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De la mini-FM au radio-art, les bonnes ondes de Tetsuo Kogawa

Tetsuo Kogawa © Tetsuo Kogawa / UV éditions

Le 25 avril, la Gaîté lyrique accueillera Pali Meursault et les éditions UV pour une présentation de leur nouvel opus, l’anthologie « Radio-art » du pionnier de la création mini-FM, Tetsuo Kogawa.

Précurseur des radios libres de la « mini-FM » japonaise dans les années 1980, théoricien et activiste, créateur de circuits électroniques partagés dans le monde entier, Tetsuo Kogawa est aussi l’inventeur du « radio-art » : une pratique performative qui se détourne de la question des contenus radiophoniques pour s’intéresser au phénomène électromagnétique des ondes, à la possibilité de les sculpter, de les rendre tangibles. Beaucoup ont profité des fruits de ses recherches et parfois sans le savoir : ses créations électroniques et ses textes ont tant été partagés, repris ou commentés qu’ils ont contribué à alimenter la culture commune de la génération actuelle des expérimentateurs sonores et des hackers, des penseurs de la radio, des médias et des mondes numériques.

Lors de la rencontre organisée le 25 avril à la Gaité lyrique, Pali Meursault, coordinateur de l’édition, et Anne Zeitz, maître de conférences à l’Université Rennes 2, reviendront sur cette histoire radiophonique et la manière dont elle peut nourrir la réflexion actuelle sur les médias Do-It-Yourself et la création sonore. Les discussions seront suivies d’une performance de Tetsuo Kogawa streamée depuis Tokyo, puis d’un concert de Nicolas Montgermont et Pali Meursault, construit à partir de signaux radiophoniques captés dans la Gaîté lyrique.

© Tetsuo Kogawa / UV éditions

Le cœur de l’édition anthologique Radio-art accueille le récit autobiographique Akiba, la dernière publication de Kogawa dans laquelle il revient sur son itinéraire d’enfant passionné d’électronique dans le Tokyo de l’après-guerre, sur le mouvement des radios libres japonaises et l’invention d’un nouvel art des ondes électromagnétiques. Autour de ce récit personnel, Pali Meursault propose les manifestes les plus importants écrits par Tetsuo Kogawa, un entretien inédit avec Félix Guattari, et des contributions originales de J. Duncan et Elisabeth Zimmermann. Morceaux choisis.

«Passage vers l’oubli», p. 57

« Dans les années 1980, je me suis trouvé être l’un des créateurs du mouvement mini-FM. Le transmetteur que nous utilisions avait à peine plus de portée qu’un micro sans fil. J’avais malgré tout dû le fabriquer par moi-même, parce qu’il s’avérait impossible de couvrir les 4 ou 500 mètres autorisés par la loi avec le matériel disponible dans le commerce. Je suis donc retourné à Akiba. Puis j’y suis retourné un nombre incalculable de fois, on me demandait même d’y trouver de quoi fabriquer des antennes (alors que les antennes FM manufacturées, elles, marchaient très bien). En retrouvant Akiba, je réalisai à quel point les changements s’étaient amplifiés au cours de la décennie précédente.

« La multiplication des magasins d’informatique sautait désormais aux yeux. Malgré tout, on y trouvait aussi, plus discrètes, de nouvelles boutiques de matériel en vrac, offrant quantité de circuits imprimés ou de modules hybrides pour une centaine de yens. Ces composants, qui permettaient nombre d’applications spécifiques, étaient abandonnés au second marché par les fabricants en cas de sur-stock ou de mise à jour de leurs modèles. Certains portaient la mention « banni à l’export par le COCOM ». Puis les mentions disparurent avec l’effondrement du mur de Berlin. C’est en traînant dans l’une de ces boutiques que j’eus l’inspiration d’une sorte d’art high-tech. Le moment était venu que mon goût passé pour la radio Do-It-Yourself rejoigne mes aspirations culturelles plus récentes. En travaillant sur la mini-FM pendant plusieurs années, j’avais progressé dans ma maîtrise des conceptions techniques et je finis par initier des « conférences-performances », faisant la démonstration du processus complet de fabrication de transmetteurs. Akiba continua d’être le lieu incontournable où me mettre à l’affût de nouveau matériel et de nouvelles idées. »

«Performance au fer à souder», p.92

« La fabrication ou l’utilisation d’un transmetteur peut être une forme d’art, à condition de ne pas le considérer comme un outil de communication, mais comme quelque chose qui canalise l’expression et l’émotion. Et de la même manière, pourquoi ne pas considérer la soudure comme une forme d’art elle aussi ?

« C’est au début des années 1980 que j’ai eu l’idée d’un « soldering-art », en assistant à une performance dans laquelle étaient utilisés des capteurs de lumière et de chaleur. Je me dis que je pouvais moi aussi proposer quelque chose de performatif et improvisé, en réalisant la fabrication d’un émetteur en public plutôt que d’en utiliser un déjà monté. Le résultat dépassa mes espérances. Les retours furent très positifs et cette première performance conduisit à de nombreuses découvertes. Je reçus notamment des compliments de la part de gens qui n’avaient jamais vu de travail au fer à souder. Je soudais depuis longtemps, mais je n’étais pas vraiment un virtuose, loin des véritables maîtres qu’étaient les ingénieurs radio pendant la période des lampes. À cette époque, toutes les étapes se faisaient avec de la pâte à souder, qui faisait « shhhhaaahhh » lorsqu’on la faisait fondre, j’aimais beaucoup ce son. De plus, l’étain faisait alors une fumée beaucoup plus épaisse, qui a disparu avec les produits décapants insérés dans les fils d’étain d’aujourd’hui. La soudure était donc déjà devenue moins spectaculaire, mais pour qui ne l’avait jamais vu, regarder l’assemblage se faire sous la ligne de fumée blanche du fer pouvait être captivant. »

Junk shop © Tetsuo Kogawa / UV éditions

«Junk-shop», p. 99

« Des boutiques comme Kokusai Musen, qui ne prenaient jamais la peine de nettoyer les composants usagés avant de les mettre en rayon, constituent selon moi l’archétype du junk-shop. Mais on peut dire que Akizuki Densyo en était un aussi, alors qu’on n’y trouvait pas de produit d’occasion. En somme, tous les magasins d’électronique d’Akiba qui gardaient un soupçon de l’atmosphère du marché aux puces pouvaient être qualifiés de junk-shops, y compris les magasins d’informatique qui vendaient des vieilleries à côté des produits neufs.

« Avec la croissance économique et le changement d’orientation d’Akiba, les bazars de la première génération ont rapidement disparu. Ils furent remplacés par des détaillants de produits manufacturés en masse, au service d’une clientèle nouvelle à Akiba, qui n’avait aucun intérêt pour l’électronique DIY. Pour un temps, Akiba s’éloigna de ses origines, et pris pour fer de lance l’électronique grand public. Le quartier se fit plus propre, l’obscurité et le mystère qui lui tenaient lieu d’entrailles semblaient bel et bien avoir disparu. Heureusement, le boom informatique fit renouer Akiba avec son atmosphère d’origine. Beaucoup de ces boutiques de PC avaient ce même air louche. Un de ces magasins ouvrit au dernier étage d’un immeuble. Il fallait grimper de longs escaliers étroits et traverser un labyrinthe de couloirs et d’étages pour y parvenir. Les ordinateurs et les périphériques s’installèrent aussi dans des arrières-cours miteuses, en comparaison desquelles les rayonnages impeccables des grands magasins d’électronique avaient l’air de décors en plastique. »

Workshop à Bruxelles en 1998. © Tetsuo Kogawa / UV éditions

«Où se retrouvent les ombres», p. 107

« Vers 1998, Akiba connut d’importantes transformations structurelles, d’une ampleur comparable aux changements induits par l’arrivée des détaillants d’électronique manufacturée, et tout aussi susceptibles de bouleverser les traditions uniques du quartier.

« Après la disparition rapide des magasins de composants radio, les boutiques de dõjinshi et les restaurants fleurirent dans les environs, au point qu’il sembla que le quartier électronique allait bel et bien dépérir. Lorsque l’on visitait le marché situé sous le pont de chemin de fer, à côté du Musée des Transports, l’avenir du quartier semblait effectivement ne faire aucun doute. Ce lieu, si vivant durant mon enfance avait possédé, jusque dans les années 1960, la plus grande sélection de composants électroniques haute-fréquence qu’on pouvait imaginer. Je ne manquais jamais de le visiter à chaque fois que je me rendais à Akiba. Puis les composants DIY disparurent des étagères, même dans les magasins de vrac.

« Je me rendis un jour à Akiba pour y acheter de ces petites bobines que j’utilisais pour les émetteurs. J’avais besoin de reconstituer mon stock en prévision d’un workshop à l’étranger. En arrivant, je découvris que les comptoirs DIY s’étaient réduits à pas grand-chose, quand ils n’avaient pas simplement disparu. Les boutiques qui offraient auparavant une grande sélection de pièces n’avaient plus que quelques restes en désordre au fond d’un tiroir poussiéreux. Il me sembla urgent d’accumuler des réserves de composants avant qu’ils ne soient totalement épuisés. Bien sûr, j’aurais pu me tourner vers Internet, mais ça n’aurait pas été la même chose. Tenir un composant en main et le vérifier avant de l’acheter c’est un peu comme choisir ses fruits et légumes frais au marché. »

© Tetsuo Kogawa / UV éditions

«Corps et machine», p. 125

« À l’époque où la construction de radios est devenue mon principal centre d’intérêt, les kits n’existaient pas encore. Les composants devaient être montés sur un châssis d’aluminium, à travers des trous qu’il fallait percer soi-même. Pour faire un trou large, je devais en percer un petit puis l’élargir à la lime. Lorsque tous les perçages étaient finis, les composants pouvaient être soudés. Cela demandait beaucoup plus de concentration que pour monter un PC. Cette dernière activité s’apparente davantage à jouer avec des briques Lego, en utilisant un tournevis classique pour assembler quelques blocs préparés. Au début de ma dernière année d’école primaire, ma chambre ressemblait à un atelier. Par la suite, je me suis davantage intéressé à transmettre des ondes plutôt qu’à les recevoir, et ma chambre est devenue une cabine de transmission. Il ne s’y trouvait qu’une poignée de livres et de magazines – tous consacrés à la communication sans fil – et je suppose que mon attachement émotionnel aux machines trouve là ses racines. Je trouvais beaucoup plus facile de lire des diagrammes électroniques que de la littérature. Je n’étais pas bon en maths, mais je savais calculer le nombre de spires d’une bobine. Je ne m’intéressais pas vraiment aux matières scolaires, mais j’avais une motivation sans borne pour progresser dans mon propre domaine.

« Si j’avais été plus jeune d’une ou deux générations, on m’aurait appelé un hikikomori – le terme pour qualifier les individus qui renoncent à la vie sociale. Heureusement pour moi, ce « syndrome » n’existait pas encore, et mon caractère anti-social, le fait que je passais la majeure partie de mon temps dans ma chambre, ne suscitait pas tellement de critiques. Aucun de mes camarades de classe ne partageait mes préoccupations, je passais donc davantage de temps avec des adultes dans des boutiques radios. »

© Tetsuo Kogawa / UV éditions

«Avec les mains», p. 137

« À l’époque des radios libres, et avant que des émetteurs mini-FM ne deviennent disponibles dans le commerce, on m’a beaucoup sollicité pour en fabriquer ou organiser des ateliers de pratique. J’avais construit des radios depuis l’enfance, mais dans ma trentaine et ayant choisi les arts comme principal sujet d’étude, il m’a fallu un temps d’adaptation avant de me remettre à l’ingénierie radiophonique. J’ai dû m’efforcer d’affûter mes compétences avant de me sentir suffisamment en confiance pour transmettre cette pratique. Reprendre l’électronique a été un choix salutaire : en 1992, ce fût la raison de mon invitation au Banff Center for the Arts au Canada. Depuis 1984, j’avais déjà créé diverses performances qui impliquaient la fabrication d’équipement électronique, mais elles reposaient toujours largement sur le fait d’aboutir à l’utilisation de signaux. Dans mon esprit, la fabrication n’était qu’un moyen en vue d’une fin. L’idée de travailler sur le processus de fabrication lui-même était un peu déstabilisant, mais au fond c’était exactement ce que je souhaitais. »

La couverture de « Radio-art » © A. Woodward/Arika/UVéditions

Radio-art, de Tetsuo Kogawa, ed. Pali Meursault, 312 pages / 110 illustrations, éditions UV, avril 2019.

Présentation de Radio-art, de Tetsuo Kogawa, le 25 avril à la Gaîté lyrique.