe l’effondrement post-industriel qui suit cet aveuglement.
Fabien Léaustic lui répond en écho avec une installation au son hypnotique – La Terre est-elle ronde ? – qui nous engloutit dans le raz de marée étonnamment sensuel d’une coulée de boue de forage de l’industrie pétrochimique…
Reste alors à Krištof Kintera le soin d’enfoncer ce clou thématique avec sa pyramide spectaculaire de piles usagées, justement intitulée Out of Power Tower.
Pauvreté des traces, persistance du vivant
L’atelier 4 – crépusculaire – pose la question propre à toute Time Capsule : quelles traces méritent d’être conservées pour nous rendre justice post-mortem ?
Vladimir Abith propose cyniquement une série de gravures sur grès « de pictogrammes d’un réseau populaire connu à l’époque sous le nom d’Internet ».
Thomas Garnier nous surprend par un travelling automatisé dans les entrailles d’une ville-maquette. Dispositif en trompe-l’œil évoquant les Ghost Cities, édifications de « ruines instantanées », délire contemporain de constructions hors-sol et dévitalisées.
Au son de la belle mélopée funèbre d’un orgue agi par une machine de ventilation pulmonaire signée Michele Spanghero – Ad lib. – Maarten Vanden Eynde achève alors Sapiens Sapiens.
Ci-gît devant nous Homo Stupidus Stupidus, squelette humain démantibulé et ré-agencé de manière aléatoire pour l’humilier.
Son anthropocentrisme et sa superbe soudainement gaufrés à plat sur son socle, tel un monstre absurde…
Pointe alors, comme une bouffée d’air frais, une hypothèse Gaïa avec la présentation du projet Global Seed Vault : chambre forte souterraine sur l’île norvégienne du Spitzberg, conservant dans un lieu sécurisé plus d’un million de graines à ce jour de toutes les cultures vivrières de la planète et préservant ainsi sa diversité génétique.
Cette promesse intacte d’une issue végétale est illustrée par l’œuvre vidéo de Momoko Seto – Planet Z – symbolisant le cycle rassurant – et parfaitement indépendant de notre présence – de la croissance des feuilles et des champignons, de l’apparition du moisi, prélude à un nouvel épanouissement…
Prolongeant cette hypothèse Gaïa d’une survivance du végétal et des micro-organismes, Unearth/Paleo-Pacific de Shun Owada nous accorde une pause mystique à l’écoute du « son spatialisé extrêmement subtil de la fossilisation du fusulina, petit organisme marin qui a disparu lors de la plus grande extinction massive il y a 250 millions d’années ».
L’exposition accueillera huit nouvelles œuvres à compter du 13 décembre. Huit nouveaux récits possibles d’une vie « embarquée dans un nouvel esquif » selon la belle image de Jean-Michel Truong (Totalement inhumaine, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001).
Exposition visible au Centquatre jusqu’au 9 février 2020.